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LE PRINCIPE D’UNITE DE JURIDICTIONS ET DE SEPARATION DES CONTENTIEUX

L’analyse de l’implication de la réforme judiciaire du 16 novembre 1965 et du critère organique de compétence des cours consacré par l’article 7 C. P. C. a donné lieu à différentes lectures de la volonté du législateur. Les opinions en présence peuvent être présentées comme suit :

- Certains auteurs considéraient que la démarche algérienne n’avait réalisé qu’une apparente unité qui cachait en fait un dualisme juridictionnel. C’est le point de vue exprimé par Henri FENAUX qui estimait qu’ « en ce qui concerne

l’organisation elle-même, rien n’ait changé en matière administrative, sauf les noms des juridictions »300.

- D’autres estimaient que l’organisation interne de la Cour et de la Cour suprême constituait un aménagement purement fonctionnel. Il n’aboutissait pas d’après eux à une autonomie des chambres. C’est la position du Garde des Sceaux Mohamed BEDJAOUI (ministre de la justice en 1963). Cette thèse était partagée par Ali SALAHEDDINE301.

300

- H. FENAUX, Eléments du droit judiciaire algérien, op.cit., p. 513.

301 - A. SALAHEDDINE, en réponse à H. FENAUX : « Il est pourtant évident que des

divisions d’ordre intérieur créées par un texte d’application ne sauraient s’ériger en juridictions distinctes contrairement au principe de l’unité hautement proclamé par le législateur et qui constitue l’un des piliers de la nouvelle organisation judiciaire. En réalité les sections des tribunaux, de même que les chambres des cours ne sont que de simples divisions internes prévues pour une meilleure organisation du travail. Aucune incompétence ne résulte de l’introduction d’une instance devant une section ou une chambre autre que celle qui doit normalement en connaître. La cause est alors renvoyée devant la section ou chambre compétente par une simple mesure d’administration tandis que l’incompétence d’une juridiction est toujours sanctionnée par une décision judiciaire par laquelle la juridiction se

148

- Enfin une troisième thèse, plutôt conciliatrice des deux premières, a été exprimée par A. MAHIOU. La position de cet auteur procède d’un rapprochement entre l’aspect organique et l’aspect fonctionnel de l’organisation juridictionnelle en matière administrative. Il pensait que si au plan organique, il y avait bien unité de juridictions, au regard de la procédure et du droit applicable au fond, la chambre administrative se singularisait par sa spécificité fonctionnelle et l’on peut parler alors de séparation des contentieux.

Cette opinion qui n’est en fait qu’une interprétation parmi d’autres, a connu une grande fortune302 à telle enseigne que l’organisation judiciaire algérienne a été qualifiée quasi-officiellement de système “d’unité de juridictions et séparation de

déclare incompétente » ; A. SALAHEDDINE, De quelques aspects …, op.cit. p. 438. – Un

point de vue analogue, mais plus récent, cf. :

-ﺭ . ﻰﺴﻴﻋ ،ﺭﻭﻜﺫﻤﻟﺍ ﻊﺠﺭﻤﻟﺍ ، . 76 ؛ -ﻡ . ﺏﻭﻬﻴﺸ : ﺉﺩﺎﺒﻤﻟﺍ ﺔﻤﺎﻌﻟﺍ ، ﻲﻨﺎﺜﻟﺍ ﺀﺯﺠﻟﺍ ،ﺭﻭﻜﺫﻤﻟﺍ ﻊﺠﺭﻤﻟﺍ ، . 192 ﻡﻗﺭ ﺵﻤﺎﻬﻟﺍ ﻭ ) 1 .(

- Il est permis d’observer que si l’opinion de A. SALAHEDDINE peut bénéficier d’une indulgence du fait de sa contemporanéité avec la réforme, celles de R. AÏSSA et M. CHIHOUB sont assez surprenantes. Ces deux auteurs ne pouvaient ignorer l’argumentation de la Chambre administrative dans l’affaire C. S. 12 juill. 1968, O. P. d’H. L. M. (supra, chap. 2, p. 76 et s.).

– L’aménagement purement fonctionnel des juridictions n’est vrai que pour le Tribunal :

Cf. J. LAPANNE-JOINVILLE, ORGANISATION & PROCEDURE JUDICIAIRES, T.1, op.cit., p. 103. – Egal. : ﻡﻗﺭ ﻑﻠﻤ ،ﺎﻴﻠﻌﻟﺍ ﺔﻤﻜﺤﻤﻟﺍ 51730 ﺦﻴﺭﺎﺘﺒ ﺭﺍﺭﻗ ، 2 ﺭﺒﻭﺘﻜﺃ 1988 ﺔﻴﻀﻗ ، ) . (. )/ . (. ﺍ ﺔﻠﺠﻤﻟﺍ ؛ ﺔﻴﺌﺎﻀﻘﻟ ﺔﻨﺴﻟ 1990 ﺩﺩﻌﻟﺍ ، 3 ﺹ ، . 98 : » ﻲﻫ ﻭ ،ﻡﺎﻌﻟﺍ ﻥﻭﻨﺎﻘﻟﺎﺒ ﺔﺼﺎﺨﻟﺍ ﺔﻴﺌﺎﻀﻘﻟﺍ ﺕﺎﻬﺠﻟﺍ ﻲﻫ ﻡﻜﺎﺤﻤﻟﺍ ﻥﺃ ﺍﺭﺭﻘﻤ ﻥﺎﻜ ﻰﺘﻤ ﺔﻴﺭﺎﺠﺘﻟﺍ ﻭ ﺔﻴﻨﺩﻤﻟﺍ ﺎﻴﺎﻀﻘﻟﺍ ﻲﻓ لﺼﻔﺘ ﻲﺘﻟﺍ ... ﻉﻭﺭﻔﻟﺍ ﻥﺈﻓ ، ﻻ ﻱﺭﺍﺩﺇ ﻡﻴﻅﻨﺘ ﻻﺇ ﻲﻫ ﺎﻤ ﻡﻜﺎﺤﻤﻟﺍ ﺽﻌﺒ ﻯﺩﻟ ﺓﺩﻭﺠﻭﻤﻟﺍ ﻪﻠﺤﻤ ﺭﻴﻏ ﻲﻓ ﻥﻭﻨﺎﻘﻟﺍ ﻕﻴﺒﻁﺘ ﻲﻓ ﺄﻁﺨﻟﺎﺒ ﻪﻴﻓ ﻥﻭﻌﻁﻤﻟﺍ ﺭﺍﺭﻘﻟﺍ ﻰﻠﻋ ﻲﻌﻨﻟﺍ ﻥﺈﻓ ﻡﺜ ﻥﻤ ﻭ ،ﻲﻋﻭﻨﻟﺍ ﺹﺎﺼﺘﺨﻻﺎﺒ ﻪﻟ ﺔﻗﻼﻋ ﻪﻀﻓﺭ ﻥﻴﻌﺘﻴ ﻭ « . ﻡﻗﺭ ﻑﻠﻤ ،ﺔﻴﺭﺤﺒﻟﺍ ﻭ ﺔﻴﺭﺎﺠﺘﻟﺍ ﺔﻓﺭﻐﻟﺍ ،ﺎﻴﻠﻌﻟﺍ ﺔﻤﻜﺤﻤﻟﺍ 54288 ﺦﻴﺭﺎﺘﺒ ﺭﺍﺭﻗ ، 19 ﻱﺭﻔﻴﻓ 1989 ، ) . (. )/ ﺩ ﻕﻴﺭﻓ ( ﺔﻨﺴﻟ ﺔﻴﺌﺎﻀﻘﻟﺍ ﺔﻠﺠﻤﻟﺍ ؛ 1990 ﺩﺩﻌﻟﺍ ، 4 ﺹ ، . 108 : » ﺹﺎﺼﺘﺨﺍ ﺎﻬﻟ ﺔﻴﻨﺩﻤﻟﺍ ﺔﻤﻜﺤﻤﻟﺍ ﻥﺃ ﺙﻴﺤ لﺒ ﺎﻴﻋﻭﻨ ﺎﺼﺎﺼﺘﺨﺍ ﺩﻌﻴ ﻻ ﻡﻜﺎﺤﻤﻟﺍ ﺽﻌﺒ ﻯﺩﻟ ﺔﻴﺭﺎﺠﺘﻟﺍ ﻉﻭﺭﻔﻟﺍ ﺽﻌﺒ ﺀﺎﺸﻨﺇ ﻥﺃﻭ ﺔﻴﺭﺎﺠﺘﻟﺍ ﻭ ﺔﻴﻨﺩﻤﻟﺍ ﻯﻭﺎﻋﺩﻟﺍ لﻜ ﺭﻅﻨ ﺩﻭﺩﺭﻤ ﻪﺠﻭﻟﺍ لﻌﺠﻴ ﺎﻤﻤ ،ﻱﺭﺍﺩﺇ ﻡﻴﺴﻘﺘ ﻭﻫ « ، 302

- Elle a été critiquée par W. LAGGOUNE : LA JUSTICE dans la Constitution Algérienne …, op.cit., pp. 242 et 243. Nous considérons pour notre part que cette critique est assez timide et quelque peu fragile de par son conformisme à la “règle d’or” de l’approche critique des années 1970 : l’instrumentation de l’approche parajuridique : le contexte sociopolitique. W. LAGGOUNE trouve qu’ « au plan de la logique juridique formelle » la démarche de A. MAHIOU pour lequel « il n’y aurait ni unité totale ni dualisme de

juridictions » est « cohérente », mais qu’elle ne tranche pas le débat instauré autour de

l’ « alternative : unité ou dualité de juridiction ». « Des critères strictement juridiques, écrit-il,

sont utilisés pour les besoins de chaque démonstration. Le débat est ainsi amputé de sa partie la plus importante c'est-à-dire le contexte sociopolitique propre à l’Algérie, en d’autres termes les données objectives de la phase de transition et ses répercussions sur les institutions et particulièrement sur le droit ».

149

contentieux ”, une sorte de troisième système juridictionnel se situant entre le

système français et le système anglo-saxon303. C’est donc au titre de thèse dominante 304 qu’elle retient notre attention mais que, pour notre part, nous réfutons. Elle nous paraît en effet dépourvue d’une véritable consistance (Section I). L’organisation juridictionnelle du contentieux de l’administration, correspond en fait à un réaménagement de la dualité de juridictions reconduite pendant les premières années d’indépendance. C’est une dualité d’une forme particulière, qui résulte d’une démarche empirique de la “jurisprudence” et dont les implications mériteraient d’être précisées (Section II).

SECTION I. LA THESE DE L’UNITE JURIDICTIONNELLE ET DE LA SEPARATION DES CONTIEUX : UNE THESE SANS CONSISTANCE.

S’il relève de la banalité que d’affirmer que la colonisation française en Algérie n’était pas été identique à celle pratiquée en Tunisie et au Maroc, force en est d’admettre aussi que les moyens mis à disposition étaient proportionnels à la politique d’occupation envisagée. L’organisation juridictionnelle mise en place par la colonisation tant en Algérie qu’en Tunisie puis au Maroc correspondait à

303 -ﻉ . ﻑﺎﻴﻀﻭﺒ : ﺀﺎﻀﻘﻟﺍ ﺭﺌﺍﺯﺠﻟﺍ ﻲﻓ ﻱﺭﺍﺩﻹﺍ ﻥﻴﺒ ﻭ ﺓﺩﺤﻭﻟﺍ ﻡﺎﻅﻨ ﺔﻴﺠﺍﻭﺩﺯﻻﺍ 1962 -2000 ؛ ﺔﻨﺎﺤﻴﺭ ﺭﺍﺩ ، ،ﺭﺌﺍﺯﺠﻟﺍ 2000 ﺹ ، . 34 : » ﺩﻘﻟ ﺭﻴﺜﻜ ﺕﺘﺒﺜﺃ ﻥﻤ ﺭﺩﻟﺍ ﻭ ﻡﻟﺎﻌﻟﺍ ﻥﺃ ﺔﺼﺼﺨﺘﻤﻟﺍ ﺕﺎﺴ ﻥﺇ ﻲﺌﺎﻀﻘﻟﺍ ﻡﺎﻅﻨﻟﺍ ﻯﻭﺘﺴﻤ ﻰﻠﻋ ﻑﺭﻋ ﻥﻴﺭﻴﺒﻜ ﻥﻴﻤﺎﻅﻨ ﺎﻤﻫ ﻻﺇ ،ﺀﺎﻀﻘﻟﺍ ﺔﻴﺠﺍﻭﺩﺯﺍ ﻡﺎﻅﻨ ﻭ ﺀﺎﻀﻘﻟﺍ ﺓﺩﺤﻭ ﻡﺎﻅﻨ ﻩﺭﺎﺒﺘﻋﺍ ﻥﻜﻤﻴ ﺙﻟﺎﺜ ﻡﺎﻅﻨ ﻙﺎﻨﻫ ﻥﺃ ﻡﺎﻅﻨﻜ ﻭﺃ ﻁﺴﻭ ﻡﺎﻅﻨ ﻭﻫ ﻭ ﻻﺃ ﺝﻭﺩﺯﻤﻟﺍ ﺀﺎﻀﻘﻟﺍ ﻡﺎﻅﻨ ﻭ ﺩﺤﻭﻤﻟﺍ ﺀﺎﻀﻘﻟﺍ ﻥﻴﺒ ﻲﻘﻴﻓﻭﺘ ﻡﺎﻅﻨ ﺀﺎﻀﻘﻟﺍ ﺀﺎﻀﻘﻟﺍ ﺔﻴﻟﻼﻘﺘﺴﺍ ﻥﻤﻀﺘﻤﻟﺍ ﺩﺤﻭﻤﻟﺍ ﻭ ﻱﺭﺍﺩﻹﺍ ﺭﺒﻌﻤﻟﺍ ﻴﺴﻨﺭﻔﻟﺎﺒ ﻪﻨﻋ

Système d’unité de juridictions et d’autonomie du contentieux administratif ﻭﺃ

ﺎﻤﻜ ﻪﻴﻠﻋ ﺭﺒﻌﻴ

ﺕﺎﻋﺯﺎﻨﻤﻟﺍ ﻥﻴﺒ ﻕﻴﺭﻔﺘﻟﺍ ﻊﻤ ﺩﺤﻭﻤﻟﺍ ﺀﺎﻀﻘﻟﺍ ﻡﺎﻅﻨ ﺔﻴﻟﺎﺘﻟﺍ ﺔﻴﻤﺴﺘﻟﺎﺒ Unité de juridictions avec séparation des contentieux ﺎﻨﺘﻭﺼ ﻡ ﺎﻤﻟ ﻥﺃ ﺽﻌﺒﻟﺍ ﻪﻴﻟﺇ ﺏﻫﺫ ﻡﺎﻅﻨﻟﺍ ﻡﻴﻅﻨﺘﻟﺍ ﻥﻤ ﻁﻤﻨﻟﺍ ﺍﺫﻫ ﻥﻤﻀ ﺝﺭﺩﻴ ﻱﺭﺌﺍﺯﺠﻟﺍ ﻲﺌﺎﻀﻘﻟﺍ ﻲﺌﺎﻀﻘﻟﺍ ﺎﺘﻴﺭﻭﻤ ﻭ ﺏﺭﻐﻤﻟﺍ ﺏﻨﺎﺠ ﻰﻟﺇ ﺎﻴﻨ « .

Traduction : « De nombreuses études spécialisées ont prouvé que si de par le monde ont existé deux grands systèmes juridictionnels, à savoir les systèmes d’unité et de dualité de juridictions, il existe cependant un troisième système intermédiaire, ou système conciliant l’unité et la dualité de juridictions qui est celui de l’unité de juridictions et d’autonomie du contentieux administratif, ou encore comme il est désigné par l’appellation suivante : système d’unité de juridictions avec séparation des contentieux. Nous joignons notre voix à celle de ceux qui ont conclu que le système algérien s’inscrit dans ce modèle d’organisation, aux côtés du Maroc et de la Mauritanie».

304

- La thèse de l’unité de juridictions comporte une variante exprimée par A. OUABDI d’après lequel l’Algérie aurait opté pour “un système d’unité de juridictions et du droit” :

» ﺕﻨﺒﺘ ﻥﻤ ﻉﻭﻨﺒ ﻥﻜﻟ ﻭ ﻥﻭﻨﺎﻘﻟﺍ ﻭ ﺀﺎﻀﻘﻟﺍ ﺓﺩﺤﻭ ﻡﺎﻅﻨ ﺭﺌﺍﺯﺠﻟﺍ ﺔﻨﻭﺭﻤﻟﺍ ﺔﻴﻌﻗﺍﻭﻟﺍ ﻭ ﺔﻴﻘﻁﻨﻤﻟﺍ ﻭ « : . ﻱﺩﺒﺍﻭﻋ : ﺔﻴﺭﻅﻨﻟﺍ ﺕﺎﻋﺯﺎﻨﻤﻠﻟ ﺔﻤﺎـﻌﻟﺍ ، ﺀﺯﺠﻟﺍ لﻭﻷﺍ ، ﻭﻜﺫﻤﻟﺍ ﻊﺠﺭﻤﻟﺍ ﺹ ،ﺭ . 171 ﺎﻫﺩﻌﺒ ﺎﻤ ﻭ .

150 cette logique.

Dans les deux pays voisins cités, le système colonial, limité à un régime de protectorat, a instauré une organisation juridictionnelle minimale mais obéissant à sa tradition juridique vitale. Ce ne fut pas le cas en Algérie qui a été soumise à une colonisation de peuplement à laquelle a été étendu le système judiciaire français dans toute sa complexité. La première forme d’organisation a été qualifiée par la doctrine de système d’unité de juridictions et de séparation de contentieux. Quant à la deuxième, ce fut évidemment celle de la dualité juridictionnelle en vigueur dans la métropole.

C’est par rapport à la typologie organisationnelle instaurée successivement en Tunisie, puis au Maroc, que notre organisation juridictionnelle en matière administrative issue des réformes de 1965/ 1966 a été qualifiée à son tour de système d’unité de juridictions et de séparation de contentieux. Il nous paraît alors nécessaire de présenter brièvement la consistance de ce modèle (Sous-section 1) afin d’évaluer à sa juste mesure la validité du rapprochement qui en a été tiré en droit algérien (Sous-section 2).

Sous-section 1. – L’unité de juridictions et la séparation des contentieux.

La thèse de A. MAHIOU se réfère incontestablement au modèle d’unité de juridictions instauré par le Protectorat français au Maroc par le dahir du 12 août 1913 et quelque peu réaménagé après l’indépendance de ce pays. Cela provient certainement du fait que les concepteurs de la réforme de notre organisation juridictionnelle se sont inspirés, semble-t-il, de cette expérience. Mais il se trouve que l’unité juridictionnelle instaurée au Maroc tire en fait sa substance du décret beylical de 1888 qui a instauré auparavant ce système en Tunisie. Il s’impose dès lors de rappeler l’expérience tunisienne (§1) puis l’expérience marocaine (§2) non sans considérer, dans les deux cas leur évolution postérieure respective.

151

§ 1. L’expérience tunisienne d’unité juridictionnelle.

Après l’instauration du Protectorat en Tunisie305, des tribunaux français ont été institués par une loi du 27 mars 1883. Ces juridictions furent été insérées dans le système judiciaire local constitué de juridictions religieuses (musulmanes ou israélites) et de juridictions laïques ayant à leur tête la Ouzara. Les juridictions françaises, qui étaient composées de juridictions de paix et de première instance, avaient leur propre hiérarchie : une Cour d’Appel à Tunis et la Cour de Cassation en France306.

Alors qu’à cette date la justice administrative s’est déjà imposée en France (depuis 1872), les autorités françaises n’avaient pas instauré en Tunisie une justice analogue parallèlement à la mise en place de juridictions judiciaires.

Cette lacune de la justice française en Tunisie allait être rattrapée par le décret beylical du 27 novembre 1888, établissant un contrôle juridictionnel partiel de l’administration du Protectorat. Cependant la Résidence s’est suffi des juridictions civiles déjà en place307. Ce décret n’a donc pas créé de structures juridictionnelles identiques à celles implantées en Algérie à la même époque, à savoir les conseils de préfecture.

La connaissance du contentieux administratif a été dévolue aux juridictions

305

- Le Traité du Bardo du 12 mai 1881 avait imposé au Bey un ministre résident français responsable de l’armée et de la diplomatie. Le Protectorat a été instauré en mars 1883 (traité de La Marsa). L’autorité du Bey était fortement limitée par le pouvoir d’approbation des décrets beylicaux par le Résident Général, et de contrôle par le Secrétaire général de la Régence.

306

- Cf. H. BEN SALAH, thèse, op.cit., p.17 et s.

307

- Art. 4 du D. bey. du 27 nov. 1888, sur le contentieux administratif : « Sont soumis aux

juridictions civiles instituées dans la Régence, dans la limite de compétence attribuée à chacune d’elles, toutes les instances tendant à faire déclarer l’administration débitrice, soit à raison de l’inexécution des marchés, soit à raison des travaux qu’elle a ordonnés, soit à raison de tout acte de sa part ayant, sans droit, porté préjudice à autrui. - Doivent être portées devant les mêmes juridictions les actions intentées par les autorités administratives contre les papticuliers » ; source : Y. BEN ACHOUR, L’histoire du principe de séparation …, annexe I, op.cit., p. 187.

152 civiles françaises et à l’Ouzara à titre de juridiction tunisienne308. C’est donc l’option pour une juridiction unique, également chargée d’examiner les contestations des administrés, en l’occurrence la juridiction civile, qui a prévalu. Cette unité juridictionnelle n’était pas totale puisque la distinction entre contentieux administratif et contentieux civil était maintenue309.

Ce système d’unité de juridictions et de séparation des contentieux provenait d’après Y. BEN ACHOUR d’une double influence : la première résulterait d’une pression exercée par les autorités italiennes sur les autorités françaises, tendant à ce que la juridiction civile soit aussi une juridiction du contentieux administratif (l’aspect unité de juridiction)310. La deuxième découlait tout simplement de la tradition juridique française marquée par le principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires (l’aspect séparation des contentieux)311.

Le principe de la séparation des autorités est posé par l’article 3 du décret beylical :

Art.3 D. bey. 1888 :

« Il est interdit aux juridictions civiles d’ordonner, soit accessoirement à l’une des demandes ci-dessus, soit principalement, toutes mesures dont l’effet serait d’entraver l’action de l’administration, soit en portant

308

- Cf. H. BEN SALAH, thèse, op.cit., p.16.

309

- Ibidem, p.15.

310 - En vertu du protocole franco-italien du 25 janvier 1884, l’Italie avait renoncé à sa juridiction consulaire. Il semble que cette renonciation fut conditionnée par l’exigence que les ressortissants italiens seraient soumis à un régime judiciaire similaire à celui établi en Italie :

cf. O. RENARD-PAYEN, L’EXPÉRIENCE MAROCAINE … ; op.cit., p. 4. – Cette thèse de

la pression italienne est contestée par H. BEN SALAH. Ce dernier pense que l’Italie n’était pas en mesure d’imposer ses conditions à la France « qui avait déjà la maîtrise de la situation

à l’intérieur du pays ». Il estime que se sont plutôt des raisons pratiques et d’économie de

moyens matériels et humains qui avaient incité les autorités françaises à instaurer un système d’unité de juridictions en Tunisie ; cf. cet auteur, thèse, op.cit., p. 16. – Pour sa part R. CHAPUS estime que la reconduction du décret beylical après l’indépendance de la Tunisie était « due au caractère simple, économique et aussi, bien entendu, peu contraignant pour

l’administration du régime qu’il définit ». C’est en quelque sorte cette “commodité” qui lui

avait valu d’être « promu au rang d’article d’exportation, servant […] de modèle au Maroc

pour la rédaction de l’article 8 du dahir d’organisation judiciaire du 12 août 1913 » ;

R. CHAPUS : Aux sources du régime du contentieux administratif tunisien : du protocole franco-italien du 25 janvier 1884 au décret beylical du 27 novembre 1888 ; R. T. D., 1966-1967, p. 90. – C’est aussi notre avis : le régime du décret beylical participe d’une logique du minimum nécessaire à une idéologie de colonisation.

311

153

obstacle à l’exécution des règlements légalement pris par elle, soit en enjoignant l’exécution ou la discontinuation de travaux publics, ou en modifiant l’étendue et le mode d’application »312.

Cette prohibition, qui rappelle « l’esprit des grandes lois révolutionnaires

françaises»313, donne une singulière particularité au modèle de justice implantée en Tunisie. D’une part, l’on attribue au juge judiciaire un “droit de regard” sur l’administration active ; d’autre part, l’on réaffirme à son égard le principe de son indépendance. C’est dire que la mission du juge de la Régence fut inscrite dans le cadre d’une mission stricte : le minimum nécessaire à l’adoucissement d’une administration faite pour asseoir une occupation. D’ailleurs, cette prohibition ne s’exerce pas uniquement envers le “juge judiciaire ” (l’aspect judiciaire de l’unité de juridictions) mais également envers le “juge administratif ” (l’aspect justice administrative de l’unité de juridictions). En effet, aux termes de l’article 4 du décret beylical la prohibition s’étendait également au recours en annulation314 pourtant établi quelques années auparavant, en France, par l’article 9 de la loi du 24 mai 1872 portant réorganisation du Conseil d’Etat315.

Ainsi, malgré la consécration de la justice déléguée et, avec elle, le recours pour excès de pouvoir, le “juge administratif ” de la justice française en Tunisie n’a pas reçu compétence pour connaître des contestations portant sur la légalité des décisions administratives. Pour ainsi dire, le recours en annulation n’existait simplement pas : il a été remplacé en Tunisie par le système de “l’administration

juge”. En effet seule fut permise une hypothétique réformation par voie

312

- Source : Y. BEN ACHOUR, L’histoire du principe de séparation …, annexe I, op.cit., p. 187.

313

- Cf. M. DURUPTY, op.cit, p. 175 et s.

314

- Art. 4 D. bey. 1888 : « Il est également interdit aux juridictions civiles de connaître de

toutes demandes tendant à faire annuler un acte de l’administration, sauf le droit pour la partie intéressée de poursuivre par voie gracieuse la réformation de l’acte qui lui fait grief ».

Source : Y. BEN ACHOUR, …, annexe I, op.cit., p. 187.

315

- Art. 9. L. 24 mai 1872 : « Le Conseil d’Etat statue souverainement sur les recours en

matière contentieuse administrative, et sur les demandes d’annulation pour excès de pouvoir formés contre les actes des diverses autorités administratives» ; source : D. JACQUEMART :

154 gracieuse316. Cependant les juridictions pouvaient interpréter et apprécier la légalité des actes administratifs, ce qui allait entraîner selon Michel DURUPTY la

« généralisation du contrôle de légalité par voie d’exception »317 .

Le contentieux administratif institué par le décret beylical de 1888 se limitait donc au seul plein contentieux, déterminé d’après le critère de l’administration débitrice318. Mais, estime H. BEN SALAH, « le régime général de

responsabilité » instauré par l’article 1er D. bey. « exclut tout cas de responsabilité

sans faute »319. On ne peut pas dire que le régime juridictionnel de contrôle de l’administration instauré par ce décret fut un modèle particulièrement élaboré d’une justice en matière administrative320.

Après l’indépendance (mars 1956) la Constitution tunisienne du 1er juin 1959 a institué un Conseil d’Etat (art. 57) 321 constitué d’une Cour des comptes et d’une juridiction administrative, mais laissant le soin à une loi organique de prévoir leur composition, leur compétence ainsi que la procédure applicable devant elles. Cette disposition constitutionnelle n’a pas été suivie d’effet immédiat322. La création

316

- Sur la valeur de ce recours administratif, cf. R. CHAPUS : Les projets de réforme du contentieux administratif ; R. T. D., 1966-1967, p. 91 et s.

317

- M. DURUPTY, op.cit., p. 183 et s.

318

- Théorie de l’Etat débiteur inspirée de la loi du 26 septembre 1793 interdisant aux tribunaux judiciaires de connaître des actions tendant à la condamnation pécuniaire de l’Etat. Il faut relever que la compétence du C. E. était déterminée également par référence à la distinction acte de puissance publique/ acte de gestion (doctrine du XIXème siècle : AUCOCQ, DUCROCQ, LAFERRIERE). Ce critère de puissance publique n’a pas été retenu par le D. bey. Cela signifiait-il que les actes de la Régence étaient hors de portée du juge, ou pouvaient-ils être compris dans la catégorie « tout acte de [la part de la Régence] ayant, sans

droit, porté préjudice à autrui » (art. 4) ? 319

- H. BEN SALAH, thèse, op.cit., p. 19.

320

- Pourtant, ce texte est demeuré en vigueur bien longtemps après l’indépendance de ce pays, jusqu’à son abrogation en 1996.

321

- Actuellement, l’art. 69 de la Constitution en vigueur.

322

- Notre centre d’intérêt ne résidant pas dans la reconstitution historique du contentieux administratif en Tunisie, nous avons volontairement évité de la détailler outre mesure. Cependant, pour une information plus complète sur le cheminement du système tunisien de contrôle juridictionnel de l’administration, particulièrement sur la période allant du 26 sept. 1946 (Annonce par la Résidence d’une réforme du contentieux administratif et projets subséquents : 9 juillet 1948, 19 juin 1952 et juillet 1954) à la L. n° 72-40 du 1er juin 1972, cf. : H. BEN SALAH, thèse, op.cit. – R. CHAPUS, Aux sources du régime du contentieux…;

155 d’un Tribunal Administratif est demeurée en attente jusqu’à la promulgation de la loi n° 72-40 du 1er juin 1972323. Par la même occasion cette loi a consacré le recours pour excès de pouvoir, tout en maintenant le contentieux de l’indemnité sous le régime issu du décret beylical de 1888324. La réforme de 1996 a mis fin à cette situation, pour le moins, équivoque. Désormais la Tunisie s’est dotée d’un système juridictionnel plus élaboré composé d’un Tribunal administratif 325(juridiction administrative de droit commun, composée de chambres d’appel et de chambres de première instance à compétence régionale et locale) et d’un Conseil des conflits de compétence susceptibles de l’opposer aux tribunaux judiciaires326.

principe de séparation … ; op.cit. – Egal. : A. MESTRE : La loi du 1er juin 1972 relative au Tribunal administratif ; R. T. D., 1974, p. 123. – M. LADHARI : Le Tribunal administratif de la République tunisienne ; R. T. D., 1974, p. 159. – A. BEN HAMIDA et A. KNANI : LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE TUNISIE ; E. D. C. E. 1977-1978, p. 287. – LA REFORME DE LA JUSTICE ADMINISTRATIVE, actes du colloque organisé du 27 au 29 novembre 1996 sous la direction de M. L. Fadhel MOUSSA, Faculté des Sciences Juridiques et Sociales de Tunis, éd. C. P. U., Tunis, 1999. – LA JUSTICE ADMINISTRATIVE ; actes du colloque tenu les 6-7 décembre 1996, Faculté de Droit et des Sciences Politiques de Tunis, col. Forum des Juristes, n° 6, Tunis, 1998.

323

- J. O. R. T. des 2-6 juin 1972, p. 738. Egal. : loi du 1er août 1972, relative au fonctionnement du Tribunal administratif et au statut de ses membres ; J. O. R. T des 4-8 août 1972, p. 1092. – Avant la réforme de 1996, ces deux textes ont été respectivement modifiés par la loi organique n° 83-67 du 21 juillet 1983 modifiant la loi organique n° 72-40, J. O. R. T. 1983, n° 52, p. 2018 et la loi organique n° 83-68 du 21 juillet 1983 modifiant et complétant la loi organique n° 72-67, J. O. R. T. n° 52, p. 2021.

324 - Art. 2 L. n° 72-40 : « Le Tribunal Administratif statue sur les litiges mettant en cause

l’administration. – Toutefois et jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné, en matière de contentieux de l’indemnisation, les tribunaux judiciaires ne continueront d’en connaître qu’en premier ressort dans les conditions de procédure déterminées par le décret du 27 novembre 1888 et le décret du 9 mars 1939, à charge d’appel et de cassation devant le Tribunal administratif ». Modifications, cf. note 326.

325 - En 1995, la Tunisie s’est dotée d’un C. E. composé de deux organes : le Tribunal administratif et la Cour des comptes ; art. 69 de la Constitution du 1er juin 1959, modifiée (6. nov. 1995).

326 - Loi organique n° 96-38 du 3 juin 1996, relative à la répartition des compétences entre les tribunaux judiciaires et le Tribunal administratif et la création d’un conseil des conflits de compétence ; J. O. R. T., n° 47 du 11 juin 1996, p. 1143. – Loi organique n° 96-39 du 3 juin 1996, modifiant la loi n° 72-40 du 1er juin 1972 relative au Tribunal administratif ; J. O. R. T.,