Notre étude confirme par ses résultats la forte implication émotionnelle du médecin
généraliste dans sa pratique. Leur classification au fur et mesure des entretiens nous
a conduit à les regrouper en douze catégories :
Tristesse, peine, déception
Confusion, embarras, gène
Injustice, incompréhension
Peur, doute, remise en question, anxiété, inquiétude et appréhension
Culpabilité, regret
Colère, frustration, énervement
Impuissance
Satisfaction, joie
Tranquillité
Surprise
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Lors de nos entretiens, nous avons noté de façon quasi systématique que la première
question de notre questionnaire sur les situations ayant entrainé un fort vécu
émotionnel
évoquait
spontanément
des
situations
difficiles
telles
que
l’accompagnement de fin de vie, l’annonce d’un diagnostic grave, l’erreur médicale ou
l’agressivité des patients.
On retrouve dans cette étude les émotions que les généralistes disent ressentir dans
une enquête qualitative réalisée en Ile et Vilaine en 2008 portant sur la fin de vie des
patients (tristesse, incompréhension, surprise, sentiment d’injustice, culpabilité parfois,
satisfaction). (9)
C’est aussi le cas de l’étude de Marine Eleftérion (18)qui s’est intéressée aux émotions
du médecin généraliste dans la prise en charge de fins de vie et retrouvait les émotions
suivantes : tristesse, pleurs, débordement, angoisse sur sa propre mort, sentiment
d’échec, d’impuissance, d’inefficacité, de solitude et manque de reconnaissance.
Dans le cas de l’erreur médicale, on retrouve également ces émotions dans le travail
du Dr Mélanie Macron (19)
avec le mal être, surprise/choc, interrogations, stress,
angoisse/peur,
injustice/frustration/colère, atteinte de l’amour propre/fierté,
dévalorisation/incompétence. Dr Savage (20) retrouve aussi ce registre dans son
travail sur le vécu des généralistes après une erreur diagnostique.
L’évolution de la représentation du médecin fait aussi que la relation médecin-malade
évolue : cette médecine centrée autrefois sur la maladie est devenue une médecine
centrée sur le patient avec un modèle relationnel plus horizontal où le patient est
désormais acteur de sa prise en charge. Le travail de D. Truchot (21)
souligne que
cette médecine plus contractuelle pourrait engendrer une perte de reconnaissance de
la part des patients envers le médecin au regard de l’investissement de ce dernier.
C’est aussi le ressenti de certains médecins interrogés, l’un d’entre eux se comparant
avec un objet de consommation : « je suis un objet de consommation animé et on a le
droit de m’avoir car on estime avoir payé » (CM6).
Cette perte de reconnaissance et dévalorisation de la profession médicale pourrait
expliquer la frustration de certains généralistes.
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5.2.2 Les facteurs influençant les émotions
Le médecin, par son caractère, son état physique et psychologique, son
histoire, n’aura pas le même vécu émotionnel pour une situation donnée. Nous avons
aussi pu observer qu’un même médecin selon le moment de la journée, son retard, sa
fatigue, n’aura pas la même sensibilité.
L’expérience du médecin est aussi ressortie chez certains praticiens comme un facteur
protecteur. Dr Savage C. (20) dans son travail sur le vécu de l’erreur médicale
reconnaissait aussi le jeune âge du médecin comme un élément péjoratif.
Le patient lui-même, par son caractère, son comportement, son âge, son vécu, sa
relation avec le médecin dans sa proximité et son ancienneté, son entourage familial
peut influencer le ressenti du médecin. La plupart des médecins interrogés disent
déléguer la prise en charge de leurs proches (familles, conjoint, amis) pour limiter leur
implication émotionnelle qui pourrait être déstabilisante.
La maladie, son pronostic, la souffrance qu’elle occasionne sont des facteurs identifiés
comme générateur d’émotions. Dans l’erreur médicale, le vécu sera différent selon la
responsabilité du médecin, la réaction des patients et les conséquences médico-
judiciaires (MM2). Le Dr Savage retrouve les mêmes éléments dans son travail.
5.2.3
L’impact des émotions
Alors que la plupart des médecins s’en défendent, certains laissent entendre
que leurs émotions peuvent parfois transparaitre lors des consultations et peser dans
la relation médecin-patient (l’écoute, le comportement, voire même influer sur la
prescription).
Les avis des généralistes quant à l'expression de leurs émotions au patient divergent.
Certains estiment qu'ils ne doivent pas les extérioriser, pour coller à l'image qu'ils se
font d'un médecin, c’est-à-dire d'une personne forte, qui ne s'émeut pas. Autrement
dit, exprimer leurs émotions nuirait à leur rôle de médecin. D'autres ne cachent pas
leurs émotions et les expriment au patient.
De même, l’avis sur l’utilité des émotions générées par les patients n’est pas
consensuel. Certains médecins pensent qu’elles peuvent être une aide à la
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compréhension du patient dans sa globalité, quand d’autres estiment qu’elles peuvent
nuire au professionnalisme et peuvent avoir des conséquences sur la santé mentale
du médecin.
Nous avons pu aussi observer au cours de nos entretiens que si certains médecins
arrivent à mettre de la distance, d’autres peuvent se laisser envahir dans leur pratique,
mais aussi en dehors du cabinet avec parfois une imprégnation pouvant durer
plusieurs jours et un retentissement sur la vie personnelle et familiale.
Selon un rapport de la CARMF, en 2016 la première cause d’invalidité chez les
médecins serait causée par les affections psychiatriques qui représenteraient 43,05%.
(cf figure 3)
Figure 3 CARMF: nature des affections des médecins en invalidité définitive