• Aucun résultat trouvé

3.3 Entre extase et angoisse

3.3.2 Preuve et épreuve

Le caractère duel et tendu du sujet, en lien étroit avec la forme poétique des recueils, introduit l’idée d’une sorte d’épreuve imposée au sujet qu’il tente de surmonter par la poésie. L’extrait du poème suivant, tiré des Vies frontalières, est en ce sens très révélateur :

c’est le roman babillé regarde regarde c’est nous qui sommes les graveurs à jamais gravés sommes l’épreuve et la preuve sur l’astre en allées (VF, p. 15).

97 Cf. p. 4 et 34.

Cette image de graveurs à jamais gravés renvoie à l’écriture des poèmes eux- mêmes. Preuve d’encre et de papier, l’écriture est un moyen pour le sujet d’inscrire son histoire personnelle dans le monde tangible, de la graver dans le territoire du domaine, en quelque sorte. Mais elle représente aussi une épreuve pour le corps. Jean-Michel Maulpoix, dans Du lyrisme, exprime bien la difficulté que constitue l’écriture. Il explique que « [l]a racine indo-européenne Sker : gratter, inciser, le latin scribere, scriptus, tracer des caractères, l’idée de trace, d’entaille, de scarification et d’inscription, disent comme la fixation d’une douleur, la marque d’un souci, le souci du rapport à l’être et au non-être, cherchant et prenant forme.99 » Le sujet chez Leclerc n’est donc pas qu’un graveur, il est aussi lui-même gravé, marqué par l’épreuve que représente le monde, la résistance que lui oppose le domaine.

Par l’écriture, le sujet essaie donc de rendre compte de cet écart intrinsèque qui le tiraille, de cette douleur qu’il éprouve. Il se définit lui-même comme « le corps de cette ligne, là où la douleur est étroite, exemplaire. » (VF, p. 95) Gravée dans les membres du sujet, la souffrance devient palpable, concrète. Le corps se change en preuve vivante. Le sujet porte la douleur comme un stigmate. En ce sens, il lui faut « [t]olérer la lumière sur la blessure pour lui donner quelques mots. » (VF, p. 90) L’épreuve que représente l’éclairage de l’écriture sur la plaie permettrait alors peut-être sa guérison, sa cicatrisation. Ainsi, l’écriture serait un moyen pour le sujet d’atténuer le déchirement de son écartèlement et de sa

dépossession. « Comme cette tranchée là-bas, [s]a douleur est à combler. » (VF, p. 72) Il se doit de la remplir avec les mots afin de tenter de l’apaiser.

De plus, le concept d’épreuve est intimement lié à la notion de tâche, récurrente dans les poèmes. En effet, le sujet semble avoir une certaine obligation envers le monde qui l’entoure, comme l’indiquent les vers suivants : « Il y a peut- être la tâche immédiate, urgente, de renoncer ? » (VF, p. 87), « comment le paysage lui-même peut-il nous abandonner dans notre tâche ? Et quel est donc ce rôle immobile qu’il nous reste encore à tenir ? » (VF, p. 94). L’idée de tâche apparaît comme un test imposé au sujet, une énigme vitale qu’il doit résoudre. Elle réitère son ambivalence caractéristique face au domaine, pris entre le désir d’abandonner son entreprise de le faire sien et celui de tenir sa position. Le sujet semble également avoir un devoir envers les « objets qui attendent dans la pénombre des dunes. » (VF, p. 96) Ce devoir serait peut-être celui de les combler par la parole, de les achever par les mots. Car, comme l’explique Michel Collot dans La poésie moderne et la structure d’horizon, les choses ne s’offrent jamais dans leur plénitude, il subsiste toujours un aspect d’elles qui se dérobe au regard, ce qui fait que leur simple contemplation n’est pas suffisante pour le sujet. Il cherche alors à traduire ce « reste imperceptible » par les mots, à combler leur « expressivité latente » par la poésie100.

À travers l’idée d’un devoir de parole à l’égard des choses transparaît un certain besoin de témoignage de la part du sujet. Le poème suivant, appartenant aux Vies frontalières, l’illustre d’ailleurs très bien :

Si vous entendez la montagne qui pulse tout le jour, qui pousse et craque sa gaine à la face du dieu, dites-le. Dites-le ! Si le quartz et le mica, le granite et l’argile, si le soufre, le gypse et le diamant, si tout se soulève chaque fois qu’une étoile marche vers sa mort, dites-le avant qu’advienne la grande cognée sur le dernier massif. Qu’on sache enfin ce qui nous a pris ! (VF p. 76)

Sa parenté avec les matières engage le sujet à exprimer leurs impulsions secrètes, à faire preuve de respect envers ces forces élémentaires en mouvement. Le fait que le sujet d’adresse ici à la communauté dont il fait partie, la sommant de prendre la parole, amène l’idée que ce devoir envers les éléments est collectif. La sauvegarde de cet équilibre est étroitement liée à une prise de conscience commune et nécessaire de sa précarité. Ainsi, « restent les humains pour veiller / sur la gravité humide des roches / et le chemin des escargots » (RÉ, p. 27). Cette tâche fondamentale du sujet consiste peut-être alors à garder le domaine, à le surveiller et le protéger en le défendant par la parole poétique.

Enfin, l’horizon lui-même peut être perçu comme une épreuve imposée au sujet, ainsi que le précise Renaud Barbaras dans Le désir et la distance : « l’horizon est l’épreuve de cet excès ou de ce retrait sur soi qui caractérise toute présence en tant qu’elle s’enracine dans la donation originaire du monde.101 » De par sa condition même de sujet incarné, la subjectivité poétique des recueils est nécessairement impliquée dans une structure d’horizon et fait l’expérience de limites inatteignables et infranchissables dans son rapport envers elle-même. Dans l’extériorité où la pousse l’excès ou dans le repli, elle n’arrive jamais à se saisir complètement, à résoudre les tensions qui la traversent. En ce sens, le désir peut également être perçu comme un obstacle à cette unité dont rêve le sujet puisqu’il

« est en effet l’épreuve d’une pure désappropriation, il ne possède que ce qui le dépossède, il ne se rejoint qu’en étant appelé par un Autre.102 »

Le sujet poétique des recueils de Rachel Leclerc se perçoit donc de façon plutôt ambigüe. Cette intime altérité qui le caractérise lui fait non seulement ressentir en son sein une présence étrangère, mais le fait lui-même devenir autre, inscrivant ainsi une partie de son être dans une distance irréductible. Il ne peut alors se rejoindre qu’en sortant de lui-même ou alors en creusant au plus profond des strates de sa subjectivité. D’une façon ou de l’autre, il n’arrive jamais à faire coïncider parfaitement les diverses parties de son être. Cette non-adéquation à soi est de plus avivée par les sentiments contradictoires qu’éprouve le sujet et qui entraînent le plus souvent chez lui une sensation d’angoisse, d’excès ou de saturation qu’il peine à supporter. L’écriture poétique devient alors une preuve de l’épreuve vécue par le sujet. En ce sens, la forme des poèmes eux-mêmes, hésitant entre prosaïsme et lyrisme ou encore rite incantatoire et ton récitatif, traduit le profond malaise de la subjectivité.

Documents relatifs