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2.3 Une logique cyclique

2.3.2 Le sommeil ou l’entre-deux

Un autre cycle, celui du sommeil, joue un rôle essentiel pour le sujet. L’ensommeillement apparaît effectivement comme un lieu de l’entre-deux, de passage, qui permet un état second, une transition opérée par le sommeil :

abandonne-moi dans l’excès je serai là cette forme prostrée […] et puis vient me reprendre une nuit de lune nouvelle je sommeillerai

quand la vie t’aura réclamé mon corps (VF, p. 22).

Dans un état d’hibernation intérieure, de passivité et de somnolence, le sujet se transforme, subit une métamorphose pour ensuite renaître, nouveau, à l’image de la lune. Ce poème, déjà cité dans le chapitre portant sur le rapport au monde du sujet, soulève également l’idée d’un lien entre le corps et l’ancrage dans le sol, puisque « cette forme prostrée » a « l’oreille enfoncée dans le sable ».

Ainsi, comme je l’ai brièvement montré au chapitre précédant, le sommeil constituerait un autre moyen pour le sujet d’entrer en contact avec la matière, de faire corps avec elle. L’extrait suivant, tiré du dernier poème du recueil Les vies frontalières, confirme cette relation unissant le sommeil et les choses :

Les vies frontalières, quand nous nous étendons sur les aiguilles des pins parasols et que nous dormons de toute urgence dans le territoire des choses matures, celui qui a comblé dans nos mains les absences de la mémoire. (VF, p. 100)

La nécessité qu’éprouve le sujet de faire corps avec les matières du sol est ici bien perceptible. Ces « choses matures » laissent transparaître un sentiment de plénitude

que le sujet cherche à faire sien par le sommeil, comme s’il tirait une force de la terre en s’y couchant. Il semble en effet que le territoire lui donne la possibilité de se reconstituer, de s’épanouir et de satisfaire un manque. Ces mains que le temps a trouées59 se voient ainsi remplies par cet espace, que l’on peut rattacher au domaine. Ce dernier remplace la mémoire, joue son rôle, réitérant ainsi l’association entre spatialité et souvenance. En dormant dans le paysage, le sujet accède à la rémanence, la mémoire de la matière. Il atteint cet état de vie frontalière où il ne fait plus qu’un avec le monde et lui-même.

En ce sens, l’ensommeillement lui permet aussi de « retouve[r] [s]es certitudes. Parfois même en [s]e retournant sous les draps le chemin se déploie. […] La vie frontalière elle est là […] » (VF, p. 68). L’état de demi-sommeil semble donc aiguiser la conscience, provoquer des moments d’acuité et de lucidité chez le sujet. Il ouvre un espace où les choses se présentent dans leur transparence, sans filtre. Le sujet entrevoit alors la voie à suivre, arrive presque à toucher la ligne d’horizon, cette frontière habituellement inatteignable.

Au contraire, le sommeil profond est quant à lui un moyen pour le sujet de se soustraire à la poussée du temps et aux angoisses de la vie dans un moment d’insouciance bienheureuse. Lorsqu’il dort, le sujet cesse d’être conscient du temps qui passe. Plus encore, le sommeil, grâce au fort pouvoir de régénération qu’il possède, lui permet même d’effacer quelques-unes des traces que le temps a laissées sur son corps. Dormir remet en quelque sorte le compteur à zéro, permet au sujet de reconstituer ses forces pour ensuite continuer à affronter la vie. Le sommeil est donc bénéfique et salutaire, voire vital. Toutefois, comme l’exprime de manière

59 Voir L’épreuve de la durée, p. 20.

juste Micheline Tison-Braun, il ne doit pas devenir une fuite, un moyen pour le sujet de se dérober au monde. Elle écrit en effet que

[…] tout réveil est douleur. [Mais] s’attarder au sommeil, refuser le temps, ce serait refuser l’être comme si la conscience ne pouvait s’éprouver que dans le paysage vers l’inconnu des jours, c’est-à-dire – à un certain degré de lucidité – vers la certitude de son propre anéantissement.60

Ainsi, bien que l’état de semi-veille permette une certaine perception vive du monde, la réalité ne se trouve pas du côté du sommeil. Le sujet ne peut vraiment être que dans l’éveil, éprouvant cette douleur du réveil, douleur qui le rend pourtant vivant et conscient de son existence.

Le temps revêt donc de multiples visages pour le sujet poétique chez Leclerc. Il est d’abord un opposant tenace. Son indéfectible mouvement vers le futur représente une menace et une épreuve pour le corps du sujet et ce dernier tente d’y échapper de plusieurs manières, soit par la minéralisation, l’ancrage dans la matière ou encore l’attente et le sommeil. De plus, l’avancée du temps a pour effet d’estomper peu à peu les contours de la mémoire et les souvenirs qu’elle contient. La subjectivité cherche donc à contrer cette lente dissolution mémorielle en la scellant dans le territoire du domaine. En l’associant à l’espace, elle inscrit alors le passé dans la structure d’horizon qui en est le principe organisateur. Le sujet se place dans une position assez problématique : il désire accéder à son histoire personnelle — origines ou souvenirs — mais cette dernière recule sans cesse à mesure qu’il s’en approche et au même moment, le temps le pousse

inexorablement vers un avenir qui lui est inconnu. Ainsi, le sujet semble pris entre deux horizons fuyants et inaccessibles.

Pourtant, la structure cyclique qui se dégage de cette conception de la temporalité recèle également un pouvoir bénéfique, régénérateur pour la subjectivité. Elle lui permet un renouvellement constant qui entraîne alors chez lui une sorte d’acuité des sens et de l’esprit, le fait gagner en sagesse et en plénitude. Il peut alors tendre vers l’entièreté, faire presqu’un avec lui-même. Le rapport au temps est donc, au même titre que celui au monde, une expérience pour le sujet. Il lui offre la possibilité de se mettre à l’épreuve afin de se constituer, de se reconnaître et de prendre conscience de sa singularité propre.

Ces deux expériences que représentent le monde et le temps sont par ailleurs inséparables de l’expérience que le sujet fait de sa propre individualité. Il semble même qu’elles en sont l’aboutissement, la réalisation; la façon dont le sujet se perçoit et conçoit son intériorité rejaillit nécessairement sur sa vision du monde qui l’entoure. Les caractères plutôt problématiques des deux rapports mis au jour lors de l’analyse précédente laissent ainsi penser que le sujet poétique des recueils présente une relation singulièrement complexe avec lui-même. L’écart qu’il ressent constamment rend possible son association avec la structure d’horizon qui a été décrite dans les deux derniers chapitres. En effet, la subjectivité des poèmes chez Leclerc n’est pas entière mais au contraire parcellaire, fragmentée. Une partie d’elle-même apparaît comme étant fuyante, insaisissable, toujours à l’horizon. La forme des recueils même traduit cet écart, l’ambivalence et l’ambiguïté du Je lyrique.

Chapitre trois.

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