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CHAPITRE 1.UN AVANT-GUERRE SOUS TENSION

Sommes-nous une nation ? Si oui, nous devons avoir et développer un esprit national. Ou bien ne sommes-nous que des fragments de trois grandes nationalités, fragments rattachés par le seul lien politique des institutions républicaines ?

ERNEST BOVET, 19091

Espace plurilingue enchâssé dans l’Europe des nationalismes triomphants, la Suisse est une terre d’acculturation des influences étrangères dans cet avant-guerre. Le conflit qui éclate en août 1914 pose dès lors de façon impérative la question des rapports de parenté à l’égard de l’étranger et la tension porte avant tout sur la forte influence de l’Allemagne en Suisse, dans un pays dominé par sa composante germanophone (63% de la population en 1910, contre 19% de Romands et 7% de Tessinois2). Les racines du malaise intérieur qui oppose les communautés linguistiques durant la Grande Guerre remontent à la fin du XIXe

siècle, au moment où l’empire allemand impose sa voix dans le concert des puissances. Avec le « nouveau cours » voulu par Guillaume II à partir de 1890, les avancées sociales, économiques et culturelles de l’Allemagne unifiée fascinent de nombreuses élites alémaniques. Bien entendu, les représentations que les Suisses se font de l’Allemagne, depuis la fin du Kulturkampf, varient selon les régions, les classes sociales et les partis politiques. En Suisse romande et au Tessin, mais aussi chez certaines élites alémaniques, des craintes apparaissent face aux ambitions impérialistes de l’empire wilhelmien3. D’aucuns dénoncent la « pénétration pacifique4 » de l’Allemagne en Suisse, dans les domaines économiques et culturels surtout. En 1902, lorsque le professeur bernois Ferdinand Vetter déclare à Nuremberg que la « Suisse est une province allemande », il provoque une affaire intérieure qui fait scandale5.

1 Ernest Bovet, « Nationalité », Wissen und Leben, 1er août 1909, pp. 434-435, cité par Alain Clavien, Les Helvétistes,

Intellectuels et politique en Suisse romande au début du siècle, Lausanne : SHSR/En Bas, 1993, p. 104.

2 Die Ergebnisse der Eidgenössischen Volkszählung vom 1. Dezember 1910, Bern : Benteli, 1915, pp. 80-81. Voir aussi Klaus Urner, Die Deutschen in der Schweiz, Von der Anfängen der Kolonienbildung biz zum Ausbruch des

Ersten Weltkrieges, Frauenfeld : Huber, 1976, pp. 443-462.

3 Hans Ulrich Jost, « Bewunderung und heimliche Angst : Gesellschaftliche und kulturelle Reaktionen in Bezug auf das deutsche Kaiserreich », Itinera, fasc. 26, 2007, pp. 17-46. Pour une approche détaillée de la période d’avant-guerre, voir Max Mittler, op. cit.

4 Voir la remarque postérieure de : Wilhelm Ehrenzeller, Die geistige Überfremdung der Schweiz, Eine Untersuchung

zum schweizerischen Geistesleben unserer Zeit, Zürich : Gebr. Leehmann & Co, 1917, p. 68.

5 Ferdinand Vetter, Die Schweiz – eine “deutsche Provinz” ? Meine Nürberger Rede und ihre Folgen, Berlin : Hermann Walther, 1902, 70p.

1.LA FORCE DATTRACTION ALLEMANDE

« Nulle part, peut-être, la cause germanique ne jouissait de sympathies plus actives dans les milieux influents6 » estimera le propagandiste français René Massigli en 1918, jugeant que la Suisse de 1914 était une « terre d’élection » pour la propagande allemande. L’Allemagne dispose effectivement d’interactions fécondes avec la Suisse dans l’immédiat avant-guerre. Sur le plan économique d’abord, l’empire devient le premier partenaire commercial de la Confédération en 1911-1913, fournissant le tiers des importations7. Des filiales de sociétés allemandes, comme celles de l’Allgemeine Elektrizitätsgesellschaft que dirige le consul allemand de Lausanne, sont créées en Suisse romande et provoquent un certain sentiment de défiance8. Les polémiques qui entourent la signature de la Convention du Gothard soulignent ce malaise grandissant à l’encontre de la puissance germanique. En octobre 1909, la Suisse rachète cette ligne ferroviaire de première importance et signe une Convention avec l’Allemagne et l’Italie, qui avaient financé les deux tiers de sa construction. Les autorités concèdent des tarifs préférentiels à Berlin et Rome sur l’ensemble du réseau pour le trafic de transit, avec l’octroi de la clause de la nation la plus favorisée sur les droits de douane. Les protestations sont nombreuses. Les premières voix critiques sont alémaniques, avant d’être amplifiées par la Suisse romande9.

En mars 1913, une manifestation réunit 12'000 personnes à Lausanne. Une pétition signée par 116'000 citoyens – dont deux tiers sont Alémaniques – dénonce une perte de souveraineté économique. Elle ne parvient pas à bloquer la ratification de la Convention par les Chambres fédérales les 4 et 9 avril 1913. Un comité vaudois lance en réaction une initiative de référendum facultatif en matière de traités internationaux. Il n’accepte pas les concessions accordées par la Convention du Gothard, alors qu’un accord similaire, la Convention du Simplon, n’avait pas offert les mêmes avantages à l’Italie et à la France10. Le

Bund dénonce ces démonstrations romandes. « Le chauvinisme de race échauffé jusqu’à

l’effervescence célèbre ses orgies11 » écrit le quotidien bernois. Le conflit de la Convention du Gothard alimente la défiance romande à l’encontre de l’Allemagne et des autorités fédérales. Une revue satirique genevoise publie par exemple une caricature où le tunnel du Gothard est gardé par un Guillaume II menaçant. Le sous-titre indique le « triomphe du

6 René Massigli, « Les méthodes de la propagande allemande », Berne, 9 août 1918, cité par Raphaële Ulrich-Pier,

René Massigli, Une vie de diplomate, vol. 2, Paris : Ministère des Archives étrangères, 2006, p. 1373 sq.

7 Statistique historique de la Suisse, Hansjörg Siegenthaler (sld.), Zurich : Chronos, 1996, p. 690.

8 Georg Kreis, « Krisenreaktionen in der französischen Schweiz vor 1914 », Die neue Schweiz ? Eine Gesellschaft

zwischen Integration und Polarisierung (1910-1930), Zürich : Chronos, 1996, p. 25. Cf. Paul Berger, Après la grande débâcle. Le partage de la Suisse, Lausanne : Jean Biedermann, [mai] 1914, 47p.

9 Idem, pp. 33-34. Voir aussi Georg Kreis, « Die besseren Patrioten. Nationale Idee und regionale Identität in der französischen Schweiz vor 1914 », Auf dem Weg zu einer schweizerischen Identität, 1848-1914, Fribourg : Universitätsverlag, 1987, pp. 55-75 ; Sibylle Wegelin-Zbinden, Der Kampf um den Gotthardvertrag, Teufen : Kunz, 1973, 232p. ; Georges Büttiker, Ernest Bovet, 1870-1941, Basel : Helbing & Lichtenhahn, 1971, pp. 49-52.

10 Roland Ruffieux, « La Suisse des radicaux (1848-1914) », Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, t. 3, Lausanne : Payot, 1983, p. 661.

Patriotisme fédéral12. » Cette suspicion est renforcée par la perte du deuxième siège romand au Conseil fédéral après la mort de Louis Perrier en mai 191313. La guerre qui éclate gèle provisoirement l’initiative romande, qui sera largement acceptée en 1921.

Avant-guerre, une certaine germanophobie est également présente au sein de la population tessinoise. Son économie s’estime discriminée par rapport à la majorité alémanique. Certains intellectuels tessinois s’en prennent à la « germanisation » du Tessin, se retrouvant notamment autour de la nouvelle section de la Società Dante Alighieri. Composée de 6'000 personnes en 1910, la colonie alémanique agace par ses propensions autarciques. En 1912, un palier est franchi avec le lancement d’une revue, L’Adula, qui plaide pour le renforcement des liens entre le Tessin et l’Italie. Le ton provocateur de cette publication éveille l’intérêt du Ministère public, qui contacte le gouvernement tessinois en 191414. Ces tensions intérieures sont étroitement mêlées à des considérations internationales.

Sur le plan fédéral, l’influence germanique est également due à la forte colonie allemande établie en Suisse. En 1910, les Allemands représentent 40% de l’ensemble des étrangers, soit environ 220'000 personnes15. Il s’agit de la plus forte colonie étrangère. Concentrée en Suisse allemande dans les villes de Bâle, Zurich ou Saint-Gall, cette présence est bien structurée et influence grandement la vie locale, tant sur le plan économique qu’intellectuel. La colonie allemande est fortement représentée au sein des classes sociales supérieures. De grandes entreprises (Brown, Boveri & Cie ou l’AIAG), des journaux (Tages-Anzeiger), de nombreuses chaires d’université sont en mains germaniques.

Plus que la propagande de certaines associations allemandes, cette installation, alliée à la richesse des échanges avec l’empire wilhelmien, explique la germanophilie d’une partie des élites helvétiques16. La pangermaniste Alldeutsche Verband n’a pas de réel poids en Suisse. La Verein für das Deutschtum im Ausland bénéficie d’une meilleure aura, même si son influence reste limitée à une minorité germanophile. Cette association de propagande culturelle profite en Suisse du travail de la Deutschschweizerische Sprachverein (DSV), dirigée par le pasteur Eduard Blocher (1870-1942). Fondée en 1904, la DSV entame un prosélytisme polémique en faveur de la « germanité » du pays. Se pensant comme le pendant de l’Alliance française, elle lutte contre la « romanisation » (« Verwelschung ») prétendue de la Suisse en se concentrant sur les germanophones jurassiens et valaisans.

12 Le Canard, n° 8, 1er mars 1913. Reproduit dans Dessins de presse, 1848-1998, Georges Andrey (sld.), Genève : S. Hurter, 1998, p. 114.

13 Irène Herrmann, Les cicatrices du passé : essai sur la gestion des conflits en Suisse (1798-1918), Berne : P. Lang, 2006, p. 177.

14 Raffaello Ceschi, Geschichte des Kantons Tessin, Frauenfeld : Huber, 2003, pp. 235-236. Cf. Silvano Gilardoni, « Italianità ed elvetismo nel Canton Ticino negli anni precedenti la prima guerra mondiale (1909-1914) », n° 45-46, mars-juin 1971, pp. 3-84.

15 Pierre Du Bois, « Le mal suisse pendant la première guerre mondiale : fragments d'un discours sur les relations entre Alémaniques, Romands et Tessinois au début du vingtième siècle », Cahiers Vilfredo Pareto, Genève, t. 18, n° 53, 1980, p. 45.

L’appellation des communes romandes fournit un prétexte au conflit linguistique17. Ce débat provoque une réaction du camp francophone, qui crée en 1907 une éphémère Union romande pour la culture et l’enseignement de la langue française à Neuchâtel18. Les tensions linguistiques se limitent encore à de petites minorités agissantes.

Le dernier champ où l’influence allemande se fait nettement sentir est celui de l’armée. La « tendance novatrice » voulue par le commandant de corps Ulrich Wille (1848-1925) impose le style prussien avec l’Organisation militaire de 190719. Quant aux alliances secrètes en cas de guerre, les autorités militaires penchent alors clairement du côté des forces austro-allemandes20. Pour Theophil Sprecher von Bernegg (1850-1927), chef du service de l’état-major général, l’agression ne pourrait venir que de France en cas de conflit franco-allemand. En 1907, son plan informel d’alliance défensive avec le Reich n’est pas remis en cause par le Conseil fédéral21. Cette interpénétration entre les armées suisse et allemande est symbolisée par la visite impériale de Guillaume II en septembre 1912, qui assiste à sa demande aux manœuvres de l’armée suisse, connues sous le nom de

Kaisermanöver. Elles sont dirigées par Wille.

En arrière-plan de cette visite de courtoisie figurent des raisons géostratégiques. Le plan Schlieffen-Moltke prévoit, en cas de guerre généralisée, une attaque de la France par la Belgique et le Luxembourg. Les autorités allemandes veulent s’assurer de la solidité d’une armée suisse qui serait appelée à couvrir le flanc sud de l’empire22. Pour la forme, le général français Paul Marie Pau fait partie des invités. Guillaume II est reçu avec faste par le gouvernement fédéral. A Zurich et Berne, la population manifeste bruyamment son enthousiasme. Si de nombreux hourras proviennent de la colonie allemande, la réception zurichoise reste une grande fête populaire. L’empereur effectue un défilé qui s’apparente à une « via triumphalis23 », écrit la Neue Zürcher Zeitung. La toute première réception diplomatique de ce type, celle du président français Armand Fallières en 1910, n’avait pas pas soulevé la même ferveur populaire. En Suisse alémanique, des voix s’étaient même élevées dans la presse, car Fallières avait prévu de passer par la Savoie, une région qui,

17 Voir Deutsches Ortsnamenbüchlein für die Westschweiz, Zürich, Leipzig : Th. Schröters, 1907, 24p. (avec en annexe une carte « Die Westschweiz mit deutscher Ortsbennenung »).

18 Paul Seippel, « La langue et la culture françaises en Suisse », Genève : Imprimerie du Journal de Genève, 1908, 35p. Sur ces tensions linguistiques, voir Alain Clavien, Les Helvétistes, Intellectuels et politique en Suisse romande

au début du siècle, Lausanne : SHSR/En Bas, 1993, pp. 98-103 ; Hans-Peter Müller, Die schweizerische Sprachenfrage vor 1914 : eine historische Untersuchung über das Verhältnis zwischen Deutsch und Welsch bis zum Ersten Weltkrieg, Wiesbaden : F. Steiner, 1977, 212p.

19 Voir Rudolf Jaun, Preussen vor Augen. Das schweizerische Offizierkorps im militärischen und gesellschaftlichen

Wandel des Fin de siècle, Zürich : Chronos, 1999, 501p.

20 Max Mittler, op. cit., pp. 24-26.

21 Theophil von Sprecher à Ludwig Forrer, 23 janvier 1907, cité dans les Documents diplomatiques de la Suisse (DDS), vol. 5, Berne : Benteli, 1983, pp. 353-362. Cf. Max Mittler, op. cit., pp. 704-708.

22 Voir Hans-Rudolf Fuhrer, « Die "Südumfassung" : zur Rolle der Schweiz im Schlieffen- und im Moltkeplan », Der

Schlieffenplan. Analysen und Dokumente, Hans Ehlert et al., Paderborn : Ferdinand Schöningh, 2006, pp. 311-338.

23 Neue Zürcher Zeitung, 4 septembre 1912. Le centième anniversaire de cette visite impériale a été célébrée en été 2012. Voir Armin Eberle, "…der Kaiser kommt!", zum Schweizerbesuch Wilhelms II. im September 2012, Kirchberg : Appendix, 2012, 119p. Cf. Alfred Schaer, Kaiser Wilhelm II. in der Schweiz : Erinnerungs-Blätter an den Besuch des

d’après la Berner Tagblatt, « devrait faire partie de notre pays24. » Le président français avait finalement modifié son parcours. Deux ans plus tard, la visite impériale de Guillaume II ne soulève que de très rares réprobations, notamment dans les rangs socialistes. Les élites romandes ne semblent pas s’émouvoir outre mesure du tapis rouge déroulé devant l’empereur. Edouard Secretan, rédacteur en chef de la Gazette de Lausanne, écrit par exemple :

Nous ne dissimulons pas qu’au début, nous avions quelque appréhension vague, celle du petit paysan appelé à recevoir à sa table le seigneur du château voisin. Que veut-il de nous ? Il voulait seulement nous voir, voir notre peuple, serrer la main de nos conseillers fédéraux, nous témoigner de l’amitié et aussi un peu de considération. C’est tout. Il l’a fait sans trace de condescendance, avec tact, simplement, aimablement. Merci !#$

UNE EXPOSITION NATIONALE POLEMIQUE

La Suisse de la Belle Epoque ne reste pas à l’écart des poussées nationalistes des pays environnants. Les différentes initiatives qui tentent de définir un nationalisme helvétique appartiennent à cette dynamique globale, tout en étant étroitement mêlées aux mutations sociales provoquées par l’entrée du pays dans la modernité du XXe siècle. La société s’industrialise et s’urbanise à grande vitesse, ce qui déstabilise la position traditionnelle des élites. Apparue au tournant du siècle, la « question des étrangers26 » s’ajoute à cette problématique identitaire. Différents espaces symboliques cherchent alors à affirmer progressivement la nation helvétique. Première Exposition nationale en 1883, première fête nationale en 1891, fondation de la Société suisse des traditions populaires en 1896, du Musée national suisse en 1898, de l’Heimatschutz (ou Ligue pour la beauté) en 1905 sont autant de marqueurs de démarcation vis-à-vis de l’étranger.

Mais les tensions linguistiques révèlent les difficultés de définition d’une identité commune. En 1908, le débat est ouvert dans la revue Wissen und Leben, suite aux critiques alémaniques à l’encontre d’une exposition impressionniste française à Zurich. Fondée une année auparavant et dirigée par Ernest Bovet, cette revue bilingue s’inscrit dans le mouvement de renforcement de la « culture suisse ». Elle ouvre néanmoins ses colonnes à l’ensemble des débatteurs. Petit-fils d’un Allemand, Eduard Blocher y creuse la division culturelle du pays. « La Suisse allemande est un morceau de culture allemande et la Suisse française est un morceau de culture française27 » polémique le pasteur dans un article au titre provocateur (« Sommes-nous allemands ? »). Professeur à l’Ecole polytechnique de

24 Cité dans Helvetia tient sa cour : visites d’Etat en Suisse, Berne : Archives fédérales suisses, 2002, p. 16. Sur le rapport de réciprocité entre ces deux visites à l’heure des crises marocaines, consulter Daniela Rosmus, Die Schweiz

als Bü!hne: Staatsbesuche und politische Kultur, 1848-1990, Zürich : Chronos, 1994, 238p.

25 Edouard Secrétan, « La Suisse et Guillaume II », Gazette de Lausanne, 9 septembre 1912.

26 Voir p. ex. Karl-Alfred Schmid, Unsere Fremdenfrage, Zürich : J. Leemann, 1900, 57p.

27 Eduard Blocher, « Sind wir Deutsche ? », Wissen und Leben, 15 janvier 1909. Cité par Alain Clavien (1993), op.

Zurich, le Vaudois Bovet lui répond que la Suisse doit au contraire cultiver à tout prix son « esprit national28. »

En Suisse romande, le problème identitaire devient également d’une actualité brûlante et scinde la jeune génération intellectuelle bourgeoise. Apparu autour des littérateurs Gonzague de Reynold et Robert de Traz, un nouveau courant, l’« helvétisme », cherche à définir les racines endogènes de l’identité nationale, à l’opposé des frères Cingria et de leur vision « latine » de la culture romande29. Pour les helvétistes, l’idéal radical de 1848 est épuisé et la régénération morale du pays est une nécessité. A la recherche de l’« esprit suisse », cet helvétisme est proche des idées défendues par Bovet, mais les options libérales et européanistes de ce dernier sont vivement rejetées par le nationalisme défensif et traditionaliste de Gonzague de Reynold, fortement influencé par l’Action française.

Jouant sur différents niveaux, les divergences culturelles sont mises en lumière par une manifestation nationale prenant place peu de temps avant le déclenchement de la Crise de juillet. Le 15 mai 1914, la troisième Exposition nationale ouvre ses portes à Berne. Espace central de la mise en scène de l’imaginaire national, la manifestation est ouverte par un discours du conseiller fédéral saint-gallois Arthur Hoffmann, dont le leitmotiv est : « Apprenons à nous connaître !30 » L’Exposition nationale agit pourtant bien plus comme le symbole des incompréhensions existant entre les communautés linguistiques. Avant même son ouverture, la manifestation provoque de vives polémiques. La pomme de discorde est représentée par l’affiche de la manifestation, le « Cavalier » du peintre Emil Cardinaux, qui représente un jeune paysan montant un cheval aux tons gris-vert (fig. 1)31. En automne 1913, la presse romande dénonce une affiche au style trop germanique à son goût.

L’Express de Genève parle de « chevaux germaniques32. » L’affaire s’échauffe avec l’intervention du responsable de la publicité de l’Exposition – un Allemand – qui menace la

Tribune de Genève de retirer ses annonces si les critiques se poursuivent33. Les esprits s’échauffent et le Conseil fédéral doit intervenir en médiateur34. Une seconde affiche est commandée au peintre Plinio Colombi, qui recourt au stéréotype alpin. Représentant la Jungfrau, un motif plus consensuel, cette œuvre est utilisée sur le marché romand, mais

28 Ernest Bovet, « Nationalité », Wissen und Leben, 1er août 1909, pp. 434-435, cité par Alain Clavien, Les

Helvétistes, Intellectuels et politique en Suisse romande au début du siècle, Lausanne : SHSR/En Bas, 1993, p. 104.

29 Voir Alain Clavien (1993), op. cit.

30 « Lernen wir uns kennen ! » cité dans le Bund, 15 mai 1914. Voir Martin Arnold, Von der Landi zur Arteplage :

Schweizer Landes- und Weltausstellungen (19.-21. Jh.), Zürich : Orell Füssli, 2001, p. 63 sq. ; Hermann Büchler, Drei schweizerische Landesausstellungen, Zürich : Juris Verlag, 1970, p. 138 sq.

31 Stéphanie Knecht, « Entre art public et art d’élite : l’affiche de l’Exposition nationale suisse de 1914 », Art +

Architecture en Suisse, n° 2, 2002, pp. 22-28.

32 L’Express de Genève, 29 janvier 1914, cité par Claudio Jörg, « Die Schweizerische Landesausstellung 1914 in Bern : zwischen Fortschrittsglaube und Kulturkritik », Expos.ch, idées, intérêts, irritations, Berne : Archives fédérales suisses, 2000, p. 145.

33 Staatsarchiv des Kantons Bern (ci-après SKBe), Akten des Publ. Dienstes, Mappe T, Dr. Heber à l’administrateur de la Tribune de Genève, Berne, 5 décembre 1913.

34 Claudio Jörg, op. cit., p. 139. Cf. Claudio Jörg, Die Schweizerische Landesausstellung von 1914 in Bern. Nation

aussi en France, en Italie, en Angleterre et aux Etats-Unis. Quant à l’affiche de Cardinaux, elle continue à être exposée en Suisse alémanique, en Allemagne et en Autriche35.

Fig. 1 Réalisée par le peintre bernois Emil Cardinaux, cette affiche de l’Exposition nationale suisse de

1914, connue sous le nom polémique du « Cheval vert », est retirée du marché romand, car elle est jugée trop « germanique »36.

Les plaintes romandes ne visent pas seulement l’affiche, mais s’en prennent plus généralement à l’influence allemande sur l’exposition. La majorité des pavillons est alors inspirée du « style de Munich », celui du Werkbund allemand. Les formes épurées promues par cette association d’art industriel ont marqué les esprits lors de l’Exposition universelle de Bruxelles en 1910, et notamment celui du délégué suisse de l’Exposition nationale bernoise. Contrairement à la presse alémanique, la presse romande dénonce cette influence, à l’image de Georges Wagnière dans le Journal de Genève :

Vous pensez que les architectes de l’Exposition se sont inspirés de ce paysage si pittoresque, si

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