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Pratiques artistiques modernistes

MONTAGE CUT-UP

A. Pratiques artistiques modernistes

A. Pratiques artistiques modernistes

Le propos de ce dernier chapitre est de mettre en évidence ce qui, dans le travail poétique de Bernard Heidsieck, relève du documentaire afin d’achever la série de descriptions analytiques de ce que j’appelle les « objets poétiques complexes ». Pour saisir la notion de documentaire, il ne serait pas pertinent de partir d’une définition de dictionnaire. Il semble plus intéressant de dégager, de manière empirique, ce qui relève chez Bernard Heidsieck du documentaire, et des pratiques ethnographiques. La dimension documentaire de la poésie de Bernard Heidsieck peut être mise en évidence en la comparant à des pratiques artistiques contemporaines, en particulier en musique et en arts plastiques.

1. Varèse et le Domaine Musical

Dès la fondation de son projet poétique, et son geste initial d’ « arrachement du poème à la page », Heidsieck assume et revendique l’importance des pratiques musicales contemporaines dont il se nourrit lors des manifestations du Domaine Musical. Dans sa monographie sur le travail de Bernard Heidsieck179, Jean-Pierre Bobillot précise sa définition du stade « électro-acoustique » du travail du poète, en citant la définition du terme acousmatique proposée par Pierre Schaeffer180 :

« Acousmatique, nous dit le Larousse : Nom donné aux disciples de Pythagore qui, pendant cinq années, écoutaient ses leçons cachés derrière un rideau, sans le voir, et en

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!(* Bernard Heidsieck, poésie action, op. cit.

!'$" observant le silence le plus rigoureux. De leur maître dissimulé à leurs yeux, la seule voix parvenait aux disciples.

C’est bien à cette expérience initiatique que nous rattachons, pour l’usage que nous voulons en faire ici, la notion d’acousmatique. Le Larousse continue : Acousmatique, adjectif : se fit d’un bruit que l’on entend sans voir les causes dont il provient. Ce terme, en effet (…), marque bien la réalité perceptive du son en tant que tel, en distinguant celui-ci des modes de sa production et de sa transmission : le phénomène nouveau des télécommunications et de la diffusion massive des messages ne s’exerce qu’à propos et en fonction d’une donnée enracinée dans l’expérience humaine depuis toujours : la communication sonore naturelle. C’est pourquoi nous pouvons, sans anachronisme, faire retour à une ancienne tradition qui, pas moins ni autrement que ne le font aujourd’hui la radio et l’enregistrement, restituait à l’ouïe seule l’entière responsabilité d’une perception ordinaire appuyée sur d’autres témoignages sensibles. »

La dimension acousmatique de la musique contemporaine moderniste marque un point de rupture entre Heidsieck et la musique contemporaine dont l’ifluence sur le travail est pourtant décisive. La transposition de ce type d’idées en poésie par Heidsieck implique leur présence certaines (notamment dans leurs modalités et leurs effets) mais dans un refus de l’acousmatisme total. Bobillot met cette rupture en évidence en faisant suivre cette citation de Schaeffer d’un extrait d’une lettre de Heidsieck181 :

« J’ai entendu beaucoup de musique électronique en concert, retransmise uniquement par des enceintes (et les poèmes sur bande et non lisibles (en public) s’apparentent à cette dernière). Or j’ai rapidement ressenti _ quelle que soit la qualité de ce que je pouvais entendre_ un manque, un vide au niveau de la scène. Il n’y a pas d’accident possible : la musique est sur la bande et va se dérouler jusqu’au bout, imperturbable. La musique instrumentale surgit dans l’instant, dans la fébrilité, et chaque instant à venir est une inconnue. Il en est de même pour la ‘lecture publique’ où quelque chose en train de se vivre est donné non seulement à entendre, mais à voir, aussi. Et l’image donnée du poème """""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""

!)! Je cite ici l’intégralité de la note de bas de page rédigée par Jean-Pierre Bobillot : « Lettre de B.H. à J.-P. B., 24.12.90. Avant d’en revenir, ci-dessous, à la question de la musique acousmatique et, plus généralement électro acoustique, suggérons seulement à ce stade que la posture de maîtrise, assumée par les uns, et le mysticisme, plus ou moins rampant, ou affiché, des autres _quand il ne s’agit pas des mêmes_, semble bien vérifier, hélas, notre hypothèse, et justifier les réticences de Bernard Heidsieck _ et les nôtres. Là encore, il convient de souligner la tenace lucidité de Varèse, qui se tenait loin de ces tentations… », in Bernard Heidsieck, poésie

!'%" que l’on est en train de lire est très importante, car elle va être mémorisée par les spectateur/auditeur, et associée par lui, dans le souvenir, au poème entendu. »

Varèse, comme « V », comme « ville », comme « vitesse », ou le choix de Heidsieck, à l’intérieur d’une multitude de gestes issus de la musique électronique moderniste, de refuser la stricte acousmatique pour donner « à voir » et à entendre ses poèmes sonores, action. Si l’influence du musicien apparaît plus comme une sorte de diffusion de l’ambiance d’un médium et d’une époque, il n’empêche que le simple fait de le nommer, dans le titre de l’un des Poèmes-partitions les plus célèbres, les plus donnés à voir et à entendre, n’est évidemment pas anodin. À cette pratique relevant du modernisme en musique contemporaine font écho celles appartenant aux arts plastiques.

2. Villéglé, Hains, Dufrêne : Heidsieck et les affichistes

Villéglé, Hains et Dufrêne ont tous trois pratiqué non le collage, mais le « décollage » d’affiches publicitaires, ils furent rapidement surnommés les « affichistes ». Tous trois des gestes qui mettent en avant à cette volonté de l’artiste d’inscrire une réflexion documentaire d’ordre sociologique au principe même de ses créations. Cette volonté documentaire des « affichistes » se caractérise par le geste fondateur de prélever des matériaux à l’intérieur du tissu social pour les implémenter dans le monde de l’art. La dénomination du courant artistique auxquels les « affichistes » appartiennent par l’expression « nouveau réalisme » est directement liée au type de matériau qu’ils prélèvent : des affiches publicitaires superposées. Les œuvres plastiques produites correspondent formellement à l’inverse du collage puisque leur geste de prélèvement sur le réel d’un matériau social consiste à « décoller ». Par le biais de décollages d’affiches publicitaires superposées, les affichistes ponctionnent un morceau complexe du réel. La complexité de ce prélèvement est caractérisée essentiellement par la multiplicité des strates : le geste de décollage, l’opération de lacération effectuée sur les différentes couches d’affiches publicitaires, fait apparaître de façon quasi archéologique différentes époques, différents thèmes, constitutifs d’un panneau d’affichage publicitaire. Ces

!'&" gestes de prélèvement s’apparentent, de façon littérale à, ce que Bernard Heidsieck désigne par le terme de « biopsie ». Terme choisi par le poète pour sa définition première de « prélèvement d’un fragment de tissu sur un être vivant pour l’examen histologique », qu’il transpose directement selon les termes suivants : « m’appuyant sur cette définition, j’ai, dans la seconde moitié des années soixante, réalisé toute une série de poèmes, souvent courts en partant d’éléments, non pas prélevés sur le corps humain, mais appartenant au corps social. »182 Ces gestes de prélèvements, des affichistes aux biopsies de Heidsieck peuvent également être mis en parallèle avec les pièces d’accumulation de Armand. En effet, ces dernières proposent une sorte de compte-rendu littéral, en trois dimensions de la société de consommation, et fonctionnent comme une liste non triée, non organisée, un échantillon, là encore, d’un tissu social.

Les années soixante des « biopsies » s’inscrivent donc dans cette époque de l’art contemporain où se développent, de façon évidente et significative, des pratiques, des gestes qui se pensent et se veulent documentaires d’un état de la société. Ces pratiques signent également un désir de produire un art qui, loin d’être coupé du monde, se pense justement comme étroitement lié à celui-ci et tente d’en rendre compte.

Il serait pour autant extrêmement réducteur de penser qu’un documentaire consiste uniquement en une opération d’enregistrement et de prélèvement d’un matériau sur le réel. Le documentaire correspond à un genre et à un format d’écriture. C’est pourquoi il convient à présent, de se demander ce que sont les techniques d’écriture qui permettent chez Bernard Heidsieck de produire du documentaire.

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B. Techniques de visualisation utilisées en vue de produire un « objet