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Présentation et implications de l’éthique du care

Les principes des deux enfants sont donc différents: « les jugements d’Amy contiennent les préceptes essentiels ç une éthique fondée sur la préoccupation [care] d’autrui », tandis que ceux de Jake reflètent « la logique intrinsèque d’une approche du dilemme par la justice ». Pour Amy, en effet, les personnages du dilemme ne sont pas des « adversaires qui s’opposent dans un litige de droit », mais « des gens qui font partie d’un réseau de rapports humains »154. C’est semble-t-il pour cela que l’interlocuteur d’Amy est déstabilisé par ses réponses : en réalité, analyse Carol Gilligan, elle n’y répond pas vraiment. Par sa réponse, Amy change de problème : plutôt que de répondre à la question « Heinz devrait-il voler le médicament ? », elle répond plutôt à la question « comment Heinz devrait agir pour répondre au besoin de sa femme ? »155. Selon Gilligan, Amy voit immédiatement la nécessité d’agir, elle s’interroge simplement sur les modalités d’action. Ce n’est donc pas tant Amy que son interlocuteur qui ne comprend pas l’entretien :

L’interrogateur est incapable d’imaginer une réponse qui n’appartienne pas au système philosophique et moral de Kohlberg ; il lui est donc impossible de saisir la question d’Amy 151 Ibid. p. 56. 152 Id. 153 Id. 154 Ibid. p. 58. 155 Id.

47 et de percevoir la logique de sa réponse. Il ne peut pas discerner que, derrière cette réponse qui à première vue semble évasive, se cachent une prise de conscience du problème et le désir de trouver une solution plus appropriée156.

En effet, on attend d’Amy qu’elle réponde comme Jake, qui voit dans ce problème « un conflit ente les droits de propriété et de vie qui peut être résolu par déduction logique » : il suffit simplement de savoir quel droit prime sur l’autre. En revanche, Amy y voit « une rupture des relations humaines qu’il faut réparer avec le même matériau, c’est-à-dire la communication »157. La réponse de Amy ne satisfait pas l’interrogateur parce qu’il n’a pas envisagé la diversité des solutions possibles : les propos de la jeune fille se situent donc nécessairement hors de la sphère morale.

Or, « le jugement d’Amy révèle une autre vérité qui échappe totalement à un système de mesure de maturité morale établi sur la logique des réponses du jeune garçon »158. Comme l’indique Gilligan, si Kohlberg voit parfaitement les lacunes de la réponse d’Amy, il ne parvient pas à voir celles dans la réponse de Jake. Pourtant, Amy a une conception du choix qui semble très mature : elle dit par exemple que le choix est un renoncement et que c’est un risque à courir, elle a donc parfaitement compris ce que signifie choisir159. Dans le cadre de la réponse de Jake,

La situation devient impersonnelle et se résume à une question de droits. Il soustrait ainsi le problème moral du monde subjectif des relations humaines pour le placer dans le domaine objectif de la logique et de la justice. Il y aura donc un gagnant et un perdant mais selon les règles d’un jeu objectif160.

La réponse d’Amy, quant à elle, ne tient pas compte d’une hiérarchie de principes car elle fonctionne en réseau : le problème est celui d’une « exclusion inutile » plutôt que d’une « suprématie injuste du droit »161 : le conflit vient du refus du pharmacien de compatir à la situation de Heinz. Si le pharmacien était convaincu, le problème serait résolu et personne n’aurait à en souffrir. Il ne s’agit donc pas nécessairement d’une équation qui ferait primer un intérêt sur un autre sous 156 Ibid. pp. 58-59. 157 Ibid. p. 59. 158 Id. 159 Id. 160 Ibid. p. 60. 161 Id.

48 prétexte d’une hiérarchie des valeurs, mais d’une mise en situation dont la solution permet de contenter tout le monde.

Dans une situation comme celle-là, on voit bien que l’éthique du care telle que l’introduit Gilligan est une théorie morale à part entière, puisqu’elle permet de résoudre de façon satisfaisante des dilemmes moraux. Pourtant, elle a émergé grâce aux questionnements de la psychologue et n’est pas du tout reconnue auparavant : aucun crédit n’est accordé aux réponses de Amy avant que Carol Gilligan ne formule sa théorie. C’est ainsi qu’émerge l’idée d’une « morale féminine », puisque lors de l’expérience, l’expérience des dilemmes moraux montre que les filles répondent davantage comme Amy, contrairement aux garçons qui répondent plutôt comme Jake. Nous entendons par là que ce sont principalement les jeunes garçons qui établissent des hiérarchies, alors que ce sont plutôt les jeunes filles qui se fondent sur d’autres critères, presque toujours dans un souci d’inclusion, comme c’est le cas pour la situation de Jeffrey et de Karen162.

Ludivine Thiaw-Po-Une résume cette dualité de la morale ainsi :

La voix féminine d’Amy n’est pas la voix masculine de Jake, ils ne partagent pas un monde moral commun, leurs soucis ne sont pas les mêmes. Dès lors que nous considérons leurs capacités ou leurs « compétences » morales, ils apparaissent constituer deux sources différentes de normes, solidaires d’une « compréhension différente de la morale ». Amy manifeste une vive attention à ceux qui sont abandonnés à eux-mêmes et accorde une importance particulière aux liens qui nous attachent à d’autres individus. Jake témoigne d’une exigence incomparable de l’autonomie et d’un sens aigu de l’égalité garantie par la loi. D’un côté, une éthique de la sollicitude (care), caractérisée par « l’identification féminine du bonheur au sacrifice de soi ». De l’autre, une éthique de la justice, axée sur la défense de droits. En sorte que si « la masculinité est définie par la séparation » entre des sphères d’autonomie protégées par la loi, « la féminité se définit par l’attachement », par la responsabilité ou la compassion pour les autres – valeurs essentielles du « jugement moral féminin ». A l’horizon d’un développement moral féminin tenu pour distinct du développement moral masculin surgit ainsi quelque chose comme une vertu morale féminine, susceptible d’être elle-même distinguée d’une vertu masculine163.

162

Ibid. pp. 60-61.

163 THIAW-PO-UNE Ludivine, « Autonomie et sollicitude » in THIAW-PO-UNE Ludivine, op. cit. p.

49 Ludivine Thiaw-Po-Une définit ce qu’elle appelle l’éthique féminine en se fondant sur le fait qu’Amy et les autres filles interrogées vivent dans un monde qui leur est propre. Elles ne sont pas nécessairement élevées de la même manière que leurs camarades masculins, elles ne sont pas non plus perçues de la même façon dans le monde contemporain et ne vivent donc pas les problèmes moraux de la même manière. L’étude de Carol Gilligan et ses observations empiriques ont donc pu faire émerger une voix morale différente, fondée sur le soin, la sollicitude, l’inclusion des autres.