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Diversité des pratiques de care

Luca Pattaroni dresse une étude du travail social contemporain, qui a selon lui, depuis de nombreuses années, connu une transformation liée à la « modernisation des services publics », qui entraînent « l’adoption d’outils issus de l’économie de marché »362. Cela a pour effet de donner aux prestations de care un caractère trop « abstrait » : selon certains travaux, les bénéficiaires du travail de soin se plaignent de son aspect « "déshumanisant" », se considérant comme des « "cas" » qui s’accumulent : « dans ce mouvement, la sollicitude acquiert une place importante dans l’éventail des modalités relationnelles qui tissent le rapport des travailleurs sociaux aux personnes qu’ils aident »363. Il s’agit donc d’étudier le rapport entre un « care giver » et un « care reciever », pour reprendre les termes employés par Joan Tronto, mais de le faire d’un point de vue institutionnel. Les formes de vulnérabilité de ces derniers sont en effet variées, et cela leur donne un statut particulier car, selon Luca Pattaroni, ils ne sont alors plus en capacité d’effectuer les tâches qui les inscrivent dans la société. Ces différents cas de figure sont pourtant rassemblés autour d’un « mouvement commun », « celui d’une recherche de l’autonomisation et de la responsabilisation des personnes en difficulté, devenue une thématique centrale du travail social »364.

Le travail social, pourvoyeur de care, comporte des exigences d’autonomisation et de responsabilisation. Selon Luca Pattaroni, ces thématiques sont liées à celle de l’exclusion, qui « implique une compréhension du travail social comme travail d’"insertion" »365. Comme on l’a vu, les personnes en situation de vulnérabilité ne peuvent pas effectuer les tâches qui les inscrivent dans la société. Le travail social, quel qu’il soit, doit donc assurer leur réinsertion :

Cette insertion implique de faire recouvrer à la personne les compétences nécessaires pour prendre place dans la société, par exemple la capacité de faire face à différentes épreuves conditionnant l’accès au marché du travail, ou encore la possibilité de disposer d’un logement, d’obtenir un crédit, etc.

362 Ibid. p. 214. 363 Id. 364 Ibid. p. 215. 365 Id.

104 De manière générale, ces différentes épreuves tendent à configurer un modèle unique d’engagement de la personne dans le monde, qui est celui de l’individu autonome et responsable. Ainsi, même si la visée d’autonomisation est présente dès le XIXe siècle dans les politiques d’aide sociale, elle est renforcée à la fois pour des raisons internes au travail social (critique de l’assistantialisme, du paternalisme et de la charité) et par réalisme, cat les compétences de l’autonomie sont celles plus généralement attendues pour que l’individu prenne place dans la société366.

L’autonomie est donc un facteur très important dans la prise en charge des personnes. Si une aide est requise, il n’est pas question de se substituer aux individus dans leur prise en charge. Le travail d’assistance doit donc aider l’individu à gagner une place que sa condition ne lui permet pas d’occuper, mais cela ne doit pas lui coûter son autonomie. Dans le cadre du risque, ce problème est intéressant : d’un côté, les populations exigent une protection, en se mobilisant contre des installations jugées inquiétantes par exemple ; de l’autre, certaines mesures prises dans le cadre de lutte contre les risques semblent liberticides et suscitent l’agacement des personnes concernées. Par exemple, le projet de loi proposant de baisser la vitesse sur les routes de 90 à 80 km/h se heurte à de nombreuses oppositions, comme des pétitions367, alors que les initiateurs de la loi affirment qu’une telle mesure pourrait sauver entre deux cent et quatre cent cinquante vies par an368. Cela montre que la protection n’est pas une fin en soi et que certaines mesures contraignantes peuvent sembler paternalistes. David Le Breton explique cela en parlant d’un sentiment de sécurité qui conduit à ne pas prendre certaines menaces, bien réelles, au sérieux : « la majorité des automobilistes connaissent les dangers attachés à la conduite automobile, mais ils ne se sentent pas concernés »369. En effet, il précise que « la vitesse sur la route est souvent liée à l’illusion de "gagner" du temps, à des routines de conduite »370 : les lois venant à limiter cela semblent injustes et pénibles, quand bien-même elles mettent en avant la sécurité de ces mêmes conducteurs. On peut penser, suivant

366 Id. 367

Pétition de la Ligue de Défense des conducteurs, Liguedesconducteurs. org, EN LIGNE, http://www.liguedesconducteurs.org/non_a_la_baisse_des_limitations_de_vitesse/, consulté le 01 mai 2014.

368

Le Huffpost/AFP, « Limitation de la vitesse à 80 km/h sur les routes : l’idée d’un rapport d’expert pour faire baisser la mortalité », le Huffington Post, EN LIGNE,

http://www.huffingtonpost.fr/2013/10/05/limitation-vitesse-80-km-h-routes-rapport-expert- mortalite_n_4048309.html, consulté le 01 mai 2014.

369 LE BRETON David, op. cit. p. 52. 370 Id.

105 l’analyse de David Le Breton, que ce type de comportement va à l’encontre des valeurs prônées par le care : il analyse en effet que ces comportements sont liés à certaines conduites que l’on qualifie de masculines, et qui valorisent l’exigence de maîtrise sur les situations, voire les comportements à risque :

Conduire vite, c’est se procurer le sentiment de reprendre sa vue en main et se gratifier personnellement d’un brevet d’excellence. Ce comportement au volant est par ailleurs nettement masculin, il rappelle aussi la dimension sexuée des conduites à risque, attacher une valeur à son existence par le fait de se moquer du Code de la route, même après avoir bu, penser être le meilleur conducteur est un trait plutôt masculin, un rite de virilité371. Or, cela implique évidemment de s’exposer au risque et d’y exposer les autres : « n’avoir jamais eu d’accidents, se sentir à l’aise dans sa conduite, connaître parfaitement son trajet ne sont pas des garanties d’immunités »372. L’exigence d’autonomie est donc assez forte : « l’application de la loi est vécue comme une gêne intolérable dépossédant les conducteurs de leur évaluation propre des circonstances »373. David Le Breton qualifie symboliquement, et peut-être empiriquement d’après ses études sociologiques, cette conduite de « masculine ». De la même façon, le care est décrit comme « féminin ». Il est donc intéressant d’essayer de réconcilier ces perspectives en dépassant la dichotomie réductrice et sans doute peu pertinente, du masculin et du féminin, même si ces comparaisons fournissent un outil conceptuel intéressant pour envisager les conduites dans le cadre des rapports de domination.