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présent, et avoue avoir toujours été obsédé par le lien qui unissait les deux temps, ne sachant pas comment réagir au présent quant le passé n’est pas terminé :

Quand les Américains parlent du passé, ils se réfèrent peut-être au Watergate,

ou à Chappaquiddick, ou encore à Dallas en 1963. Quand les Irlandais disent

« le passé », ils se rappellent en réalité les années de Cromwell ou du roi

Guillaume, ce qui veut dire trois cents ans en arrière, voire plus. […] Si vous

grandissez en Irlande du Nord aujourd’hui, chacun de vos pas est dans le sillon

de n’importe lequel des deux camps dans lequel vous êtes né. Vous pouvez

vous y résigner, réagir contre lui, ou le fuir mais vous ne pouvez pas l’ignorer.

Le passé est en vie, se porte bien et tue des gens à Belfast

142

.

Dans son ouvrage The Living Stream, Edna Longley condamne cette attitude sur le plan

politique. Pour elle, « l’Orangisme et le Paisleyisme gardent en mémoire uniquement les

persécutions historiques où les tribus sont mises en cause, et où les évènements

emblématiques (1641, 1690) sont mis en valeur à travers des parallèles bibliques »

143

. En

effet, depuis sa création en 1795 en hommage à Guillaume d’Orange, l’Ordre d’Orange

*

,

organisation exclusivement protestante, assure le lien entre religion et politique au sein du

parti unioniste en rassemblant ses membres derrière une même idée : affirmer sa supériorité

sur le catholicisme romain et empêcher qu’il ne se propage. C’est pourquoi, l’adjectif

« orange » renvoie depuis à la culture protestante. Et, lorsqu’il sera question de la mélodie

intitulée « The Ould Orange flute »

144

dans Après Pâques, ou de « cette orangiste de Lily

Matthews »

145

dans Pentecôte, le spectateur devra immédiatement comprendre qu’il s’agit de

renvois au culte protestant. De la même façon, le révérend Ian Paisley, qui est brièvement

mentionné dans Pentecôte de manière ironique

146

, mêle politique et théologie ouvertement car

selon lui, l’unionisme traditionnel possède une identité religieuse et sainte. C’est pourquoi,

John Brewer et Gareth Higgins expliquent que le politicien a recours à la Bible pour justifier

le présent :

142 S. Parker cité in M. Richtarik, « “Ireland, the continuous past”: Stewart Parker’s Belfast History Plays », in S. Watt et al. (eds.), op.cit., p. 256 : « When Americans talk about “the past”, they might mean Watergate, or Chappaquiddick, or maybe Dallas in 1963. When the Irish say “the past”, they’re gesturing back at least three hundred years to Cromwell and King Billy, and often beyond…. Grow up in Northern Ireland today, and your every step is dogged by whichever of the two camps you were born into. You can surrender to it, react against it, run away from it…you can’t ignore it. The past is alive and well and killing people in Belfast ».

143 Edna Longley, op.cit., p. 174 : « Orangeism and Paisleyism maintain a select tribal memory – bank of historical persecutions, in which emblematic events (1641, 1690) are reinforced by biblical parallels ».

144 « Second voice : (off) Play “the Ould Orange Flute” ! », (AP, p. 38).

145 Notre traduction de « Orange Lily Matthews » (Pentecost, p. 236).

Pour Paisley, le futur approche à reculons parce que le présent est également

compris en termes de passé. Les mêmes conflits, batailles et ennemis existent

encore et encore. […] Rien n’est récent. Le passé est une force et non une

prison pour l’Ulster car les vieux éléments fondamentaux historiques

persistent. Ainsi, Paisley développe une politique qui se construit sur le passé,

car l’Union est toujours menacée ; et il cultive une théologie qui se construit

également sur le passé car les débats soulevés lors de la Réforme au XVIe

siècle n’ont toujours pas été résolus par la victoire attendue sur la Prostituée de

Babylone et l’Antéchrist. Aussi, pour lui, il n’y a aucun scrupule à se tourner

vers le passé parce que le présent reproduit le passé. Pour Paisley et d’autres

covenantaires

*

tels que Knox, la politique doit se nourrir de théologie. […] Le

recours aux images bibliques est fréquent afin de dissiper les critiques, puisque

lorsqu’il est attaqué, Paisley se plaît à se qualifier de prophète persécuté

147

.

Selon Vincent Twomey, c’est précisément cette confusion du politique et du religieux qui a

donné naissance à la violence en Irlande du Nord :

Le compromis est l’essence de la politique. C’est ce qui distingue la politique

de la religion. La religion, s’occupant des réalités ultimes et transcendantales,

appartient au domaine de l’Absolu. Notre pays a été témoin de l’effet

dévastateur causé par la transformation de la politique et des fins politiques en

une certaine cause absolue et quasi religieuse, qui requiert un sacrifice humain

(y compris le suicide) ou est caractérisée par l’absence de reddition. Une telle

perversion de la politique ouvre la voie à la violence et au désespoir

148

.

Pourtant, on ne peut pas accuser directement Paisley de fomenter crime et révolte car il n’en

appelle jamais à la violence. Bien que devenu à la fois un chef religieux

149

et un meneur

147 J. D. Brewer & G.I. Higgins (eds.), op. cit., pp. 111-113 : « The future goes backwards in Paisleyism because the present is also understood in terms of the past. The same conflicts, battles and enemies exist now and then. […] Nothing is new. Ulster is enabled rather than imprisoned by its past because the old historical universals persist. Thus Paisley offers backward-looking politics, because the age-old challenge to Union continues; and he offers backward-looking theology, because the 16th century disputes grounded in the Reformation still have not seen the victory over the Whore of Babylon and the anti-Christ. Thus to him there is no shame in looking backwards because the present is a reproduction of the past. For Paisley as for covenanters like Knox, politics must be shaped by theology. […]Biblical examples are drawn on frequently to dismiss criticism, for when attacked Paisley takes comfort in the self-appellation that he is a persecuted prophet. Over time he has drawn parallels between himself and the stoning of King David, the condemnation of Jesus, and the rejection of Jeremiah, Ezechiel and Elijah. The favourite role models are the Old Testament’s denunciation prophets – Jeremiah, Ezechiel and Elijah- which were warrior prophets warning of imminent danger to the faithful remnant from the mortal enemies which were within and around them. These prophets used strong language, were constantly vilified by the Godless enemies without and the faithless enemies within and except for a holy remnant, they were mostly ignored; yet they remained true to the message God had given them to preach ».

148 V. D. Twomey, op. cit., p. 116 : « Compromise is of the essence of politics. It is what distinguishes politics from religion. Religion, dealing as it does with ultimate and transcendent realities, is concerned with the Absolute. […] Our own country has seen the devastation caused by the transformation of politics and political goals into some absolute, quasi religious “cause”, which demands human sacrifice (including suicide) or is marked by “no surrender”. Such a perversion of politics is the seedbed of violence and despair ».

politique au sein du parti unioniste, il est seulement coupable de cultiver cette animosité

envers les catholiques. De plus, il déplore « le manque d’intervention de l’Église catholique

dans les affaires criminelles des républicains »

150

. Il est vrai que cette dernière ne s’est pas

clairement prononcée sur les actes terroristes de l’IRA, une des branches activistes du

mouvement nationaliste. Si Paisley sous-entend que l’IRA est la branche armée de l’Église

catholique, c’est parce qu’il pense, comme la plupart des loyalistes et unionistes en Irlande du

Nord, que c’est une « organisation purement catholique dont le but est de parvenir à réunifier

l’Irlande et d’en faire un État où les catholiques auraient le pouvoir »

151

. Il est vrai que les

membres de l’armée républicaine irlandaise se veulent tous être de fervents croyants, comme

le constate Aoife dans Après Pâques : « Même les membres de l’IRA se confessent » (AP, p.

11)

152

. En réponse, les loyalistes s’évertuent à accentuer leur foi protestante afin de montrer

leur dévouement à la Grande-Bretagne. Néanmoins, ces paramilitaires catholiques et

protestants se fourvoient. Leur fondamentalisme, qui naît d’une volonté d’affirmer que leur

religion est la seule, l’unique, la vraie, prend également et surtout une dimension politique,

selon Monseigneur Cathal Daly :

Les causes de ce conflit sont lointaines, nombreuses, parfois irrationnelles et

inextricables. Il y a certes un aspect religieux : mais ce n’est pas une guerre de

religion au sens d’une guerre pour la domination d’un dogme. Pourtant il faut

reconnaître que la ferveur religieuse des extrémistes des deux communautés est

très politisée. Ces ardents défenseurs des droits des uns et des autres ne sont

pas des pratiquants

153

.

Anne Devlin et Stewart Parker se sont donc attachés à dépeindre la société nord-irlandaise

telle qu’ils la connaissaient de l’intérieur. Bien qu’ils nous offrent tous deux un regard

artistique de la situation politique, économique et sociale de leur province, leurs points de vue

restent réalistes, hérités naturellement de la situation particulière dans laquelle ils grandirent.

Les Troubles nourrirent leur vision artistique de la situation ulstérienne et les relations

privilégiées qu’entretiennent histoire, religion et culture en Irlande du Nord permirent à leurs

pièces de s’ancrer dans une tradition littéraire irlandaise plutôt que britannique.

150 J. D. Brewer & G.I. Higgins (eds.), op. cit., pp. 118-120.

151Ibid., pp. 118-120.

152 « Even the IRA goes to confession ».

153 Entretien avec l’évêque catholique de Belfast, Monseigneur Cathal Daly le 29 janvier 1986, rapporté in R. Deutsch, op. cit., pp. 144-146.

Chapitre 3 : Deux religions, deux réalités : deux cultures

théâtrales ?

Chaque pièce de théâtre, peu importe sa forme, même écrite, doit traiter d’une