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Chapitre 1 : Le fichage de la délinquance sexuelle

1.1. Le cadre juridique du fichage de la délinquance sexuelle à partir des données des sciences humaines et sociales

1.1.2. Le délinquant sexuel vu à travers le prisme des sciences humaines et sociales

1.1.2.2. Le prédateur sexuel

Dans l’imaginaire collectif, les crimes sexuels sont souvent imputés à un prédateur sexuel. Cet individu est généralement imaginé comme un pédophile qui rôde autour d’une école pour enlever un enfant, l’abuser sexuellement et le tuer. Ce serait un esclave de pulsions sexuelles incontrôlables, il serait un multirécidiviste qui recommencera dès qu’il en aura l’opportunité. C’est un criminel de carrière, un maniaque sexuel, un monstre, une bête92.

D’ailleurs, le discours et la rhétorique qui a précédé l’adoption de la LERDS* s’appuient sur le concept imaginaire de « prédateur sexuel » pour justifier le fichage. On peut donc se demander si ce criminel imaginaire est à la source des crimes sexuels commis en réalité. Selon des études sur la délinquance sexuelle commise à l’endroit des enfants, le public, par médias interposés, généralise le crime qui en est un d’exception, celui du véritable prédateur sexuel. En fait, les crimes commis par un prédateur sexuel sont peu fréquents. Nous le démontrerons ci-après, études à l’appui.

Depuis les années 1970, le mouvement féministe s’est notamment intéressé à la délinquance sexuelle commise à l’endroit des enfants. La travailleuse sociale Florence Rush est souvent identifiée comme celle qui a initié la discussion sur le problème des abus commis à l’égard des enfants. Dans son ouvrage The Best-Kept Secret – Sexual Abuse of

Children, elle attire l’attention sur les liens unissant le contrevenant et sa victime mineure :

There seems to be a consensus, however, that the offender is overwhelmingly male (from about 80 to 90 percent), that about 80 percent of the time he is a family relative or friend of the victim and her family, that actual incidents are grossly underreported and

that offender behavior crosses all social, economic and racial lines. […] And because the molester is also a friend of or relative of the family, even concerned adults cannot cope with him93.

[Nos soulignements.]

En mettant l’accent sur le fait que la délinquance sexuelle à l’égard des enfants est souvent commise par un membre ou un proche de la famille, les féministes ont mis en lumière le problème des abus à l’encontre des enfants. En effet, l’attention grandissante accordée à ce phénomène a suscité une augmentation des dénonciations d’agressions sexuelles à l’égard d’enfants, ce qui à son tour, a contribué au développement d’études scientifiques et de préoccupations gouvernementales94.

Ces études ont d’ailleurs établi que l’agresseur d’enfants est le plus souvent un membre ou un proche de la famille95. Le prédateur sexuel, c’est-à-dire celui qui recherche un enfant au hasard, procède à son enlèvement et l’abuse sexuellement, est donc un agresseur atypique96. Selon une étude de Statistique Canada, la majorité des 56 122 enfants portés disparus au Canada en 1996 concernait des adolescents en fugue (78 %). Moins de 1 % de ces disparitions résultait d’enlèvement. Dans ces cas d’enlèvement, la vaste majorité (409 enfants) supposait un enlèvement par un parent et seuls 45 cas supposaient un enlèvement par un étranger97. On peut extrapoler de ces données que la criminalité sexuelle

93 Florence RUSH, The Best-Kept Secret. Sexual Abuse of Children, 1980, New York, McGraw-Hill, p. 2. 94 Philip JENKINS, Moral Panic : Changing Concepts of the Child Molester in Modern America, New Haven

& London, Yale University Press, 1998, p. 129-130.

95 John B. MURRAY, « Psychological Profile of Pedophiles and Child Molesters », (2000) 134 The Journal of Psychology 211, s’appuyant à ce sujet sur l’étude réalisée par D. FINKELHOR et al., Sexual abuse in day care, Newbury Park, Sage, 1989. Voir également : QUÉBEC,MINISTÈRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE, Statistiques

2007 sur les agressions sexuelles au Québec, Québec, Direction de la prévention de la lutte contre la

criminalité, gouvernement du Québec, septembre 2008, p. 34.

96 E. S. JANUS, préc., note 12, p. 2.

97 Bryan REINGOLD, « Enfants disparus et enlevés», (1998)18 :2 Juristat, p. 3, en ligne :

http://www.statcan.gc.ca/bsolc/olc-cel/olc-cel?catno=85-002-X&chropg=1&lang=fra (consulté le 20 avril 2011).

à l’égard d’enfants, comme les enlèvements d’enfants, est imputable à des membres de la famille de la victime. Or, les mesures législatives aménagées, comme la LERDS*, sont souvent construites sur la supposée justification que le prédateur sexuel imaginaire constitue le danger criminel prioritaire à l’égard des enfants :

We again encounter a long-familiar paradox : although much evidence suggests that abuse is most likely to occur in the domestic or neighborhood setting, with family or neighbors as culprits, concepts of the problem place the blame on outside forces – on fiends and psychopaths, pedophiles and predators98.

Il existerait donc une véritable distorsion de la réalité des abus criminels contre les enfants. Cette construction imaginaire propose en effet que tout contrevenant sexuel est un prédateur sexuel qui choisit sa victime au hasard.

Les médias contribuent à cette distorsion de la réalité. Même le journaliste professionnel et compétent va s’intéresser aux cas atypiques de délinquance sexuelle et de manière plus générale, aux crimes violents. Cette couverture des cas d’exception et l’accent mis sur la dénonciation des récidivistes ont contribué à l’érosion des politiques de réhabilitation99. Ce faisant, les médias renforcent la croyance populaire que la société est exposée à un danger accru des prédateurs sexuels et perpétuent une méconnaissance publique du phénomène criminel. Les politiciens ont ainsi la tâche plus facile de s’adonner au populisme pénal100. On entend par populisme pénal le « fait, pour le législateur, d'adopter une loi répressive dans le but de plaire à une frange de son électorat et

98 P. JENKINS, préc., note 94, p. 236.

99 Gray CAVENDER, « Media and Crime Policy : A Reconsideration of David Garland’s The Culture of

Control », (2004) 6 Punishment & Society 335, 340.

100 Julian V. ROBERTS et al., Penal Populism and Public Opinion. Lessons From Five Countries, New York,

Oxford University Press, 2003, p. 61 à 75; Julie DESROSIERS et Dominique BERNIER, « Sexe, adolescence et populisme pénal… ou comment la différence d’âge est devenu un crime », (2009) 50 C. de D. 632.

d'augmenter son capital politique, sans égard à l'efficacité et aux effets projetés de cette loi »101.

La LERDS* s’inscrit dans une stratégie politique qui vise à contrer deux dangers qui sont amplifiés politiquement et publiquement, à savoir ceux que présentent le pédophile et le prédateur sexuel. La loi investit dans le fichage d’un trop grand nombre de contrevenants sexuels qui présenteraient un véritable danger. Elle donne lieu à une mauvaise allocation des ressources et n’engendre pas de politique sérieuse de protection des enfants dans les contextes réels d’abus. Dans la mesure où il est raisonnable de se prémunir contre les risques criminels, la LERDS* est un instrument très imparfait et qui fait une gestion irrationnelle et grossière des risques. On a vraiment affaire à une loi inspirée par le populisme pénal.

Comme la LERDS* ne se limite pas à ficher les pédophiles et les prédateurs sexuels102 et cerne de façon plus large la délinquance sexuelle en général ou de façon indirecte, il convient de faire état de données générales sur la délinquance sexuelle émanant d’études des sciences humaines et sociales.