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Compte-tenu de ce qui précède, les modèles conceptuels dont nous disposons aujourd’hui sur la réduction des risques de désastres devraient aussi connaître de nombreuses limites

Ce sont pourtant eux qui sont censés donner le sens le plus logique et cohérent possible aux

définitions et aux méthodes utilisées dans le champ double qui est celui de la

compréhension et de la prévention des désastres. De tels déficits semblent plus permettre

de comprendre pourquoi on perd d’autant plus qu’on n’a jamais autant cherché à prévenir

les désastres. Mais la question principale se profile encore plus : pourquoi ce manque

identifiable et identifié se poursuit-il ? Alors même que, comme nous l’avons vu, les

politiques de prévention des désastres contribuent à prévenir effectivement certains

désastres malgré leurs limites.

3.3. La quête difficile d’un modèle conceptuel pour la prévention des désastres

Un modèle conceptuel (Cutter et al., 2008) ou un cadre conceptuel (Birkmann, 2006)

désignent ici une représentation graphique des relations qui existent entre les composantes

de base des définitions du risque que sont, a minima, aléas et vulnérabilité ou aléas et

enjeux. Dans cette optique, le modèle donne une vision d’ensemble, compréhensive au sens

étymologique, des risques de désastres. La démarche est donc fondamentale, et,

potentiellement, tout autant utile, puisqu’elle devrait guider les politiques de prévention.

Mais, comme il n’y a pas d’accord sur les définitions du risque, et même a minima (D’Ercole

et Metzger, 2009), le défi que représentent les modèles conceptuels liés à la prévention des

désastres est colossal. Il a déjà été identifié par quelques auteurs comme Birkmann ou

Cutter. Cette dernière, qui est aussi engagée, de manière révélatrice, dans les réflexions sur

la gestion des bases de données sur les désastres (Gall et al., 2015), écrit :

« Few researchers have attempted to combine all the factors that contribute to vulnerability,

let alone measure them empirically (Cutter et al., 2003). The most often cited conceptual

models for hazard vulnerability include: (1) Blaikie and Wisner et al.’s pressure and release

model (Wisner et al., 2004); (2) Turner et al.’s (2003) vulnerability/sustainability framework;

and (3) Cutter’s hazards-of-place model of vulnerability (Cutter, 1996; Cutter et al., 2000) »

Birkmann et Cutter reprennent dans leur effort de synthèse les tentatives qui sont les plus

citées dans la bibliographie. Elles sont éventuellement reproduites dans les rapports de

synthèse que publient les institutions internationales. Nous présentons ici certains de ces

modèles, et nous les comparons avec d’autres plus récents, en précisant pourquoi tous

posent problème. Nous complétons et poursuivons ainsi l’effort d’analyse et de réflexion

engagé tant à partir des bases de données que des définitions du risque de désastre. A elle

seule, l’évolution très rapide des modèles proposés démontre leur caractère insatisfaisant,

comme l’impossibilité actuelle d’atteindre une solution plus utile et cohérente à la fois.

Voyons comment et pourquoi.

Le premier modèle que nous proposons est tiré d’un ouvrage de référence sur la question

(Birkmann, 2006 : 23, Figure 3.7), et reprend plusieurs tentatives antérieures. Il est très

analytique et sépare systématiquement, aléas, exposition, vulnérabilité et capacités à faire

face au désastre (coping capacities). Il n’est donc pas adapté au caractère très dynamique, et

surtout réflexif, qui est celui de la prévention des désastres. Il est d’ailleurs linéaire, suivant

la flèche du temps. On devine qu’il ne peut aucunement représenter les retours

d’expérience, il semble même apolitique. Il n’y a rien après le « risque de désastre » comme

si de futurs désastres n’existaient même pas. Ici, on pourrait penser que les capacités de

faire face au désastre intégreraient en fait les politiques de prévention. Mais ces politiques

seraient alors hors de l’histoire, en fait, comme si elles étaient parfaites. Où le modèle

intègre-t-il les retours d’expérience ? Voici un modèle du risque de désastre où le risque est

hors du temps long, pourtant indispensable à la notion de risque. La notion impose pourtant

une projection dans l’avenir afin d’espérer réduire les futurs dommages.

Le second modèle, celui de Blaikie et al. (1994, Figure 3.8), qui est la première version du

modèle Pressure and release (PAR), intègre les politiques dans la « progression de la

vulnérabilité ». Il revient sur l’une des faiblesses du modèle précédent, car il fait apparaître

explicitement la tendance des sociétés humaines à préparer les désastres, involontairement,

sur la durée. Dans ce modèle, l’aléa a d’ailleurs moins de place que les éléments vulnérables.

Ce modèle a été utilisé et discuté dans le cadre du programme européen MICRODIS.

Toutefois, on observe que les aléas sont toujours séparés de la vulnérabilité, sauf au

moment du dommage/désastre, et que les retours d’expérience ne sont pas explicitement

pris en compte ici. C’est la raison principale pour laquelle ce modèle a été revisité dans la

version de Wisner et al. (2004) (Figure 3.9). On observera que la représentation se fait, cette

fois, en boucles. Ces dernières essaient de traduire les retours d’expérience : les politiques

sont revues après les dommages/désastres. Les politiques sont dans l’histoire des désastres,

elles sont même un moteur majeur de cette histoire, autant par leur contribution à la

prévention que par leurs limites – et leurs conditionnements, sur lesquels nous reviendrons.

Toutefois, il n’y a toujours pas de relations entre aléas et éléments vulnérables avant la

réalisation du dommage. Ce modèle n’est donc pas assez cohérent avec ce que l’on peut

observer lors des retours d’expérience ou des études de terrain. Il ne prend pas en compte

les travaux de correction, par exemple, qui sont aussi nommés travaux de protection. Tout

simplement, une digue, un drain, un épi, un pare-avalanche nécessitent d’admettre que

l’aléa (cours d’eau, glissement de terrain, avalanche) est modifié par l’ouvrage. Les

gestionnaires en espèrent une réduction des fréquences de survenue des événements et

potentiellement aussi des dommages AVANT que l’aléa et les éléments de peuplement

exposés et inégalement vulnérables ne se rencontrent lors du prochain événement. L’aléa

est bien modifié avant le dommage, ce dont le modèle ne rend pas compte. Le modèle ne

tient pas plus compte du fait que les aléas, les éléments exposés inégalement vulnérables, et

les politiques de prévention interagissent et coévoluent, au moins en partie. C’est ce que

révèlent tout simplement les générations de travaux de correction/protection qui peuvent

être identifiés lors des enquêtes de terrain (Figure 3.1). Certains aléas ne font donc pas que

révéler la prédisposition au dommage lors de la survenue d’une inondation, comme le

montre pourtant la figure 3.9. Ils sont modifiés avant le dommage, et ces modifications

contribuent aussi à l’explication du dommage. Voit-on ceci dans le modèle de la figure 3.9 ?

L’évolution d’une partie de la recherche (surtout sur le changement climatique) explique

l’évolution des modèles vers la prise en compte explicite des interactions entre aléas et

éléments exposés, inégalement vulnérables. C’est ce que l’on trouve dans le modèle de

Turner (Figure 3.10).Tout comme pour les modèles issus des courants de pensée sur les

systèmes socio-écologiques, qu’ils appartiennent au groupe Resilience Alliance (Gunderson

et Holling, 2002 ; Rockström et al., 2014) ou pas (Shi et al., 2013 ; Renaud et al., 2013), leur

intérêt est d’identifier et de représenter graphiquement les boucles de rétroactions. La

boucle de rétroaction permet d’intégrer aux modèles les « re »-tours d’expérience, comme

les limites des politiques de prévention. Ce mode de représentation correspond plus aux

lectures dynamiques des désastres comme des politiques de prévention qui leurs sont

associées. Cette fois, ces modèles intègrent enfin l’existence d’interactions entre les travaux

de correction/protection, les aléas et les éléments exposés inégalement vulnérables. Mais

ces modèles rencontrent de nombreuses limites.

Le prix à payer pour les modèles associés à la lecture des politiques de prévention des