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Ne trouvant rien à redire au monde social tel qu’il est, ils [les dominants] s’efforcent d’imposer universellement, par un discours tout empreint de la simplicité et de la transparence du bon sens, le sentiment d’évidence et de nécessité que ce monde leur impose.

Pierre Bourdieu, 1982, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard. Justifier le corpus, l’ancrage chronologique, les méthodes employées est nécessaire ; il paraît tout aussi indispensable d’expliciter d’où l’on parle, quels sont les concepts utilisés (et ce qui est appelé concept), comment s’est construite l’armature intellec- tuelle qui soutient ce travail depuis l’origine. Ce court essai d’autoanalyse dans le

1. Les juristes semblent être également les premiers à s’intéresser à la politique extérieure de la Commu- nauté européenne, voir Jean Raux, 1966, Les relations extérieures de la Communauté économique européenne, Paris, Éditions Cujas.

2. Steven Shapin, 1982 (1979), « La politique des cerveaux, la querelle phrénologique au 19esiècle à

Édimbourg », in M. Callon et B. Latour (dir.), La science telle qu’elle se fait. Anthologie de la sociologie des sciences de langue anglaise, Paris, Pandore, p. 51-102. La citation se trouve p. 50.

3. Voir l’excellent article de Gilles Massardier, 1996, « Les savants les plus « demandés ». Expertise, compétences et multipositionnalité. Le cas des géographes dans la politique d’aménagement du territoire », Politix, 9(36), p. 163-180.

cadre d’un exercice académique normé peut paraître prétentieux et/ou superflu, et peut-être l’est-il, mais l’admiration profonde que je voue à certains écrits autoréflexifs de Bourdieu explique sans doute cette tentation1.

Comme tout exercice d’auto-positionnement, il est possible de le lire comme une tentative d’auto-justification plus ou moins habile, et ce qui est revendiqué par la suite peut être examiné sous un angle critique. En sociologie des sciences, comme le rappelle Harvey, « la manière dont les scientifiques rendent compte eux-mêmes de leurs actions sera envisagée avec scepticisme ; autrement dit leurs descriptions seront traitées plus comme des documents à interpréter que comme des explications satisfaisantes de leur comportement »2.

Ce court exercice égocentré est organisé autour de trois thèmes : les choix épisté- mologiques, le positionnement disciplinaire et enfin le rapport politique aux objets étudiés (UE et secondairement ONU). Ce n’est qu’une fois ma posture explicitée que les postulats et hypothèses de travail seront exposés.

1.3.1 Une posture épistémologique située

La vérité ne peut se concevoir que comme la résultante contingente d’activités linguis- tiques et conceptuelles socialement organisées.

Peter Mc Hugh, 1971, “On the failure of positivism”, cité par Michel Callon et Bruno Latour (dir.), 1982, La science telle qu’elle se fait. Anthologie de la sociologie des sciences de langue anglaise, Paris, Pandore. Le cadre épistémologique dans lequel est situé ce travail est un poppérisme nuancé3.

Bien que le discours poppérien soit parfois mal adapté aux sciences sociales, mais il n’a pas été construit pour ces dernières4, l’exigence de la reproductibilité des résultats

me paraît fondamentale. Seul un résultat reproductible peut être considéré comme scientifique, ce qui ne signifie pas que tout résultat reproductible soit scientifique, la condition étant nécessaire mais insuffisante. La nécessité de produire des hypothèses précises et réfutables me semble également être un garde-fou nécessaire afin d’éviter les généralisations abusives et les conclusions péremptoires.

La conséquence méthodologique immédiate est le recours privilégié aux outils quantitatifs. Malgré la morgue dont font parfois preuve certains tenants de la quanti- fication en géographie5, malgré certaines limites sur lesquelles je reviendrai, ce choix

m’apparaît nécessaire.

1. Je pense notamment à Science de la science et réflexivité : cours du Collège de France, 2000-2001 et à Esquisse pour une auto-analyse, parus tous deux aux éditions Raisons d’agir, Paris.

2. B. Harvey, 1982, « Les variables cachées : à la recherche de leur réalité sociale », in M. Callon et B. Latour (dir.), La science telle qu’elle se fait. Anthologie de la sociologie des sciences de langue anglaise, Paris, Pandore, p. 217-247.

3. Le Popper de La logique de la découverte scientifique plutôt que celui de La société ouverte et ses ennemis.

4. Je renvoie à l’indispensable ouvrage de Jean-Claude Passeron, 2006 (nouvelle édition revue et augmentée), La raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel.

5. La maîtrise d’outils mathématiques entraîne chez certains auteurs, et le masculin est intentionnel, un sentiment de supériorité peu dissimulé comme le montrent nombre d’entretiens avec Peter Gould ou Peter Haggett. En France, le cas le plus net est celui d’André Dauphiné qui dès 1978 dans l’article « Mathématiques et concepts en géographie », Géopoint, p. 7-24, fait la leçon aux autres quantitativistes et critique violemment le manuel de Cicéri et al. paru en 1977 (Introduction à l’analyse de l’espace, Paris, Masson).

Une autre obligation concerne l’impératif de clarté, tant au niveau des hypothèses posées que des méthodes utilisées pour les valider. Comme l’écrivait William Bunge au tout début de sa courte carrière académique :

Pour être efficace, une théorie doit se conformer à certains standards, notamment la clarté, la simplicité, la généralité et la précision. La clarté est obtenue quand la théorie est présentée sous une forme mathématique.1

Si la formule de Bunge souffre d’un dogmatisme certain (certaines formes mathé- matiques sont d’une clarté toute relative), Pierre Birot inverse le raisonnement en soulignant « les services rendus par la mise en forme mathématique » : elle oblige « à prendre en considération tous les facteurs d’un phénomène, à préciser leur valeur respective, à distinguer variables dépendantes et indépendantes, facteurs antagonistes et facteurs complémentaires »2.

Cette exigence de clarté s’applique aux hypothèses mais également aux façons de les tester et de présenter les résultats : l’objectif étant de rester compréhensible pour toute personne intéressée par ce sujet et non uniquement aux statisticiens et statisticiennes forcené-e-s. O’Loughlin soulignait en 2003 la fâcheuse tendance de certain-e-s quantitativistes à simplement proposer les sorties de leur programmes informatiques sans les commenter de façon intelligible3; j’essaierai à l’inverse d’être

le plus clair possible.

Réfutabilité, reproductibilité, généralité et clarté des hypothèses, pourquoi alors utiliser l’adjectif nuancé ? Parce que la vision d’une science (géographique ou autre) cumulative, objective, voire désintéressée, me paraît une plaisanterie, sans doute nécessaire pour continuer à produire dans les moments de doute ainsi que pour justifier socialement l’importance de la « Science »4, mais une plaisanterie tout de même. Toute production scientifique est un acte discursif construit, contingent et soumis à de fortes contraintes où la science tient parfois peu de place5. Les pages à mes yeux exemplaires de Bruno Latour sur la littérature (et notamment l’article) scientifique rappellent que, si l’objectif de la science est, selon lui, de traduire le réel en écritures, cela se fait dans le cadre d’un système clos et défensif6. L’une

des meilleures illustrations de ces contraintes est bien entendu la construction de la bibliographie, qu’il s’agisse d’un projet d’article (citer quelques personnes du comité de rédaction est une politesse académique courante) ou d’une thèse. Les règles de construction bibliographique décryptées par Robert-Demontrond méritent d’être citées, même si la dernière phrase peut sembler bien naïve :

1. La citation originale est : “To be effective, a theory must meet certain standards including clarity, simplicity, generality and accuracy. Clarity is achieved when a theory is presented in a mathematical form”, William Bunge, 1966, Theoretical Geography, Lund, Lund Studies in Geography Series C, p. 2.

2. Pierre Birot, 1955, Les méthodes de la morphologie, Paris, PUF, p. 168-169.

3. John O’Loughlin, 2003, “Spatial Analysis in Political Geography”, in J. Agnew et al. (dir.), A Companion to Political Geography, Oxford, Blackwell, p. 30-46, et notamment p. 39 : “Too frequently, spatial analysts simply regurgicate the output from their computer package”.

4. Pour Bruno Latour, Science avec un grand S est une « idéologie qui n’eut jamais d’autre usage, entre les mains des épistémologues, que de s’offrir comme substitut à la discussion publique », extrait de 2001(1999), L’espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris, La Découverte, p. 275-276.

5. Si cela est vrai pour toute production scientifique, d’autres contraintes spécifiquement liées à la thèse, et à la position recherchée du thésard dans un champ donné, s’ajoutent aux contraintes générales.

6. Bruno Latour, 1995 (1987), La science en action, Paris, Gallimard, et notamment les pages 97-98 où le rôle des références est ainsi décrit : « Chacune de ces références vise un objectif spécifique et est présentée dans le but précis de demander un soutien à la thèse développée ».

Les motivations de citation intègrent : i) une recherche de légitimité, dans une perspective relevant typiquement de l’argument d’autorité [. . .] ii) une recherche de cooptation, par un marquage d’appartenance à un réseau, une école, une chapelle théorique [. . .] Contre toute objectivité, les non-citations sont également souvent soigneusement contrôlées.1

L’emploi de l’adjectif nuancé est également dû au caractère nécessairement orienté des modélisations statistiques. Le fait qu’une méthode soit reproductible ne la rend pas « objective » au sens naïf du terme, à savoir décrivant la « réalité des faits » de façon « neutre et précise ». Comme l’écrit Michel Callon : « Une expérimentation n’est jamais innocente. Son montage, son interprétation sont largement dépendants des présupposés théoriques des chercheurs qui la réalisent »2 . Cela ne signifie pas un relativisme absolu où tout se vaudrait mais bien plutôt une conscience pleine et entière des limites de nos pratiques et connaissances scientifiques contemporaines. Dominique Pestre invite à juste titre à une « attitude de retenue et de modestie devant nos propres constructions, toujours trop « situées », trop partiales, trop dépendantes du temps et de notre existence sociale pour qu’on leur fasse (toujours et à jamais) confiance »3. Jean-Michel Berthelot exprime des préoccupations similaires lorsqu’il

écrit que la prétention du texte scientifique à offrir une connaissance objective du réel « est socialement inscrite dans un contexte social, culturel, institutionnel, intellectuel où les notions de « connaissance objective », de « réalité », de « science », de « normes de recevabilité », de « normes de scientificité », etc. peuvent recevoir des acceptations différentes de celles qu’elles ont dans d’autres contextes »4.

Enfin, et sur un plan intellectuel différent et moins directement mobilisable, l’influence de Deleuze dans mon parcours intellectuel me paraît devoir être signalée. Dans ce dernier cas, il s’agit moins d’une influence liée aux concepts que d’une admiration sincère pour la liberté et la créativité d’une pensée qui refuse les lignes droites et ose en permanence lier ce qui a priori n’a aucune raison de l’être. Et surtout, il a su mieux que beaucoup d’autres philosophes refuser d’employer certaines dichotomies utilisées de façon routinière (théorie vs pratique, pensée vs action). Refuser ou réfuter ces dichotomies est et reste l’un de mes objectifs personnels, mais le chemin à parcourir est encore long. . .

Pour être plus explicite, j’assume une vision cumulative mais non linéaire du travail scientifique (que cela concerne les sciences prétendues dures ou les autres). Appliquée au champ de la géographie politique, une vision linéaire supposerait que le plus récent ajoute au précédent qui lui-même ajoutait au précédent. Une telle vision évolutionniste entraîne des conséquences bibliographiques nettes où l’article, l’ouvrage le plus récent, doivent absolument être cités et où aucune référence ancienne n’a sa place. Or le lecteur et la lectrice géographe remarqueront l’absence, ou la faible présence, de certain-e-s auteur-e-s qui ne me paraissent pas d’un intérêt essentiel pour ce travail, quelles que soient par ailleurs les qualités intrinsèques de leurs travaux.

1. Philippe Robert-Demontrond, 2004, « De l’analyse du discours à son évaluation : le genre scientifique », in R. Ringoot et P. Robert-Demontrond (dir.), L’analyse de discours, Rennes, Éditions Apogée, p. 140.

2. Michel Callon, 1989, La science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits scientifiques, Paris, La Découverte, p. 9.

3. Dominique Pestre, 2003, Science, argent et politique. Un essai d’interprétation, Paris, INRA, p. 11. Dans le même ouvrage, il se définit d’ailleurs, reprenant la belle formule de Philippe Corcuff, comme un partisan des « Lumières tamisées ».

4. Jean-Michel Berthelot, 2003, « Le texte scientifique. Structures et métamorphoses », in J.-M. Berthelot (dir.), Figures du texte scientifique, Paris, PUF, p. 19-53.

Cela ne doit pas être confondu avec une ignorance ou une méconnaissance de leur production. Ainsi, les apports d’Yves Lacoste à la géographie, s’ils ont un intérêt historique réel, ne me paraissent pas utiles pour ce travail. Les deux ouvrages devenus classiques de Paul Claval (1978, Espace et pouvoir, Paris, PUF) et de Claude Raffestin (1980, Pour une géographie du pouvoir, Paris, LITEC) ne me paraissent pas non plus indispensables, d’autant plus que, le recul aidant, il est difficile d’y lire plus qu’une tentative plus ou moins adroite pour importer les recherches de Michel Foucault en géographie. Cette influence, clairement indiquée par Claude Raffestin dans un entretien1 où il affirme que le philosophe « a révolutionné la géographie mais les géographes ne le savent pas encore », est peut être moins nette chez Paul Claval.

On notera également un certain manque d’aisance et une réticence à jongler avec les concepts et les abstractions. Une certaine tendance de la géographie française contemporaine, illustrée notamment par le dictionnaire Lévy Lussault2, à « théoriser »

à tout va, sans jamais ou presque s’appuyer sur des études empiriques dignes de ce nom3, n’est pas un modèle dont je me réclame, même si certains articles ou

ouvrages de ces deux auteurs me paraissent aussi contestables que stimulants4. Je

citerais volontiers Bourdieu qui déclarait en 1995 dans un entretien : « Les sociologues se sentent beaucoup plus fortement sommés que les historiens, sans y être mieux préparés qu’eux, pour la plupart, de produire des concepts et des théories : ils sont ainsi encouragés au bluff théorique et au tintamarre conceptuel, aux distinguos et aux discussions sans invention ni nécessité qui font sourire, non sans raison, les plus lucides des historiens »5. Remplacer sociologue par géographe dans cette citation résume correctement mon positionnement par rapport aux deux directeurs du dictionnaire évoqué6.

Les termes possibles pour classer ce travail au sein de la discipline sont nombreux : géographie, géographie politique, géographie du politique, géopolitique. Croire qu’il existe une définition neutre de ces différents termes est illusoire : le vocabulaire utilisé traduit, consciemment ou non, des choix théoriques7. Il serait bien sûr pos-

sible de commettre de grands tableaux de définitions indiquant par auteur-e, voire par période de l’auteur-e, les nuances subtiles entre géostratégie, géopolitique et

1. Claude Raffestin, 1997, « Une géographie buissonnière. Entretien avec Bernard Elissalde », Espaces- Temps, 64-65, p. 87-93.

2. Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), 2003, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin.

3. Le même biais rend l’ouvrage de Jacques Lévy (1994, L’espace légitime. Sur la dimension géographique de la fonction politique, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques) peu mobilisable pour mes recherches.

4. Je pense notamment à l’article de Jacques Lévy, 1991, « A-t-on encore (vraiment) besoin du terri- toire ? », EspacesTemps, 51-52, p. 102-142 et à ses « Treize axiomes pour l’espace » (p. 121-122) dont chacun peut susciter simultanément un vif intérêt et de fortes critiques.

5. Pierre Bourdieu, 1995, « Sur les rapports entre la sociologie et l’histoire en Allemagne et en France. Entretien avec Lutz Raphael », Actes de la recherche en sciences sociales, 106-107, p. 108-122.

6. Une autre citation aurait pu convenir : « Le ton grandiose et arrogant de proclamations autovalorisantes qui évoquent le manifeste littéraire ou le programme politique plutôt que le projet scientifique est typique des stratégies par lesquelles, dans certains champs, les prétendants les plus ambitieux - ou prétentieux - affirment une volonté de rupture qui, en tentant de jeter le discrédit sur les autorités établies, vise à déterminer un transfert de leur capital symbolique au profit des prophètes du recommencement radical », Bourdieu, 1994, Raisons pratiques, Éditions de Minuit, p. 94. Ce texte vise nommément Bruno Latour, ce qui indique que mes choix épistémologiques peuvent être considérés au mieux comme hybrides, au pire comme inconsistants. Pour en revenir à la citation de Bourdieu, elle s’applique assez bien aux stratégies des premiers numéros d’EspacesTemps vis-à-vis d’un Pierre George ou d’un Vidal de la Blache.

autres géoquelquechose1. L’intérêt d’un tel exercice, en dehors peut-être d’un cours

de licence d’introduction à la géographie politique, n’apparaît pas évident. Il est nécessaire de rappeler que l’utilisation de termes identiques par deux géographes ne signifie nullement une vision identique de la discipline, de ses méthodes et de ses objectifs. L’école de pensée géographique qui constitue mon armature intellectuelle est explicitement brunetienne. Et la seule définition qui me paraît pertinente de la géopolitique est celle donnée par Raffestin : « Un discours propagandiste inféodé à un pouvoir »2. Cette définition peut sembler sévère, elle est pourtant très proche de celle donnée par l’un des fondateurs de cette « discipline », Nicholas Spykman, qui écrivait : « La géopolitique sait utiliser les données de la géographie pour décider d’un comportement politique permettant d’atteindre certains objectifs légitimes »3.

Le fait d’étudier une institution où l’acteur de base est l’État n’entraîne pas nécessairement une vision géopolitique des processus à l’œuvre même si plusieurs auteur-e-s ont montré le lien fort existant entre les deux4. Denis Retaillé étudiant

les liens entre les différents courants géopolitiques et les formes de nationalismes contemporains écrit ainsi « qu’il n’y a véritablement géopolitique qu’à condition que l’Etat soit en jeu comme acteur ou comme visée »5. Si cette condition est nécessaire,

elle n’est cependant pas suffisante.

Ce refus d’employer un terme devenu à la fois anodin et commercial6 pourra paraître daté. La querelle Brunet - Lacoste appartient à la (petite) histoire de la géographie française, et surtout, la dernière décennie a vu un renouveau net, tant quantitatif que qualitatif, de la géopolitique française. Deux auteurs revendiquant ce terme méritent une attention particulière. Tout d’abord, Stéphane Rosière, professeur à Reims, a fait preuve d’une activité éditoriale soutenue durant les années 2000 (manuels, dictionnaire, actes de colloque, co-fondation de la revue en ligne L’Espace politique). Si le volume de la production peut impressionner, si certaines intuitions et remarques méritent l’attention7, l’abondance des concepts créés par l’auteur rend

sa démarche difficilement reproductible.

Le second auteur, simultanément moins présent8 et plus ambitieux d’un point de

vue théorique, est Gérard Dussouy, professeur à Bordeaux, agrégé de géographie et docteur d’État en science politique. Ses ouvrages, et plus particulièrement sa somme en trois volumes9, traduisent la volonté de proposer une géopolitique renouvelée et épistémologiquement solide. Il est ainsi le seul, à ma connaissance, dans le champ

1. Voir Stéphane Rosière, 2001, « Géographie politique, géopolitique et géostratégie : distinctions opératoires », L’information géographique, 65(1), p. 33-42 et 2003, Géographie politique & géopolitique : une grammaire de l’espace politique, Paris, Ellipses.

2. Claude Raffestin et al., 1995, Géopolitique et histoire, Lausanne, Payot, p. 299. 3. Cité par Pascal Lorot, 1995, Histoire de la géopolitique, Paris, Economica, p. 39.

4. Voir notamment Christian Vandermotten et Julien Vandeburie, 2005, Territorialités et politique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles.

5. Denis Retaillé, 1998, « La géopolitique dans l’histoire », EspacesTemps, 68-69-70, p. 187-201. 6. « La rhétorique géopolitique permet à des experts qui ne sont ni géographes ni politistes, encore moins cartographes, d’investir un champ commercial », Michel Foucher, 2010, La bataille des cartes, Paris, François Bourin éditeur, p. 7.

7. Voir notamment « L’espace politique : quels concepts et quelles échelles ? », in Rosière et al., 2009, Penser l’espace politique, Paris, Ellipses, p. 17-33.

8. Cette relative discrétion ne l’empêche pas d’être du trio fondateur de l’Espace politique évoqué plus haut (le troisième membre du trio étant Michel Bussi) et d’avoir participé au Dictionnaire de l’espace politique coordonné par Stéphane Rosière.

géopolitique francophone, à proposer une analyse serrée des différents courants de sciences politiques (voir le chapitre introductif de l’ouvrage sus-cité).

Si l’analyse historique de la discipline est beaucoup plus nuancée que celle de Raffestin et al., soulignant par exemple le rôle important joué par la géopolitique allemande dans la modélisation cartographique1, si la réflexion est souvent stimulante,

les résultats de la démarche souffrent pourtant des limites habituelles de la géopolitique comme outil idéologique. Ainsi les pages consacrées au devenir de l’Europe dans Quelle géopolitique au XXIe siècle ?2 réussissent à promouvoir la « réalité » d’une Europe intégrant la Russie mais excluant la Turquie (sans même parler du Sud méditerranéen),

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