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Chapitre 1: Des outils pour penser la figure du hors-la-loi

3. Figures « hétérogènes » de hors-la-loi

3.3 La possédée

Je m’intéresserai maintenant à une dernière figure, celle de la possédée telle qu’étudiée par Michel de Certeau. La possédée oblige les discours qui tentent de la circonscrire, les lois qui se donnent pour mandat de la nommer, à se reconfigurer. Je propose d’entrevoir, dans la description du théâtre de la possession, pour reprendre l’expression certalienne, plus encore à travers l’image de la possédée, une autre manifestation, cette fois féminine, de cette figure. Dans ses travaux, Michel de Certeau fait une large place à la possession qu’il étudie à partir d’un moment historique précis correspondant à la première moitié du XVIIe siècle.

Dans son livre, La possession de Loudun, l’historien des religions fait alterner son propre discours avec celui des documents d’archives (procès-verbaux, rapports médicaux, traités de démonologie) de l’époque. Dès les premières lignes de ce livre, les propos de l’auteur offrent un angle des plus pertinents pour la réflexion que je poursuis. Il écrit :

34 Tajiana Silec, op.cit., p. 9. Je souligne.

35 Bien que je n’emploie pas cette expression précisément dans le cadre de l’écriture d’Artaud, il est de mise de noter qu’Évelyne Grossman le fait. En reprenant le mot d’Hölderlin, elle s’est intéressée à ce qu’elle le nomme le « discord » dans l’œuvre d’Artaud. Le discord c’est « entre discours et corps, ni l’un ni l’autre : une discordance » (Artaud/Joyce, le corps et le texte, Nathan, « Le corps à l’œuvre », 1996, p. 56. )

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D’habitude, l’étrange circule discrètement sous nos rues. Mais il suffit d’une crise pour que, de toutes parts, comme enflé par la crue, il remonte du sous- sol, soulève les couvercles qui fermaient les égouts et envahisse les caves, puis les villes. Que le nocturne débouche brutalement au grand jour, le fait surprend chaque fois. Il révèle pourtant une existence d’en dessous, une résistance interne jamais réduite. Cette force à l’affût s’insinue dans les tensions de la société qu’elle menace. Soudain, elle les aggrave; elle en utilise encore les moyens et les circuits, mais c’est au service d’une « inquiétude » qui vient de loin; elle déborde les canalisations sociales; elle s’ouvre des chemins qui laisseront après son passage, quand le flux se sera retiré, un paysage et un ordre différent36.

Bien que ce passage parle de la possession, lorsque de Certeau mentionne « l’étrange », on peut certainement y lire le travail « souterrain » du hors-la-loi qui habite les soubassements de la cité jusqu’au moment où il choisit d’ébranler l’édification des pouvoirs en place. Dans le cadre de Loudun, ces pouvoirs sont la justice, la religion et la médecine.

Le hors-la-loi est, dans les termes qu’emploie Michel de Certeau, celui qui inquiète. Les égouts, les sous-sols, ce sont, dans un autre contexte, cette fois beaucoup plus près de la poésie fécale d’Artaud, les tenants lieux d’un Sherwood pour Robin des bois. Par ailleurs, ce passage ouvre bien la réflexion sur la possession, qui, plutôt que d’agir comme un au-delà de l’ordre, travaille de l’intérieur jusqu’au moment où la possédée le renverse, en fait sauter les canalisations, et construit, sur ses ruines – à partir de ruines – un ordre nouveau.

D’autres aspects de la représentation qu’offre Michel de Certeau de la possédée peuvent servir d’outils théoriques pour envisager la figure du hors-la-loi, car c’est aussi ce que je propose par ce recours à la possession : la précision d’un cadre théorique que je déploierai, à travers ses multiples stratifications, tout au long du mémoire. Dans son ouvrage majeur L’Écriture de l’histoire, livre qu’il publie en 1975, Michel de Certeau consacre le chapitre « Le langage altéré.

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La parole de la possédée » à la réflexion que j’ai ouverte précédemment, à savoir celle du déplacement des frontières. Dans ce livre, l’auteur pose une question fondamentale : existe-t-il un discours de l’autre, en somme un discours qui appartiendrait en propre à la possédée? À cette question, une réponse négative sera formulée. De Certeau affirme qu’il n’existe pas de discours de l’autre, mais bien une altération du discours dominant (dans ce cas-ci, démonologique ou médical), donc que la possédée ne fait que dire autrement la même chose.

Il propose à cet égard deux hypothèses : d’une part, Michel de Certeau évoque la position asymétrique qui oppose la possédée aux médecins, juges et exorcistes en écrivant qu’« il y aurait une coupure entre ce que dit la possédée et ce qu’en dit le discours démonologique ou médical37 ». Ensuite, il évoque l’impossibilité pour la possédée de s’énoncer à l’extérieur du

discours qui la parle au même titre que le « fou » ne s’exprime qu’à l’intérieur du savoir psychiatrique. On comprendra que le « fou » auquel je fais référence ici n’est pas celui du Moyen-Âge, mais bien cette figure telle qu’elle a été reprise au XIXe siècle par la médecine

psychiatrique.

Ainsi, « la possédée ne peut s’énoncer que grâce à l’interrogatoire ou au savoir démonologique, bien que sa place ne soit pas celle du savoir tenu sur elle38 ». On a donc d’un

côté les savoirs en place et de l’autre la parole de la possédée qui est une forme de distorsion par rapport à ce savoir. La figure de la possédée permet de préciser et de reformuler, dans le cadre de ma réflexion sur l’écriture d’Antonin Artaud, le transfert d’un mode spatial qui relève de la géographie (entrevue à partir de la figure du hors-la-loi « traditionnel ») à une spatialité discursive. Le hors-la-loi dans cette perspective est « ce hors-texte qui pourtant se marque dans

37 Ibid., p. 289. 38 Ibid., p. 289.

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le texte39 ». Le trait d’union entre le hors et le texte est ici, encore une fois, la marque de

l’impossible extraction du sujet vis-à-vis de la loi.

La parole de la possédée ne peut, à cet effet, correspondre à une positivité discursive. Elle ne peut être ni assimilée ni effacée dans le texte reçu. Elle n’est pas un objet indépendant qui serait enterré sous un discours répressif. On a donc affaire à un ailleurs du discours plutôt qu’à un discours qui est radicalement autre.