• Aucun résultat trouvé

Définir la glossopoïèse : perspectives théoriques

Chapitre 2: Glossolalie et traduction : pour une poétique hors-la-Loi

5. Glossolalie poétique

5.1 Définir la glossopoïèse : perspectives théoriques

Le terme glossopoïèse est employé lorsqu’il s’agit de mettre en relief une forme de glossolalie créatrice ou inventée, c’est-à-dire qui ne provient pas, comme le veut la tradition ou les traditions religieuses, d’une énonciation divine. En ce sens, Alexandra Pozzo parlera de glossolalie ludique. Dans le cadre de la réflexion que je poursuis dans ce mémoire, ce sont les propos de Derrida, en fait sa définition de la glossopoïèse que je veux mettre en relief. Dans la perspective derridienne, la glossopoïèse est une forme langagière qui re-pose constamment la question de l’origine du langage articulé. Jacques Derrida écrit ainsi que :

La glossopoïèse, qui n’est ni un langage imitatif ni une création de noms, nous reconduit au bord du moment où le mot n’est pas encore né, quand l’articulation n’est déjà plus le cri mais n’est pas encore le discours, quand la répétition est presque impossible, et avec elle la langue en général : la séparation du concept et du son, du signifié et du signifiant, du pneumatique et du grammatique, la liberté de la traduction et de la tradition, le mouvement de l’interprétation, la différence entre l’âme et le corps, le maître et l’esclave, Dieu et l’homme, l’auteur et l’acteur153.

La pratique glossopoïétique est ainsi un moyen d’aspirer à une origine langagière, certes, mais il n’y a là qu’une aspiration, puisque, écrit Derrida, la glossopoïèse ne nous ramène pas à l’origine, mais « au bord » de cette dernière, de même qu’elle rend « presque » impossible la langue. Une telle pratique envisage une dé-métaphorisation du langage (le langage est

75

effectivement toujours métaphorique154) qui consiste en l’effacement de la distance entre les

mots et les choses pour que ce qui est prononcé le soit tout simplement.

Or, Artaud n’est pas dupe, « la langue » est, pour lui, « déjà elle-même cette insistante métaphore, d’où la nécessité de la faire délirer, de la déconstruire, pour retrouver la chair, la vie, ce qu’Artaud nomme la “cruauté”155 », donc de pratiquer une subversion qui intervient là où la

langue faiblit. Faire délirer la langue, en d’autres mots la faire dissoner, est le travail des glossolalies. La dissonance, on l’a vu dans le premier chapitre, permet de retrouver une matérialité sonore plus qu’un sens commun. À cela, Artaud va s’employer toute sa vie, mais y arrivera-t-il seulement? Une réponse sans équivoque à cette question n’est sans doute pas possible. La glossolalie elle-même, la glossopoïèse ne sont, en fait, que des entre-lieux d’énonciation, entre le cri et la parole articulée. Les syllabes inventées d’Artaud relèvent donc d’une écriture marginale. Écrire sur la marge signifie jouer (et rejouer) la rencontre, au présent, avec les contenus archaïques de l’expression, le babillage de l’enfant par exemple. Si l’on reprend l’axe de réflexion poursuivi dans le premier chapitre, écrire sur la marge est aussi une manière de s’énoncer à la jonction de ce qui est interne et externe au territoire.

Pourtant, une interrogation demeure : où est la place de l’oralité (une notion qu’il ne faut pas comprendre ici comme ce qui relève de la tradition orale, mais bien de ce qui s’inscrit à partir de l’appareil vocal) dans une pratique qui est d’abord scripturaire? En fait, il faut se demander si la pratique de l’écriture est à même de reproduire les caractéristiques qui

154 Cette position, on l’a vu en introduction, était déjà celle de Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues,

op.cit., p. 381.

155 Bruno Jeanmart, « Antonin Artaud et l’irreprésentable », dans Philippe Choulet et al., Au jeu du miroir : le

76

appartiennent à la voix humaine. « La voix, en effet, [écrit Paul Zumthor,] possède une réalité matérielle, définissable en termes quantitatifs (hauteur, timbre, etc.) ou qualitatifs (registre, etc.) […] 156 », une réalité matérielle que l’écriture ne peut acquérir.

Bien que l’on sache qu’il ait pratiqué la dictée de ses textes, ce qui reste de la production d’Artaud, hormis quelques enregistrements, ce sont les textes écrits, sans oublier les dessins, en fait des pages et des pages noircies par le poète. Camille Dumoulié le souligne bien lorsqu’il écrit que la dictée permet à Artaud de libérer le souffle et la voix de sa poésie. Il n’en demeure pas moins qu’Artaud produit des traces graphiques et même qu’il lui arrive de frapper, à coup de marteau, la feuille de papier157. L’écriture ne peut en ce sens qu’altérer la glossolalie, celle

qui doit d’abord passer par la voix. Où donc situer la subversion? Ces interrogations m’amènent à élargir le domaine qui s’apparente à la glossolalie et à la glossopoïèse. Dans les textes des dernières années, après la sortie de l’asile de Rodez, Artaud radicalise l’utilisation des glossolalies, il en est de même pour ce que l’auteur nomme des « interjections158 » et de sa

pratique de l’incantation. En partant des considérations énoncées autour de la glossolalie, on peut aisément inscrire les interjections d’Artaud sous le registre d’une poétique glossolalique.

Si le statut subversif de la glossopoïèse, dans la réflexion de Derrida, est possible parce que cette forme de langage « dénude la chair du mot, sa sonorité, son intonation, son intensité, le cri que l’articulation de la langue et de la logique n’a pas encore tout à fait refroidi, ce qui

156 Paul Zumthor, « Oralité », dans Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques /

Intermediality: History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, n° 12, 2008, p. 171.

157 Camille Dumoulié, « Antonin Artaud et la psychanalyse : pulsion de mort et « tropulsion » de vie », Texte de la communication présentée lors de la journée Antonin Artaud et la psychanalyse, organisée le 9 novembre 2006 à la BNF, dans le cadre de l’exposition « Artaud », p. 15. En ligne : http://www.revue- silene.com/images/30/extrait_74.pdf

77

reste de geste opprimé dans toute parole159 », la même chose est à l’œuvre dans l’interjection et

l’incantation. Élargir la définition de la glossopoïèse à un ensemble de pratiques qui ont en commun la voix permet d’esquisser l’amorce d’une réponse aux interrogations soulevées précédemment.