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CHAPITRE 1 : PLURALISME DU CONCEPT DE « VIVANT » EN BIOLOGIE

1.5 Frontière supérieure du vivant

1.5.5 Population et communauté

Ainsi, nous constatons qu’autant les populations eusociales d’organismes procaryotes (biofilms) qu’eucaryotes (végétaux clonaux et animaux eusociaux) peuvent, suivant certaines révisions conceptuelles des caractéristiques attribuées aux organismes, former des superorganismes.

Par contre, certaines caractéristiques des organismes semblent plus difficilement repérables chez ces populations eusociales, nécessitant une certaine flexibilité ou

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reconceptualisation. Entre autres, la cohésion entre les parties composant le tout superorganismique diffère de celle composant les organismes pluricellulaires. Cette différence de cohésion peut se nuancer, comme le suggèrent K. Ruiz-Mirazo et al. (2000, p.217): « In biological systems, the most basic, self-generated, cohesive constraint is the actual physical boundary of the system. In unicellular organisms this is quite obviously the membrane. In the multicellular case the physical boundary is constituted by a set (of one or more types) of differentiated cells that will keep the others together, establishing what is in a first and basic sense the inside and outside of the system, even if this may be a less clear-cut distinction at a certain level of complexity ». Mentionnons également la caractéristique reproductive des organismes qui semble absente chez les superorganismes puisqu’ils ne peuvent se reproduire dans leur totalité. Par contre, comme nous l’avons exposé, certaines nuances peuvent être observées chez ces populations. Par exemple les bactéries des biofilms peuvent posséder des bactéries spécialisées en reproduction et se propager, les populations végétales peuvent produire des ramets pouvant éventuellement être coupés du tout superorganisme, mais également produire des organismes distincts par reproduction sexuée (chaton-graine), et enfin les populations eusociales peuvent se reproduire grâce à une reine et fonder une colonie grâce à une autre reine qui se propage. Nous pourrions également nuancer le concept de reproduction et utiliser plutôt celui de « persistance » dans l’espace et le temps.

Nous avons constaté que les populations eusociales sont en réalité constituées d’une mosaïque symbiotique d’organismes de différentes espèces (Fig. 1.9D). Cette structure ramène l’idée de collaboration au sein de la Nature, plutôt qu’exclusivement de compétition, comme l’avançaient M.A. O’Malley et J. Dupré (2009) (Fig. 1.3, E, symbiose mutualisme; F, symbiose commensalisme). E.O. Wilson (2005) ainsi que H.K. Reeve et B. Hölldobler (2007, p.9740) confirme cette idée en démontrant l’importance de la collaboration et de la compétition dans le développement et l’évolution de diverses populations eusociales, pouvant être extrapolée aux autres niveaux de complexité du vivant: « This model underlines the crucial role of intergroup competition in forcing within-group cooperation. It is probably also a potentially useful model for explaining the evolution of human cooperation, and of cooperation among genes within a genome and

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among cells within multicellular organisms ». J.E. Strassman et D.C. Querrell (2010) vont également dans ce sens, en suggérant différents degrés d’équilibre entre la coopération et la compétition au sein des organismes pluricellulaires et des populations. Ce faisant, ils suggèrent (2010, p.614) que les organismes sont issus d’une adaptation collaborative : « But, on the face of it, cooperation seemed to be a modest part of the social universe. This changes once we understand that each organism is itself a social unit that has evolved very high cooperation. Cooperation is in fact extremely common. The organism is the frontier of the adapted world; inside it there is harmonious teamwork, outside it there is conflict and confusion ». L’équipe de Nadell et al. (2009) va également dans cette direction, en affirmant que les populations de biofilms présentent des traits de collaboration à travers les interactions compétitives. Cette nouvelle conception symbiotique collaboratrice nous amène à réviser le concept d’évolution de Darwin, qui mettait principalement l’emphase sur la compétition, et à considérer plutôt un système de compétition et de collaboration à plusieurs degrés.

Outre les organismes de types procaryotes et eucaryotes, nous pourrions également considérer les populations de virus faisant parti d’un tout superorganisme. En effet, considérant que les virus peuvent s’intégrer tous les types cellulaires par symbiose intégrée (Fig. 1.9C), nous pourrions donc affirmer de facto qu’ils font partie des superorganismes, comme le soulignent M.A O’Malley et J. Dupré (2007, p.158) : « Every eukaryote can, in fact, be seen as a superorganism, composed of chromosomal and organellar genes and a multitude of prokaryote and viral symbionts ».

Cette conception d’une mosaïque symbiotique d’espèces collaboratives nous amène à nous questionner si le niveau hiérarchique des populations ne serait plutôt pas dans les faits un niveau communauté (Fig. 1.1E), en accord avec le même raisonnement que j’ai fait précédemment pour les organismes pluricellulaires (comportant des symbioses intégrées, internes et externes). La définition classique généralement acceptée d’une communauté stipule que ce niveau d’organisation du vivant regroupe plusieurs populations d’espèces différentes dans une région géographique donnée (par ex. : le regroupement d’une population de loups gris, de cerfs de Virginie, d’érables à sucre et de bouleaux jaunes au Québec). Or, comme je l’ai démontré, une population d’organismes d’une espèce donnée

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est toujours en étroite symbiose multiple avec des organismes ou population d’autres espèces (Fig. 1.9). En effet, rappelons que les cellules eucaryotes sont en symbiose interne avec des procaryotes (mitochondrie), que les organismes pluricellulaires eucaryotes peuvent être en symbiose externe avec des populations de procaryotes (par ex. : flore bactérienne) et que les populations eusociales sont en symbiose externe avec des populations d’autres espèces (par ex : cultures de champignons). De plus, en considérant les interactions des organismes avec les virus, ainsi que les transferts horizontaux d’ADN entre organismes en tout genre, le portrait mono-espèce des populations semble s’estomper pour laisser place à une mosaïque communautaire et collaborative d’espèces, formant un potentiel tout superorganismique. Ce faisant, des études avancent l’existence d’un métagénome au sein de population superorganisme (C.S. Riesenfeld et al., 2004 ; W.F. Doolittle et al., 2010). Ainsi, le concept d’organisme (et de vivant) pourrait s’extrapoler, suivant quelques nuances de ses caractéristiques, pour s’appliquer aux entités biologiques de type « population / communauté ».

Soulignons en terminant que certains biologistes et philosophes, dont le philosophe D.L. Hull (1980, p.313), ont développé le concept d’« individus biologiques » afin de répondre aux problèmes soulevés par le concept d’« organisme »: « Individual are spatio- temporally localized entities that have reasonably sharp beginnings and endings in time ». Plusieurs courants de pensée s’articulent autour des concepts « organisme » et « individu », que j’aborderai plus amplement au chapitre 3, portant sur le pluralisme philosophique du concept « vivant ».

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