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CHAPITRE 1 : PLURALISME DU CONCEPT DE « VIVANT » EN BIOLOGIE

1.5 Frontière supérieure du vivant

1.5.2 Biofilm d’organismes unicellulaires

À la fin des années 80, le biologiste J.A. Shapiro (1988, p.82) a avancé l’idée que les bactéries, organismes unicellulaires de type procaryote, pouvaient former des organismes pluricellulaires, jusqu’alors exclusifs au type cellulaire eucaryote : « Investigators are finding that in many ways an individual bacterium is more analogous to a component cell of a multicellular organism than it is to a free-living, autonomous organism… They differentiate into various cell types and form highly regular colonies that appear to be guided by sophisticated temporal and spatial control systems ». Aujourd’hui, les scientifiques constatent que la majorité des populations bactériennes peuvent s’organiser sous diverses formes multicellulaires afin d’améliorer leurs chances de survie vis-à-vis les stress environnementaux. Nous retrouvons ainsi des filaments (ex : Anabaena cylindrica), des mycéliums (ex : Streptomyces coelicolor) ou encore des biofilms (ex : Bacillus subtilis et Pseudomonas aeruginos ) (S.S. Justice et al., 2008 ; D. Claessen et al, 2014).

Le biofilm, forme la plus commune et complexe d’organisation bactérienne, est composé de cellules bactériennes et d’une matrice extracellulaire de polymères (constituée principalement d’un réseau de polysaccharides) produite par celles-ci (P. Watnick et al. 2000 ; R.D. Monds et al., 2009) (Fig. 1.11). De par sa composition et sa complexité, il serait pertinent de vérifier si les biofilms peuvent être considérés comme étant des entités pluricellulaires (superorganisme), en analysant la présence des caractéristiques exposées précédemment au niveau des organismes cellulaires, telles la spécialisation des parties, la présence d’une barrière ou frontières qui délimite le tout, ainsi que les fonctions (ou suprafonctions) externes et internes à cette entité biologique.

Premièrement, au niveau de la perte d’autonomie et de la spécialisation des parties composant le tout, soulignons tout d’abord que les bactéries sous leur forme individuelle (planctonique) n’ont pas le même profil d’expression génétique que sous leur forme

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populationnelle de biofilm (M. Whiteley et al., 2001 ; H. Vlamakis et al., 2008). Ces variations génétiques génèrent une certaine spécialisation et une division du travail au sein du biofilm pour le bon fonctionnement du tout collectif (J. van Gestel et al., 2014). Par exemple, certaines bactéries du biofilm se spécialisent dans la reproduction, générant ainsi deux types cellulaires dans la population, tels que retrouvés chez les animaux et végétaux : les cellules somatiques et germinales (Fig. 1.11C,D). Par contre, le degré de liaison et de dépendance des bactéries composant les biofilms est moins développé que celui des cellules composant un organisme pluricellulaire eucaryote. En effet, le processus de formation des biofilms est réversible, d’une part, les bactéries peuvent se déspécialiser (et ainsi retrouver leur pleine autonomie), d’autre part, elles peuvent quitter la structure du biofilm afin de retrouver leur état individuel, ce que les cellules d’un organisme animal multicellulaire, par exemple, ne peuvent faire. De plus, l’entité biofilm ne peut se reproduire dans son ensemble, comme le ferait un organisme pluricellulaire par reproduction sexuée et par son développement subséquent.

Ensuite, mentionnons que la majorité des biofilms ne sont pas homogènes. En effet, les biofilms peuvent être composés de bactéries de différentes espèces en symbiose externe (Fig. 1.9A), contribuant également à la spécialisation des parties composant le tout et à la division du travail dans le biofilm (S. Elias et al., 2012 ; J.A. Shapiro, 1998). Cette hétérogénéité amène également des réflexions sur la conception mono-espèce des populations bactériennes, la distinction entre les niveaux d’organisation population et communauté, ainsi que l’apport de la collaboration (vis-à-vis la compétition) dans l’évolution des vivants dans la Nature.

Finalement, rappelons que ces concepts d’« autonomie », de « cohésion » et de « reproduction » ont été traditionnellement définis suivant l’analyse exclusive des organismes pluricellulaires en lien avec la théorie de l’évolution darwinienne, délaissant ainsi au passage les microorganismes, comme le soulignent M.A O’Malley et J. Dupré (2007, p.173): « We must face the fact that much of our evolutionary theory is grounded in features peculiar to macrobes and has questionable relevance to microbial evolution – which is to say, by far the largest part of all evolution ». Une réactualisation et relativisation de ces concepts est ainsi nécessaire.

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Deuxièmement, en ce qui a trait à la délimitation de l’entité biologique, nous constatons que le biofilm est enveloppé d’une barrière physique, en accord avec la spécialisation de certaines bactéries, qui protège les cellules internes des stress de l’environnement, telle la peau d’un mammifère. Par exemple, il fut démontré que cette barrière protectrice empêche la diffusion de substances chimiques, tels les antibiotiques toxiques, à l’intérieur du biofilm (P.S. Stewart, 2002). Une étude révèle d’ailleurs que les bactéries composant un biofilm sont 1000 fois plus résistantes aux antibiotiques que les bactéries individuelles (sous forme planctonique) (Gilbert, P. et al., 1997).

Troisièmement, au niveau des (supra)fonctions du biofilm, nous pouvons constater que certains systèmes ou métabolismes internes permettent de maintenir l’homéostasie et l’intégrité du tout superorganismique. Par exemple, il a été observé que les biofilms facilitent les échanges et la coordination entre les bactéries le composant par la création d’un réseau de canaux internes de communication (composés de bactéries spécialisées), tel un système vasculaire retrouvé chez les animaux (J.N. Wilking et al., 2013 ; J.R. Lawrence et al., 1991). Ces canaux permettent la distribution de nutriments et l’élimination de déchets au sein du biofilm, ainsi que le partage d’information génétique entre bactéries (J.S. Madsen et al., 2012 ; S. Molin et al., 2003) (tels les transferts horizontaux; Fig. 1.6). Soulignons également la présence d’un système de signalisation (nommé « quorum sensing ») qui coordonne les activités des bactéries composant le biofilm par la diffusion de molécules signalisatrices à travers le réseau de canaux, en régulant la transcription des gènes au sein du biofilm (Miller et Bassler, 2001). Ce système de signalisation rappelle le système hormonal retrouvé chez les organismes pluricellulaires de type mammifère.

Le mouvement, le partage et la régulation de l’ADN entre les bactéries du biofilm peuvent d’ailleurs être des éléments de preuve de l’existence d’une entité biologique plus grande que les bactéries, tel un superorganisme multicellulaire procaryotique, comme le soulèvent M. A. O’Malley et J. Dupré (2007, p.174): « The prevalence of mobile genetic elements moving between microbial units again points to a focus on larger units within which these movements take place ». Ce faisant, ils suggèrent l’idée d’un génome commun (métagénome) au sein des structures multicellulaires procaryotes (biofilms), où les bactéries composant la structure peuvent prendre et utiliser certains gènes selon leurs

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besoins (2007, p.168): « … the ‘one-organism one-genome’ equation is insufficient to describe the genetic constitution of microbial communities. The concept of the metagenome is based on this extended understanding of a community genome as a resource that can be drawn on by the community organism – the metaorganism or superorganism. This genomic perspective backs up the notion of microbial communities as multicellular organisms ».

Nous pouvons donc constater que certaines populations d’organismes unicellulaires procaryotes supportent plusieurs caractéristiques d’organismes pluricellulaires (superorganismes), telles une perte d’autonomie, une spécialisation des parties (bactéries) composant le tout (biofilm), une délimitation ou barrière protectrice permettant de faire face à des stress environnementaux externes (par ex : antibiotique, acidité d’un milieu, le système immunitaire d’un hôte pluricellulaire eucaryote…), ainsi que le développement de suprafonctions afin de nourrir toutes les cellules et coordonner l’ensemble des organismes composant le superorganisme (par ex : transfert horizontal ADN ainsi que le quorum sensing). Suivant ces analyses, nous pourrions, comme le soulignent M.A O’Malley et J. Dupré (2007, p.164), réviser le concept d’organisme pluricellulaire, actuellement centré sur les eucaryotes, afin d’inclure d’autres entités biologiques, tels les biofilms composés de procaryotes : « Traditional definitions of multicellularity emphasize task sharing by tissue differentiation and the permanent alteration of gene expression patterns, thereby excluding non-macrobial forms of cellular organization. However, a more encompassing definition is suggested by the molecular and cellular study of microbial communities. These communities exhibit well-defined cell organization that includes specialized cell-to-cell interactions, the suppression of cellular autonomy and competition, and cooperative behaviour that encompasses reproduction. By working together as functional units, microbes can effect a coordinated division of labour into zones of differentiated cell types that enable them access to a greater variety of energy sources, habitats, protection and other collective survival strategies ». Ce faisant, les biofilms pourraient être considérés comme étant des superorganismes.

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