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La polysémie de IER reflétant l’alternance en genre de Roché (1998)

2. Le suffixe IER

2.2. L’analyse de IER dans les travaux spécialisés

2.2.2. La polysémie de IER reflétant l’alternance en genre de Roché (1998)

M. Roché fait paraître en 1998 un rapport de recherche dont découle un article publié quelques années plus tard (Roché, 2006). Le présent compte rendu se concentrera essentiellement sur l’analyse synchronique proposée en 1998 pour le suffixe -IER. L’étude de 2006 est moins

centrale dans notre réflexion car elle porte sur les facteurs diachroniques susceptibles d’expliquer une partie de la productivité actuelle de -IER.

Roché (1998) n’a pas pour but d’opposer un traitement polysémique au traitement unifié de Corbin et Corbin, mais davantage de prendre en compte l’attribution du genre des dérivés possibles.

Comme mentionné dans un travail antérieur (Roché, 1991), certains facteurs semblent orienter le genre des noms construits. Si les dérivés nominaux qui renvoient à des référents humains (N+HUM) et les dérivés du domaine adjectival s’accordent en genre avec le nom dont ils

dépendent, les autres dérivés nominaux peuvent prendre un genre de deux manières : les dérivés nominaux animés non humains tendent à prendre le genre d’un implicite nominal (10), alors que les dérivés nominaux non animés (N-ANI) subissent souvent une inversion du genre de la base (11).

(10) Une (jument) poulinière

(11) a. un pommier [base : une pomme] b. une érablière [base : un érable]

Cette répartition du genre dans les constructions nominales amène Roché à envisager deux modèles de dérivation pour le suffixe -IER en vue de rendre compte de trente-sept sous-classes de

dérivés qu’il identifie, sur lesquelles nous reviendrons dans le chapitre 3.

Le premier modèle décrit l’ensemble des éléments variables (adjectifs et N+ANI) et une partie

24 avec un référent (qu’il soit implicite ou explicite). Ces dernières, présentées en ordre de fréquence, vont comme suit :

1. les dérivés qui correspondent à l’agent ou à l’instrument d’un procès dont la base désigne l’objet, comme les lexèmes POTIER, BRANCARDIER, COUTURIER, FERMIER, TISONNIER, DRAPIER, POULINIÈRE, COTONNIER et CACHOTTIER ;

2. les dérivés qui correspondent à l’agent ou à l’instrument d’un procès dont la base désigne le lieu de ce dernier, comme les lexèmes KIOSQUIER, BURONNIER, FAÎTIER, CÔTIER et ÉQUIPIER ;

3. les dérivés reposant sur un rapport synecdotique avec la base comme les lexèmes

PHALANGER, ÉCHASSIER, VERDIER, CLAIRIÈRE et CORDELIER ;

4. les dérivés d’identification qui mettent en avant l’ensemble des caractéristiques d’une classe référentielle donnée (considérée comme la base) comme les lexèmes PRINCIER, PRINTANIER, FORESTIER, GROSSIER, RÂTELIER, CUVIER et SENTIER.

Roché précise que les dérivés de la première classe correspondent à 72,71 % des données de son corpus (soit 1047 lexèmes sur un total de 1440 lexèmes). Notre attention sera davantage centrée sur cette partie de son travail.

Les lexèmes construits (AMBULANCIER, BIJOUTIER, CÉRÉALIER, CHAPELIER, DENTELLIER, GONDOLIER, HORLOGER, LUTHIER, SERRURIER…) illustrent la grande variété de la productivité à

l’intérieur du patron le plus prototypique qui peut être paraphrasé ainsi : ʽpersonne qui s’occupe de [base]ʼ. Ils sont également les plus nombreux dans le modèle. Cette famille de sens est celle qui se rapproche le plus de la production caractéristique en latin rappelant les formations en -ARIUS, -ARIA, -ARIUM, étymon du suffixe à l’étude. La parenté avec un suffixe du latin

n’empêche pas qu’il y ait eu un certain élargissement du sens. À titre d’exemple, les bénéficiaires (HÉRITIER, RENTIER, CENSIER…) sont également inclus dans les dérivés possibles de cette grande

catégorie de dérivés14.

Il est intéressant de noter que les dérivés produits peuvent montrer les limites entre le domaine adjectival et le domaine nominal : certains dérivés perçus comme adjectivaux sont excessivement

14 Dans Roché (2006), l’auteur précise que le sens des dérivés renvoyant aux destinataires peut provenir d’une confusion phonologique en latin vulgaire et en ancien français entre des suffixes proches.

25 contraints quant aux noms auxquels ils peuvent s’adjoindre15 (p. ex. jument poulinière), en connaissant un emploi parfois autonome (p. ex. une poulinière). Cette combinatoire limitée amène à préciser le mode d’attribution du genre dans le domaine nominal : il sera déterminé par un élément implicite ou un terme générique auquel le dérivé peut se combiner. Par exemple, le lexème

VERDIER correspond au sens ʽoiseau au plumage vertʼ ; le genre du nom provient du sens de

ʽoiseauʼ. Un masculin pseudo-neutre peut également être utilisé si le lexème construit ne renvoie ni à un implicite déterminé, ni à un terme générique qui lui sert d’hyperonyme et auquel il peut se combiner. Un exemple de ce type de référent serait le lexème PLAFONNIER.

Le premier modèle, de nature agentive, rend compte du plus grand nombre de données des mots construits par la suffixation en -IER : productif en synchronie et homogène dans ses

productions, le sens premier a connu un glissement progressif, mais il est également le fruit de blocages de production ou de confusions avec d’autres suffixes avec lesquels il entretient une parenté diachronique (comme -AIRE).

Le second modèle proposé par Roché rend compte de dérivés nominaux renvoyant à des inanimés. L’auteur distingue trois grandes catégories de dérivés :

1. les dérivés qui correspondent au sens général ʽobjet destiné à contenir [base]ʼ comme les lexèmes CENDRIER, SORBETIÈRE, VAISSELIER, JAMBIÈRE, DAMIER et BOUTONNIÈRE ;

2. les dérivés qui correspondent au sens général ʽensemble de [base]ʼ comme les lexèmes

BOULIER, BÊTISIER et GLACIER ;

3. les dérivés qui correspondent au sens général ʽentité destinée à produire et à contenir [base]ʼ comme les lexèmes POMMIER, RIZIÈRE, ARDOISIÈRE et FOURMILIÈRE.

Cette dernière catégorie n’est pas sans rappeler le côté agentif du premier modèle. Elle permet de rendre compte d’une grande variété de lexèmes qui forment des séries plus petites et généralement plus homogènes, comme ceux désignant les arbres fruitiers, les lieux de vie d’animés ou les plantations. L’attribution du genre est alors faite en inversant le genre de la base ou en le calquant sur le paradigme homogène établi (comme pour les noms d’arbres ou de plantations).

Pour Roché, ces deux modèles ne sont pas indépendants l’un de l’autre. Le deuxième modèle découle du premier. Les arbres, comme il le souligne, peuvent être perçus comme agentifs dans la

26 mesure où ils produisent un fruit. Il faut donc percevoir ces modélisations comme un continuum, mais dont la répartition à l’égard du genre justifie deux interprétations différentes du processus dérivationnel en cours.

Tout comme Corbin et Corbin, Roché se penche sur les mots construits en tenant compte des bases issues d’une dérivation en -IER : la dissimilation, la troncation de cacophonie et la supplétion

de la base sont toutes envisagées comme des manifestations morphologiques ou phonologiques de la deuxième suffixation, bien que des phénomènes de conversion et d’inversion du genre puissent également être observés.

Le modèle proposé par Roché vise à rendre compte de l’ensemble des mots construits par la suffixation. Ce faisant, il inclut un grand nombre de données qui ne sont plus motivées ou plus analysables en synchronie. Cette démotivation du sens de certains dérivés, dont seules l’étymologie et la forme évoquent leur processus de dérivation (BOULANGER, BOUCHER, CORDONNIER…), sera à considérer lors de l’élaboration d’articles de dictionnaire qui rendent

compte de la productivité actuelle du suffixe -IER.

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