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3. ANALYSE

3.4 Analyse du « choix »

3.4.5 La polysémie féministe du choix

À travers le corpus, la polysémie féministe du choix se traduit par deux affirmations antinomiques, parfois même conflictuelles, dont le choix éclairé où il est question d’affirmer que « pour nombre d'entre elles [prostituées], particulièrement au Canada, il s'agit d'une activité librement choisie, aussi destructrice soit-elle sur le plan personnel » (Gagnon, 14 juin 2014), ou le choix imposé par des conditions matérielles :

Peut-on vraiment penser que la prostitution résulte d’un choix libre et éclairé sachant que la moyenne d’âge d’entrée dans la prostitution se situe entre 14 et 15 ans au Canada ? Que près de 80 % des femmes adultes prostituées ont commencé alors qu’elles étaient mineures ? Que huit femmes prostituées sur dix ont vécu des violences sexuelles, physiques et psychologiques dans l’enfance ou

dans leur couple avant de se prostituer ? Que diverses enquêtes révèlent que 89 % d’entre elles souhaitent quitter la prostitution ? La légalisation de la prostitution rime mal avec une société égalitaire. (Miville-Dechêne, 3 mars 2014, A7).

Parallèlement aux appellations « travailleuse du sexe » et « femme prostituée », le concept du choix relève lui aussi d’un débat sémantique dans le contexte de l’industrie du sexe. En effet, malgré l’idée que le choix se traduit généralement par une prise de décision en fonction d’opportunités, mobiliser ce concept en ne retenant que cette définition peut avoir comme effet de taire les conditions sociales et matérielles qui facilitent voire survalorisent certaines options. En effet, miser sur les choix effectués par les femmes peut minimiser le contexte dans lequel apparaît les opportunités offertes : « it (emphasis on ‘choice’) strips women’s lives of context and makes it sound as though our ‘choices’ are made in a political and cultural vacuum » (Kiraly et Tyler, 2015 : xii). En plus de s’ancrer dans ces conditions matérielles, le choix s’inscrit dans des ancrages discursifs d’une époque donnée et des contextes sociopolitiques qui l’accompagnent. Cependant, le discours même du choix est une source de tensions entre féministes de divers courants notamment lorsqu’il est question de prostitution (Freeman, 1989), de pornographie (Leidholdt, 1990 : xv) et du rôle de la théorie queer et du genre en vertu de la libération des femmes (Jeffreys, 2003 : 50).

Il me semble donc judicieux de comprendre le concept du choix en explorant les cadres d’analyses féministes car ils déploient aisément, à mon avis, les enjeux individuels et collectifs qui sous-tendent celui-ci ainsi que les dynamiques de pouvoirs et le désir d’autonomie. Dans le contexte de certains courants féministes occidentaux, une des manières contemporaines de penser le choix est en fonction du « postféminisme », c’est-à-dire une ère issue du « paradigmatic shift from 1970s to 1990s feminism » (Barrett et Phillips dans Oprea, 2008 : 7) et une idéologie « that simultaneously incorporates, revises, and depoliticizes many of the fundamental issues advanced by Second Wave feminism » (Rosenfelt et Stacey dans Hall et Rodriguez, 2003 : 898). Alors qu’il est parfois célébrée comme un succès du féminisme (Streit dans Hall et Salupo Rodriguez, 2003 : 899), d’autres chercheures et théoriciennes soutiennent, quant à elles, que le postféminisme est digne en fait d’un backlash féministe (Rush, 1990 : 170) ou rien de plus qu’un « lifestyle feminism » (Hall et Salupo Rodriguez, 2003 : 899) qui ne peut co-exister avec le projet féministe : « If the ideology of postfeminism prevails, the women’s movement will cease to exist

because people perceive women to be equal. If feminism prevails, the women’s movement will build on previous progress to address the remaining structural forms of gender inequity » (Ibid.). Dans le cadre de l’ère postféminisme et de sa représentation médiatique, le choix mise souvent sur la responsabilité et l’agentivité individuelle (Probyn, 1993 : 287), et plus précisément dans le cas de la prostitution et des interprétations du féminisme libéral, le choix se juxtapose à une maximisation d’autonomie qui vise la libération et l’empowerment, notamment en matière d’expression sexuelle (Freeman, 1989 : 88). La prostitution devient donc une expression personnelle de la sexualité jugée inoffensive car elle serait issue d’une transaction entre personnes ayant « freely chosen » de s’engager dans l’acte (Ibid. p. 90). L’articulation entre choix et prostitution proposée par le féminisme libéral ne fait cependant pas unanimité. En effet, l’analyse féministe radicale recadre les débats autour du choix en misant davantage sur les dynamiques de sexes dans la sexualité et la coercition (Ibid., p. 92), et en s’interrogeant, entre autres, sur le choix effectué par les hommes qui achètent du sexe : « If we want to discuss the issue of choice, let’s look at who is doing the actual choosing in the context of prostitution. Surely the issue is not why women allegedly choose to be in prostitution, but why men choose to buy the bodies of millions of women and children worldwide and call it sex » (Raymond, 2013 : 21). Cependant, il est important de noter que la posture féministe radicale ne souhaite pas minimiser l’autonomie des femmes ni espère-t-elle nier les choix effectués par les femmes. La féministe radicale Janice Raymond exprime cette idée en affirmant que « the response to the choice debate is not to deny that women are capable of choosing within contexts of powerlessness, but to question how much real value worth, and power these so-called choices confer » (Ibid.). Or, mon intention de présenter le choix en fonction des féminismes libéral et radical n’est pas exclusivement dans le but de les opposer pour en évacuer les nombreuses façons de comprendre le concept, mais bien de démontrer que les deux courants se questionnent sur les possibilités et motivations qui régissent les choix des femmes et la complexité discursive et politique qui en découle.