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Deux modèles logiques ou modèles d’interprétation doivent être distingués dans l’articulation hégélienne du poétique en général. La problématique du genre et de l’espèce, dérivée du jugement catégorique, semble ne pas pouvoir être écartée. En effet Hegel conçoit l’épique, le lyrique et le dramatique comme « les genres particuliers de la poésie »1, évoquant ainsi le genre déterminé, intermédiaire entre un genre supérieur et des espèces inférieures. Ces trois types de poésie se présentent, selon le modèle de la Doctrine du concept, comme des genres limités par un caractère déterminé, qui ont par conséquent leur résolution dans un genre supérieur, la poésie en général2. J.-M. Schaeffer suit cette perspective lorsqu’il affirme que « la détermination d’essence de la poésie équivaut à la détermination de ses trois moments génériques qui sont l’épopée, le lyrisme et la poésie dramatique »3. La logique du jugement catégorique apparaît encore, lorsque Hegel évoque les « différences essentielles » introduites dans le « genre déterminé de poésie dans le caractère spécifique duquel l’œuvre se configure extérieurement »4. Ces différences essentielles se sont : la poésie de l’art symbolique, la poésie classique et la poésie romantique. Pourtant si les Leçons d’esthétique présentent des occurrences du jugement catégorique comme rapport de genre à espèce, tel qu’il peut se déduire de l’Introduction de la Critique de la faculté de juger ou de l’analyse hégélienne du jugement catégorique, ce modèle d’interprétation en croise un second peut-être plus fondamental. Cet autre modèle est celui de la disjonction, référable du jugement disjonctif.

La subordination de la logique du genre et de l’espèce s’appréhende dès l’articulation dialectique du poétique : la poésie épique coïncide avec le moment objectif, la poésie lyrique avec le moment subjectif et la poésie dramatique réalise la synthèse de l’objectif et du subjectif. La conjonction de ces deux modèles logiques est ce qui, selon J.-M.

Schaeffer, désorganise le système générique5. Le principe de division utilisé pour

1 Hegel, Esthétique, tome III, p. 233. Hegel emploie aussi le terme de genre, appliqué à la différence du lyrique, épique et dramatique à la page 297 du tome III.

2 Voir Hegel, La logique subjective ou doctrine du concept, p. 74.

3 J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, p. 36. La critique de réductionniste portée à l’encontre de Hegel par cet auteur s’explique par l’influence qu’exerce sur lui la tradition littéraire classique.

Dans l’article du Vocabulaire esthétique consacré au « Genre », J.-M. Schaeffer rappelle que la classification traditionnelle distingue « cinq genres de poésie : lyrique, épique, dramatique, didactique et bucolique » (Vocabulaire esthétique, p. 789).

4 Hegel, Esthétique, tome III, p. 237. Voir aussi la suite, tome III, p. 238.

5 Voir J.-M. Schaeffer, L’art de l’âge moderne, p. 223.

structurer les types de poésie est emprunté « au concept général de la représentation artistique »1. Les formes du poétique reproduisent l’articulation du système des beaux-arts.

La poésie « comme totalité de l’art qui n’est plus assignée exclusivement par aucune unilatéralité de son matériau à un mode particulier d’exécution » présente un moment objectif, un moment subjectif et un moment synthétique2. Elle est à la fois totalité des espèces épique, lyrique et dramatique, et synthèse de tous les arts3. Il ne suffit pas, pour penser sa différenciation interne, de constater qu’elle est reflet ou mise en abîme de tous les arts. Elle doit être conçue comme un universel concret, qui se différencie en et par lui-même4.

Certes la poésie répète d’abord en elle-même le principe des arts plastiques qui rendent la chose objectale contemplable. « La poésie déploie ces images sculpturales de la représentation comme étant déterminées par l’action des hommes et des dieux », dans la poésie épique5. La chose progresse librement, tandis que l’auteur passe à l’arrière plan.

Ainsi la poésie épique fait ressortir l’objectif dans son objectivité, c’est-à-dire l’objet propre de l’architecture et de la sculpture, alors que la poésie lyrique a pour contenu le contenu de la musique, c’est-à-dire la subjectivité, le monde intérieur, le cœur qui observe et ressent les choses, et qui (…) demeure au contraire auprès de soi en tant qu’intériorité et peut donc prendre aussi l’expression de soi du sujet comme la forme unique et le but substantiel »6. L’intériorité anime l’exposé et l’aède, à la différence du poète épique, doit faire connaître les représentations et les considérations de l’œuvre d’art lyrique comme un accomplissement subjectif de lui-même, comme quelque chose de ressenti en propre. La subjectivité du poète prend le devant de la scène. « Puisque c’est l’intériorité qui est censée animer l’exposé, l’expression de celle-ci se tournera principalement vers le côté musical »7. Enfin la poésie dramatique, qui associe les deux modes d’exposition de l’épique et du lyrique, réunit la musique et la plastique »8, c’est-à-dire les deux termes à partir desquelles

1 Hegel, Esthétique, tome III, p. 300.

2 Hegel, Esthétique, tome III, p. 300.

3 C’est pourquoi J.-M. Schaeffer soutient que les trois moments de la poésie : l’épopée, le lyrisme et la poésie dramatique, et les figures concrètes qu’ils revêtent historiquement dans les formes d’art symbolique, classique et romantique aboutissent à un système clos qui détermine la nature interne de la poésie (Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, p. 36).

4 Plusieurs paradigmes logiques permettent de penser les rapports de l’épique, du lyrique et du dramatique : l’opposition du subjectif et de l’objectif, associé à leur réconciliation ; la mise en abîme de la totalité des arts, qui est un paradigme esthétique employé par le poéticien J.-M. Schaeffer. Les autres modèles sont des paradigmes logiques voire spéculatifs, tels la disjonction.

5 Hegel, Esthétique, tome III, p. 300.

6 Hegel, Esthétique, tome III, p. 301 ; nous soulignons.

7 Hegel, Esthétique, tome III, p. 301.

8 Hegel, Esthétique, tome III, p. 302 ; nous soulignons.

la poésie en tant que telle a été engendrée. En ce sens l’articulation de la poésie en poésie épique, lyrique et dramatique n’obéit pas à une logique de type catégorique, à une logique générique.

Pourtant J.-M. Schaeffer interprète cette nouvelle présentation de la poésie en général à partir de la problématique du genre : la poésie est « en fait le seul art dans lequel les déterminations fondamentales de l’Idéal du Beau soient reproduites en abyme. Le lieu de cette reproduction en abyme est celui des genres littéraires. La poésie est le seul art qui se spécifie en un système générique spéculativement pertinent »1. Il y a indéniablement mise en abyme de l’ensemble des arts dans la poésie et systématisation des formes poétiques, mais cette logique est moins celle du genre que celle de l’auto-déploiement du concept. La poésie est interprétée non pas à partir d’une logique du jugement, mais à partir d’une logique du concept. Le principe de division proposé par Hegel2 ne peut être conçu comme le moyen d’une classification abstraite, selon la division du genre, du poétique en espèces.

La division n’établit pas un arbre de classification en genres et espèces, mais une progression3. Les deux premiers moments, l’épique et le lyrique, s’opposent : dans le premier l’objectif, sous la figure d’une action totale, occupe le premier plan, alors que « ce monde objectivé pour la contemplation et le sentiment spirituels, l’aède ne l’expose de telle manière qu’il pourrait s’annoncer comme étant sa propre représentation et passion vivante »4. En revanche, la représentation lyrique fait reculer au second plan l’objectif, pour prendre comme forme unique et but ultime l’expression de soi du sujet. Cette opposition étant, d’un point de vue dialectique, intenable, elle suscite la réconciliation dans la forme poétique dramatique dans laquelle « l’objectif se présente comme ressortissant au sujet » et « le subjectif quant à lui est rendu visible d’une part dans son passage à une expression réelle, d’autre part dans le destin que la passion amène comme résultat nécessaire de sa propre activité »1.

S’il est indéniable que Hegel procède à une mise en abyme des beaux-arts dans la poésie – dans la mesure où il suit le fil directeur de la représentation artistique –, la logique

1 J.-M. Schaeffer, L’art de l’âge moderne, pp. 221-222. Cette interprétation est exprimée plus radicalement encore dans Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?. Selon cet auteur, la tripartition hégélienne de la poésie en poésie épique, lyrique et dramatique constitue la littérature en système symbolique spécifique situé hors du système de la langue. Ce postulat explique certainement pourquoi Hegel soutient que seule la littérature possède des genres, des Gattungen au sens fort : de tous les arts, la littérature est le seul à s’organiser en système de spécifications internes qui forment une totalité organique (Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, p. 9).

2 Voir Hegel, Esthétique, tome III, p. 300.

3 Sur l’idée de progression, voir Hegel, Esthétique, tome I, p. 400.

4 Hegel, Esthétique, tome III, p. 301.

de la division est celle du concept, en l’occurrence du « concept général de la représentation artistique »2. Négligeant le mouvement dialectique du concept et sa logique, J.-M. Schaeffer conçoit la réconciliation du subjectif et de l’objectif dans la poésie dramatique en terme de genre : « la poésie dramatique synthétise les autres genres littéraires donc la poésie »3. De façon générale, il conçoit « la théorie littéraire hégélienne [comme] une théorie des genres »4. Elle « situe le réel littéraire dans le système triadique de l’épopée, du lyrisme et du drame, elle aboutit aussi à une réduction de tous les genres historiquement attestés à ces trois catégories fondamentales ».

Les difficultés relevées par J.-M. Schaeffer, quant à la constitution des catégories littéraires, tiennent à leur interprétation en terme de genre. L’analyse des critères de spécification recensés par ce commentateur permet d’évaluer la pertinence d’une interprétation de la triade épique, lyrique et dramatique à partir d’une logique du genre ou d’une logique disjonctive. Cherchant un principe de division instituant l’épique, le lyrique et le dramatique en genres du poétique, J.-M. Schaeffer souligne une hésitation dans la systématisation hégélienne5. La triade hégélienne des genres littéraires semble se déployer sur trois plans et selon trois critères : les modalités d’énonciation, la logique des actions, les visions du monde. Les œuvres littéraires analysées par Hegel sont d’abord réparties entre les différentes catégories à partir d’une distinction entre leurs modalités d’énonciation6. Le chapitre consacré à la poésie dramatique regroupe, selon J.-M.

Schaeffer, l’ensemble des formes relevant du mode mimétique. Celui traitant de la poésie épique contient les considérations consacrées aux cosmogonies, aux théogonies, aux nouvelles et aux romans. On peut donc penser qu’elle représente le pôle de la littérature narrative. Toutefois J.-M. Schaeffer reconnaît que ce critère ne vaut plus pour la poésie lyrique, puisque celle-ci exprime un état d’âme. Le poème lyrique est donc défini par son contenu. Par conséquent, il faut bien admettre que le principe des modalités d’énonciation

1 Hegel, Esthétique, tome III, p. 302.

2 Hegel, Esthétique, tome III, p. 300.

3 J.-M. Schaeffer, L’art de l’âge moderne, p. 222.

4 J.-M. Schaeffer, L’art de l’âge moderne, p. 224.

5 Dans Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Schaeffer relève une constante confusion des niveaux d’analyse de la détermination modale, de la détermination analytique et de la détermination d’essence au sein de l’examen hégélien de la poésie lyrique et dramatique. Cette confusion est moins prégnante dans le cas de la poésie lyrique. Voir Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, p. 41.

6 J.-M. Schaeffer, L’art de l’âge moderne, p. 224.

ne permet pas de différencier le domaine du poétique en général en genres déterminés. « Il n’y a donc pas de système triadique au niveau des modalités d’énonciation »1.

J.-M. Schaeffer étudie ensuite le deuxième critère de spécification pour ordonner le genre poétique : la logique des actions. D’un côté la poésie épique est la représentation d’un conflit exogène entre des héros de deux communautés différentes. De l’autre la poésie dramatique repose sur une intrigue endogène. Elle représente des conflits internes à une communauté donnée. Mais ce principe de division achoppe sur le lyrique, car celui-ci ne met en scène aucune action et se borne à décrire des états d’âme intérieurs2. Il suscite une autre difficulté, puisque ce modèle rend effectivement raison de l’épopée et de la tragédie antiques, mais il n’est plus valable pour la littérature narrative moderne, car comme Hegel le souligne lui-même, les intrigues narratives modernes ont un caractère domestique. Par conséquent la logique des actions ne constitue pas un principe de division du poétique dans les genres déterminés de l’épique, du lyrique et du dramatique3.

Enfin J.-M. Schaeffer propose une troisième différence spécifique qui déterminerait les espèces poétiques par leurs structures herméneutiques, c’est-à-dire par les visions du monde qu’elles véhiculent. Ainsi « ce qui constitue le contenu et la forme de l’épique proprement dit, c’est toute la vision du monde et toute l’objectivité de l’esprit d’un peuple »4. Mais J.-M. Schaeffer ne poursuit pas le fil directeur des visions du monde pour articuler le domaine poétique, dans la mesure où sa pertinence pour rendre compte de la poésie lyrique et de la poésie dramatique est faible. Non seulement les trois critères proposés par Schaeffer ne permettent pas de rendre compte des spécifications du poétique dans l’esthétique hégélienne, mais en outre ils ne répondent pas aux exigences de La logique subjective, définissant la nature de la différence spécifique. Ni les modalités d’énonciation, ni la logique des actions, ni les visions du monde ne se présentent comme des déterminités, ayant un caractère propre et immanent, tel qu’il soit un élément essentiel, assumé dans l’universalité du genre et pénétré par elle, un élément de même ampleur que l’universalité du genre (le critère des modalités d’énonciation vaut pour la poésie épique mais non pour la poésie lyrique, celui de la logique des actions n’est pas pertinent pour

1 J.-M. Schaeffer, L’art de l’âge moderne, p. 224.

2 J.-M. Schaeffer, L’art de l’âge moderne, p. 225.

3 Cette conclusion était déjà affirmée dans un précédent ouvrage du même auteur : « la distinction [à partir de la logique actantielle] est intéressante en elle-même et fructueuse, mais elle ne permet guère d’établir un système générique » (J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, p. 39).

4 Hegel, Esthétique, tome III, p. 309. De façon générale la poésie a « un monde complet à nous donner, dont l’essence substantielle se déploie de la manière la plus riche artistiquement, précisément dans son

cette dernière) et identique à elle1. Un critère ne peut jouer le rôle de principe de spécification, conformément à la logique hégélienne, qu’à condition qu’il appartienne au genre comme la déterminité non séparée de l’universel. Le critère de la logique des actions, par exemple, n’est pas un tel élément dans la mesure où il n’appartient pas de façon immanente à l’universel concret poétique.

On ne peut pas diviser à proprement parler le genre poétique en espèces à partir d’une distinction des visions du monde. Celles-ci ne peuvent constituer qu’un fil directeur au sens kantien et non un principe de spécification. En effet si les deux premiers termes de l’articulation, le côté du subjectif et le côté de l’objectif, peuvent répondre à une spécification logique du type genre – espèce, le statut synthétique du troisième terme interdit son élucidation en ces termes. L’esthétique hégélienne se soustrait à cette division stricte en espèces. L’exposé de J.-M. Schaeffer le prouve implicitement : la détermination d’essence de la poésie épique repose en fait sur une analyse des épopées homériques, qui engendre une marginalisation de toutes les traditions narratives non réductibles au modèle herméneutique élaboré à partir de (et pour) l’Iliade : théogonies, cosmogonies, littérature didactique (fables, etc.), épopées extra – européennes, le champ de la littérature romanesque (qui ne trouve pas grâce aux yeux de Hegel)2. Aucune vision du monde déterminée ne permet d’expliciter le domaine épique par opposition au lyrique ou au dramatique, puisqu’on trouve en ceux-ci des formes artistiques aussi bien que des exemples antiques et modernes. De même Hegel range dans le domaine du lyrique des exemples tirés de la poésie antique, orientale (Hafiz) et « romantique », parmi laquelle figurent Goethe et Schiller3. Enfin les limites de la poésie lyrique sont difficiles à établir à partir d’une logique du genre et de l’espèce tant qu’on a recours à des principes de division extérieurs au concept même du poétique. Dans la perspective d’une division de la poésie à partir du critère des visions du monde, la poésie lyrique, étant l’expression de la subjectivité, « est une forme intrinsèquement instable qui ne connaît pas de limites à la

effectivité extérieure faite d’actions, d’événements et d’épanchement de la sensibilité humaine (tome III, pp.

298-299).

1 Voir Hegel, La logique subjective ou doctrine du concept, p. 74.

2 Les « déterminations principales », essentielles de l’épopée sont données par les chants homériques qui offre le « véritable caractère fondamental de l’épopée proprement dite » (Hegel, Esthétique, tome III, p. 317).

Hegel justifie cette marginalisation par la distinction – un peu courte – entre formes essentielles et formes contingentes (J.-M. Schaeffer, L’art de l’âge moderne, p. 225)

3 Les théories préromantiques définissent la poésie comme activité de mimésis, d’imitation de la nature.

Elles cherchent dans la nature réelle imitée les fondements du sentiment poétique : si la spécificité de la poésie réside dans son caractère mimétique, le fondement de son efficace doit se situer dans ce qu’elle imite.

Avec la révolution romantique la thèse adverse triomphe : la poésie n’est pas imitation de la nature, mais l’expression du sujet poétique. Voir Vocabulaire esthétique, « Poésie », pp. 1148-1149, par J.-M. Schaeffer.

diversité individuelle. En ce sens, elle continue à être le corps étranger qu’elle avait été dans la plupart des systèmes à trois genres »1. De même la poésie dramatique ne se réfère à aucune vision du monde déterminable de façon univoque.

La théorie hégélienne des genres poétiques est donc nécessairement insatisfaisante, car elle ne met pas en œuvre une logique stricte du genre – logique catégorique – mais une logique disjonctive. L’épique, le lyrique et le dramatique ne constituent pas un système des genres littéraires, des espèces du poétique comme le suppose J.-M. Schaeffer, mais des membres d’une division complète du poétique.

La détermination kantienne du champ spécifique de l’esthétique – et pas seulement l’exposition de la division exhaustive de la sphère du sentiment de plaisir – suit la forme logique de la disjonction, rejoignant ainsi, au plan formel, l’affirmation hégélienne selon laquelle « l’œuvre d’art poétique est ou épique ou lyrique ou dramatique »2. La spécification kantienne des beaux-arts, produite à partir d’une analyse disjonctive et dichotomique3, aussi bien que la tripartition hégélienne de la poésie, répondent à la pensée logique kantienne du jugement disjonctif. Dans les deux exemples, « les parties de la sphère d’un concept donné [art ou poésie] se déterminent l’une et l’autre dans le tout ou se complètent (complementa) pour former un tout »4. La forme du jugement disjonctif, c’est-à-dire le rapport des membres de la division « en tant qu’ils s’excluent mutuellement et se complètent comme membres de la sphère totale (…) qui a été divisée »5 se retrouve dans les deux cas.

La définition hégélienne de la poésie épique et de la poésie lyrique repose sur un tel rapport d’opposition : « l’autre côté, deuxièmement, inverse de la poésie épique, est la poésie lyrique »6. Le jugement disjonctif contient, en outre, une relation de communauté, en tant que ses propositions, ensemble, remplissent la sphère de la connaissance

1 J.-M. Schaeffer, L’art de l’âge moderne, pp. 225-226.

2 Hegel, Encyclopédie, tome I, Science de la logique, éd. de 1827 et 1830, § 177, Add., p. 601. Hegel utilise l’exemple de l’œuvre d’art poétique pour illustrer le sens logique du jugement disjonctif.

3 « Si l’art qui correspond à la connaissance d’un objet possible se borne à accomplir les actions nécessaires afin de la réaliser, il s’agit d’un art mécanique ; mais s’il a pour fin immédiate le sentiment de plaisir, il s’appelle un art esthétique. Celui-ci est ou bien un art d’agrément, ou bien un des beaux-arts. C’est un art d’agrément quand sa fin est que le plaisir accompagne les représentations en tant que simples sensations ; c’est un des beaux-arts lorsque la fin de l’art est que le plaisir accompagne les représentations en tant que modes de connaissance » (Kant, Critique de la faculté de juger, § 44, p. 291).

4 Kant, Logique, § 27, p. 116.

5 Kant, Logique, § 28, p. 116. D’un point de vue logique kantien, le jugement disjonctif contient une relation de deux ou plusieurs propositions les unes à l’égard des autres dans un rapport, non pas de consécution, mais d’opposition logique en tant que la sphère de l’une exclut la sphère de l’autre.

6 Hegel, Esthétique, tome III, p. 301.

proprement dite1. De même, la poésie dramatique « réunit les deux [modes d’exposition]

précédents en une nouvelle totalité »2. Dans le jugement disjonctif, exclure la connaissance de l’une de ces sphères, c’est la placer dans l’une des autres et, au contraire, la placer dans une sphère c’est, selon Kant, l’exclure des autres. Ce principe d’exclusion est présent dans la définition des sphères du lyrique et de l’épique, puisque l’épique est le côté de l’objectif, alors que le lyrique est le côté du subjectif. De même que dans le jugement disjonctif, la communauté des connaissances, qui pourtant s’excluent réciproquement, détermine en son tout la vraie connaissance et constitue le contenu complet d’une unique connaissance donnée, de même la poésie dramatique présente une complétude, puisque « cette objectivité qui provient du sujet, et cette subjectivité qui parvient dans sa réalisation et sa validité objective à la représentation, c’est l’esprit dans sa totalité et c’est ce qui donne en tant qu’action la forme et le contenu de la poésie dramatique »3. La double relation de communauté et d’opposition, mise en évidence par Kant dans le jugement disjonctif, prend donc sens dans l’esthétique hégélienne avec la poésie.

Toutefois la correspondance de ces deux paradigmes est seulement analogique. Dans ces pages des Leçons, seule la forme de la disjonction, dont Kant élabore le sens à partir d’une réflexion sur la connaissance, est présente. En revanche la portée de la logique hégélienne dépasse celle de Kant, puisqu’elle trouve une pertinence dans le détail même de l’analyse de l’épique, du lyrique et du dramatique. Kant établit une relation de communauté entre des sphères de la connaissance, alors que Hegel envisage la disjonction d’un universel concret. La logique immanente et ontologique de Hegel ne pense pas simplement une relation entre des sphères distinctes, mais une différenciation immanente au genre : les espèces ont dans la nature du genre leur détermination différenciée comme principe. La différence de l’espèce et du genre est immanente à ce dernier. Elle est différence du genre en lui-même4. La logique hégélienne conserve les rapports formels mis en évidence par la logique kantienne (opposition – exclusion, synthèse – totalisation), mais se porte au-delà du domaine cognitif vers la sphère de l’être, de ce qui est. La problématique du genre recule donc d’un degré encore puisqu’elle semble ne trouver de pertinence dans l’esthétique hégélienne que dans le rapport du lyrique, de l’épique et du dramatique à leurs propres espèces. Alors que le schéma du genre et de l’espèce permet de

1 Voir Kant, Critique de la raison pure, Analytique des concepts, 1er chapitre, 2ème section, § 9, p. 159.

2 Hegel, Esthétique, tome III, p. 302.

3 Hegel, Esthétique, tome III, p. 302 ; nous soulignons.

4 Voir Hegel, La logique subjective ou doctrine du concept, p. 141.