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La poésie et la mort : la destitution des prétentions du logos

d’ Arechi 「荒地」

1.3. La poésie et la mort : la destitution des prétentions du logos

D’une génération cadette à celle des poètes d’Arechi,les poètes de Kai n’avaient pas eu la même « expérience vécue de la guerre » 戦争体験 (sensô taiken). Leur vision au moment de la défaite, comme il a été souligné en introduction, fut celle d’un « ciel parfaitement bleu » et d’ « une mer qui s’étendait à l’infini » , c’est-à-dire le sentiment d’une authentique libération et non pas une vision des « ruines de l’existence » d’une « cruauté immaculée » qui fut le propre d’Arechi. Cette vision terrifiante avait déjà été en partie préfigurée dès l’avant-guerre, dans la fin des années trente, sous l’influence notamment des écrits de T. E. Hulme et de T. S. Eliot13. Mais l’ensemble de ces ex-la participation de Iijima Kôichi. Au cours des publications de ex-la deuxième version le groupe se solidarisa autour du concept de poésie en chaîne 連詩 (renshi) qui fut une tentative de réappropriation, par la poésie contemporaine, d’une méthode de composition collective ayant appartenu à l’héritage des formes de poésies traditionnelles du tanka et du haïku (連歌・連句, renka / renku). Ce travail donna lieu, en 1979, à une publication collective, Kai renshi『櫂・連詩』 (Aviron - poésie en chaîne), Tôkyô, Shichôsha. 13 Comme le fait apparaître le nom même du groupe Arechi, l’influence de T. S. Eliot fut décisive sur ces poètes, en particulier durant leur période de formation avant-guerre. Cette influence se fit sentir notamment dans la méthode de composition et dans l’utilisation de la méthode de l’ « objective correlative », comme correction apportée à la dimension fermée du subjectif pour ouvrir le texte poétique au monde de l’émotion. Cette influence apparaît aussi dans le choix des images et de la pensée de la mort. Il est à titre d’exemple possible d’en mesurer la prégnance dans cet extrait d’une poésie de Tamura

périences livresques n’aurai jamais pu atteindre dans une intimité aussi profonde les Ryûichi, intitulée « Imeji » 「イメジ」 (Image) (Quatre mille jours et nuits, 1956), qui reprend un passage très célèbre de « The burial of the dead » (L’enterrement des morts), première partie de The Waste Land :

The Waste Land : Unreal City

Under the brown fog of a winter dawn, A crowd flowed over London Bridge, so many, I had not thought death had undone so many.

Quatre mille jours et nuits, « Image » :

死の滴り、

この鳶色の都会の、

雨の中のねじれた腸の群れ、

黒い蝙蝠傘の、死滅した経験の流れ。

Gouttes de mort,

De cette grande ville couleur fauve, Foules de boyaux tordus sous la pluie,

Des parapluies noirs, l’écoulement d’une expérience morte.

L’influente d’Eliot se fit aussi sentir chez les poètes d’Arechi à travers la conception que ce poète se faisait du rôle de l’individualité du poète comme expression d’une synthèse culturelle et historique. L’influence du poète et critique, traducteur d’Henri Bergson (1859-1941), Thomas Ernest Hulme fut, sur un plan philosophique, toute aussi capitale et en particulier les thèses de celui-ci sur la fin de l’Humanisme, développées dans son ouvrage Cinders (Cendres) (autour de 1906-1907), publié de manière posthume. Les poètes d’Arechi furent très impressionnés par la conception que Hulme se faisait du langage comme une maladie de « calcul » (counter) et de sens. Pour Hulme, le monde n’était organisé qu’en parties, de manière transitoire, et la totalité appartenait « aux cendres ».

« There is a gossamer web, woven between the real things, and by this means the animals communicate. For purposes of communication they invent a symbolic language. Afterwards this language, used to excess, becomes a disease, and we get the curious phenomena of men explaining themselves by means of the gossamer web that connects them. Language becomes a disease in the hands of the counter-word mongers. It must constantly be remembered that it is an invention for the convenience of men ; and in the mists of Hegelians who triumphantly explain the world as a mixture of « good » and « beauty » and « truth », this should be remembered. »

« Il existe une toile d’araignée, tissée entre les choses réelles, et par ce moyen les animaux communiquent entre eux. Pour communiquer ils inventent un langage symbolique. Après quoi, ce

jeunes poètes d’Arechi s’ils n’avaient connu un contact physique avec la monstruosité de la guerre. C’est l’expérience de la défiguration qui est à l’origine de la défiance que ces poètes ont manifestée à l’égard du langage. Le soupçon concernait la possibilité de représentation par le langage poétique du traumatisme et de la blessure. Yves-Marie Allioux met très justement en relation la défiance d’Arechi avec le problème soulevé par Theodor Ludwig Wiesengrund Adorno (1903-1969) lorsqu’il se demandait si la poésie était encore possible après l’expérience du désastre14. Le travail des poètes d’Arechi se si-tue pour cela au cœur des problématiques qui affectèrent la poésie contemporaine dans le monde et qui concernèrent la question du réalisme, dans le sillage des inquiétudes soulevées par l’expressionnisme historique.

Tamura Ryûichi s’exprimera à ce sujet dans un texte intitulé « Chizu no nai tabi, Ayukawa Nobuo shishû ni tsuite » 「地図のない旅 鮎川信夫詩集について」 (Un voyage qui ne connaît pas de plan : au sujet du recueil Poésies d’Ayukawa Nobuo), que le poète écrivit en 1955, à l’occasion de la publication du premier recueil d’Ayukawa Nobuo15 :

langage, utilisé avec excès, devient une maladie, et nous arrivons au phénomène tout à fait singulier de voir les hommes expliquer ce qu’ils sont au moyen de cette toile d’araignée qui les met en relation les uns avec les autres. Le langage devient une maladie dans les mains des marchands du comptoir des mots. Il est important de toujours se remémorer qu’il s’agit d’une invention qui sert aux hommes ; il faut se souvenir de cela au milieu des brouillards des hégéliens qui expliquent triomphalement le monde comme un mélange de « bien », de « beau » et de « vrai ». »

Thomas Ernest Hulme, Cinders (Cendres) in The Collected Writings of T. E. Hulme, éd. Karen Csengeri, Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 8.

14 Yves-Marie Allioux, dossier « Arechi ou la Terre vaine » dans : Du Japon, NRf, n°599-600, sous la direction de Philippe Forest, Gallimard, Paris, 2012, p. 204-232, cit. p. 204.

15 Il s’agit du recueil intitulé Ayukawa Nobuo shishû 1945-1955『鮎川信夫詩集 1945-1955』

(Poésies d’Ayukawa Nobuo 1945-1955), Tôkyô, Arechi Shuppansha, 1955, qui rassemblait une sélection des œuvres poétiques d’Ayukawa écrites durant la première décennie de l’après-guerre. Tamura Ryûichi,

 半世紀の間に、二つの大戦を経験しなければならなかったわれ われの文明が、この地上でもっとも破壊したものはなんでしょうか。 無数の人間、おびただしい物量、そして多くの都市と寺院、その他い ろいろなものが考えられます。それにもかかわらずあなたが詩人な ら、それは言葉と想像力だときっと答えてくれるでしょう。崩壊し、廃 墟と化した言葉と想像力の戦場で、全体としての生の意味を問おう とするものは、「直喩」をもたない旅、つまり「地図」のない旅をする ものにほかなりません。今世紀においては、エリオット以後の英国 の詩人にかぎらず、われわれと文明を同じくする世界のいたるとこ ろの詩人にとって、「直喩」から抛げ出されて、ひたすら「暗喩」のな かで、危険な言葉と戦いながら歩いてゆくのが、その運命のようで あります。しかし、地図のない旅は目的のない旅だということではあ りません。まったく逆のことだ。おそらく真の目的を知っているもの はできあいの地図を必要としないでしょう、大きな全体の地図を得 るためには。詩人は直喩から見離され、また、真に勇気のある詩人 はあえて直喩を自らすすんで放棄します。

En un demi-siècle, qu’est-ce que notre civilisation, qui a connu deux grandes guerres, a le plus détruit sur cette terre ? Une quantité incalculable d’hommes, des biens matériels incommensurables, et puis de nombreuses villes et monastères, et tant d’autres choses, pourra-t-on répondre. Mais si tu es poète, il te viendra certainement de répondre : le langage et l’imagination. Sur ce champ de bataille d’un langage et d’une imagination détruits, réduits à des ruines, poser le sens de la vie dans sa totalité signifie partir pour un voyage qui ne peut pas connaître de « comparaison », c’est-à-dire, un voyage qui ne connaît pas de « plan ». Le destin de tous les poètes du monde de ce siècle, non pas seulement pour les poètes anglais depuis Eliot, mais de tous ceux qui partagent la communauté d’une même civilisation, semble être d’être exclus de la « comparaison » et, en demeurant au cœur de la « métaphore », de marcher en luttant contre un langage en état de danger. Mais, ce voyage qui ne connaît pas de plan n’est pas un voyage sans destination. Au contraire. Ceux qui connaissent les véritables buts n’ont pas besoin de cartes toutes faites pour acquérir un vaste plan de la totalité. Le poète a été abandonné par la comparaison, et

d’ailleurs le poète qui possède un authentique courage abandonne de sa propre volonté tout recours à la comparaison.

« Poser le sens de la vie dans sa totalité » fut la fonction éminente que les poètes d’Arechi attribuèrent à la poésie. Tamura parle ici d’un « champ de bataille » 戦場 (senjô), qui n’est plus celui de la guerre en tant que telle, mais qui lui ressemble amèrement. Le poète évoque l’immensité de la dévastation que porta la guerre, non pas seulement avec la mort de millions de personnes ou les destructions matérielles sans précédent, mais aussi dans l’intimité du poète, avec la dévastation du langage et la destruction des pouvoirs de l’imagination. Tamura situe son propos dans une dimension historique en indiquant le début de cette nouvelle histoire moderne dans la poésie d’Eliot et des poètes anglais qui lui succédèrent. Mais il apparaît également dans le propos de Tamura que cette situation de crise ne regardait plus seulement les poètes occidentaux, comme cela était le cas avant-guerre, mais bien tous les poètes contemporains et les poètes japo-nais qui, avec l’expérience de la Seconde Guerre Mondiale, se sont retrouvés mobilisés dans la « communauté de ceux qui partageaient » désormais « une même civilisation ». Il est clair que lorsque Tamura se réfère à la destruction des pouvoirs de l’imagination il évoque alors la situation de crise dans laquelle se retrouva le langage qui n’était pas en mesure d’exprimer et de témoigner de l’ampleur d’une destruction qui était allée au-delà de toute forme d’imagination.

Tamura parle du voyage du poète contemporain après l’expérience du désastre comme d’ « un voyage qui ne connaît pas de plan » et qui doit être conduit au cœur de la métaphore à travers un renoncement à toute forme de « comparaison ». L’intention de la comparaison est un rapport d’analogie dans lequel les termes du rapport sont tou-jours clairement explicités. Comme l’affirme Paul Ricœur (1913-2005), le « trait essen-tiel de la comparaison est son caractère discursif » voué à expliciter un rapprochement sous-jacent qui relève de la théorie de la « preuve » et de la conviction, comme cela apparaît dans le premier livre de la Rhétorique d’Aristote16. Le but d’une comparaison n’est jamais de rapprocher par analogie ce qui serait des plus distants, ce qui ne pourrait 16 Paul Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1997, p. 34.

tenir du point de vue d’une logique hermétique, comme il advient dans la métaphore qui conduit à la multiplicité et à la relativité des interprétations des mondes possibles. Au contraire, la comparaison est un univers clos, qui fige le rapport d’analogie dans une relation de complémentarité exclusive et nécessairement cohérente, s’attachant au domaine de ce qui est retenu « probable » et qui peut se justifier du point de vue d’une démonstration.

L’expérience de la dévastation et du traumatisme appartient à un univers qui ne peut trouver de terme de comparaison car cette expérience est habitée en son cœur par le gouffre que creuse en nous la présence-absence de la mort. Tamura parle, dans une poésie intitulée « Shizumeru tera » 「沈める寺」 (Le temple qui sombre) de la stupeur dans laquelle nous projette la mort, unique parmi toutes les choses de ce monde, en ce qu’elle ne peut trouver d’explication comme de représentation17 :

沈める寺 全世界の人間が死の論証を求めている しかし誰一人として 死を目撃したものはいないのだ ついに人間は幻影にすぎず 現 実とはかかるものの最大公約数なのかもしれん 人間にとってか わって逆に全事物が問いはじめる 生について その存在につい て それが一個の椅子から発せられたにしても俺は恐れねばなら ぬ 現実とはかかるものの最小公約数なのかもしれん ところで 人間の運命に憂愁を感じ得ぬものがどうしてこの動乱の世界に生 身を賭けることができるだろうか ときに天才も現れたが虚無を一 層精緻なものとしただけであった 自明なるものも白昼の渦動を 深めただけであった 彼はなにやら語りかけようとしたのかもしれない だが私は事

17 Poésie publiée dans Arechi shishû 1951 『荒地詩集 1951』 (Anthologie des poèmes d’Arechi

1951), Tôkyô, Kokubunsha, qui fut la première des anthologies annuelles publiées par le groupe Arechi

jusqu’en 1958. Cette poésie appartient au premier recueil de Tamura Ryûichi intitulé Quatre mille jours et nuits, Tôkyô, Sôgensha, 1956. Tamura Ryûichi, Tamura Ryûichi zenshû 『田村隆一全集』 (Œuvres complètes de Tamura Ryûichi), Tôkyô, Kawade Shobô shinsha, 6 vol. (2010-2011), vol. 1 (2010), p. 20-21.

実についてのみ書いておこう はじめに膝から折れるように地につ いて彼は倒れた 駆けよってきた人たちのなかでちょうど私くらい の年ごろの青年が思わずこんな具合に呟いた「美しい顔だ それ に悪いことに世界を花のごとく信じている!」

Le temple qui sombre

Les hommes de la terre entière sont à la recherche d’une démonstration logique de la mort Mais aucun d’entre eux n’a assisté à la mort En définitive l’homme n’est qu’une illusion La réalité pour lui est vraisemblablement le plus grand commun diviseur Se substituant à l’homme à rebours toutes les choses se mettent à poser des questions Au sujet de la vie au sujet de son existence Même si ces questions sont posées à partir d’une chaise je dois en avoir peur La réalité pour lui est vraisemblablement le plus petit commun multiple Or comment pourraient-ils ceux qui ne savent être sensibles à l’amer destin de l’homme jouer leur chair dans ce monde de tumultes et de guerres ? Parfois des hommes de génie purent apparaître mais pour ne faire du néant qu’une chose plus raffinée encore Pour que toutes les évidences ne rendent que plus profond le vortex du plein jour

Il voulait sans doute raconter quelque chose Mais je n’écrirai que sur des faits Au commencement il tomba à terre comme s’il avait cédé des genoux Une des personnes qui accoururent était un jeune homme du même âge que moi qui murmura de cette manière : « Son visage est magnifique Quel dommage qu’il croie le monde comme une fleur ! »

Cette poésie appartient à la série des neuf poèmes en prose du premier chapitre du recueil Yon sen no hi to yoru『四千の日と夜』 (Quatre mille jours et nuits) qui furent composés dans les premiers mois de l’après-guerre, l’automne et l’hiver qui suivirent l’été de la défaite18. On assiste ici à une illustration des propos que tenait Tamura sur

18 Il s’agit des poèmes intitulés « Fukokuga » 「腐刻画」 (Eau-forte), « Shizumeru tera » 「沈める寺」 (Le temple qui sombre), « Ôgon gensô » 「黄金幻想」 (Illusion d’or), « Aki » 「秋」

le voyage du poète contemporain. L’image du « temple qui sombre » doit être regar-« Kôtei » 「皇帝」 (Empereur), « Fuyu no ongaku » 「冬の音楽」 (Musique d’hiver). Une première ébauche de la traduction intégrale du recueil Quatre mille jours et nuits est disponible en français dans le mémoire de DEA intitulé « La personne en question : une étude des poèmes en prose de Quatre mille jours et nuits de Tamura Ryûichi », Karine Arneodo sous la direction d’Anne Bayard-Sakai, INALCO, 2003-2004.

Dans le texte intitulé « Ma douleur est une chose simple » Tamura faisait état du souvenir de la