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Chapitre 4. D'un centenaire à l'autre

4.2. Un poète de l'affirmation

Mais au-delà encore de la simple revendication d'un retour aux écrits rimbaldiens, l'extrait précité revêt une double fonction. Il est d'abord le témoin privilégié d'une conception singulière de la littérature, et, par conséquent, d'une réflexion sur l'histoire littéraire, qui demande ici à être développée. Il permet aussi, dans une large mesure, de concevoir le lieu d'une rencontre dont l'importance a souvent été mésestimée par l’exégèse. L'explication qui suit met ainsi en relief le premier des deux aspects d'une influence rimbaldienne que notre étude aura pour but de préciser.

Gracq, lorsqu'il décrit la poésie de Rimbaud, opère une dichotomie entre deux visions de la littérature. Il place d'un côté les poètes d'une écriture du ressassement, dont les textes immortalisent le sentiment d'une nostalgie, et qui sont donc logiquement tournés vers le passé. Il place de l'autre côté les poètes d'une écriture du pressentiment, dont les textes se font instrument de connaissance et de révélation, et qui sont donc tout aussi logiquement tournés vers l'avenir. Dans Lettrines 2, l'écrivain assigne à chaque camp son illustre représentant, en la personne de Chateaubriand pour l'écriture du passé, et de Rimbaud pour celle du futur :

La surimpression envahissante de ce qui a été sur ce qui est constitue le don mélancolique et pulpeux du vieillissement, qui est, autant qu’une décrépitude physiologique, un décryptement fantomatique du palimpseste que devient avec l’âge le monde familier. Chateaubriand l’a senti venir et s’y est complu plus vite qu’un autre : à partir de quarante ans toutes ses descriptions sont des repeints transparents au dessin premier. Rimbaud l’a rejeté de toutes ses forces dès qu’il a senti son approche (« Départ dans l’affection et le bruit neufs ») toute sa poétique est une rature radicale du sédiment, éidétique ou affectif128.

Dans La forme du passé chez Julien Gracq : écriture du temps et poétique du fragment129, Patrick Marot, critique gracquien réputé, propose, sur la base de l'extrait

précité, une explication de l'apparente contradiction d'une œuvre qui prétend articuler poétique du souvenir par l'imitation, et poétique de la rupture par l'invention. « Parfaitement contradictoires quant à leur implication de la temporalité »130, les œuvres

des deux figures tutélaires que sont Rimbaud et Chateaubriand, « constamment relues et commentées par l'écrivain »131, situent les deux extrémités d'une écriture dont Gracq a

tenté de trouver le juste milieu.

L'influence rimbaldienne est ici doublement témoin d'un style gracquien mêlant héritage et volonté de faire table rase, de par la présence de nombreuses références intertextuelles d'une part, de par la reprise du motif de la rupture d'autre part. Apparait ainsi en filigrane la figure gracquienne d'un Rimbaud héraut d'une écriture de l'affirmation, pour qui la poésie est énergie du renouveau, et doit se vivre comme « pratique » apparentée à une démarche existentielle, selon l'analyse surréaliste mentionnée plus tôt.

Michel Murat, fin connaisseur tant de l'œuvre de Rimbaud que de celle de Gracq, développe plus avant la séparation entre les deux formes d'écriture, et porte l'analogie au niveau supérieur, sur le plan d'un spectre historique élargi, confrontant une poésie du « message » – dans le sens surréaliste, celui auquel Gracq se réfère – à un « sentiment du non ». Son étude, Le Rimbaud de Julien Gracq132, répertorie dans un

premier temps quelques-unes des citations emblématiques de l'écrivain, avant de présenter dans un second temps une synthèse du premier aspect de l'influence rimbaldienne :

À la manière de leur auteur : distante, oblique, insistante, ces passages ont une valeur de manifeste. Ce qui en est l'enjeu, c'est la généalogie de la poésie moderne, c'est-à- dire du surréalisme, dans la lignée duquel, en dépit de ses singularités, Gracq lui-même se situe. À l'exemple de Jules Monnerot dont il aime citer La poésie moderne et le sacré, Gracq vers la fin des années 1940 identifie en effet la poésie moderne au surréalisme, et la relie directement à Rimbaud : ''Par-dessus les eaux mortes du symbolisme, ce sont les émanations de son œuvre qui viennent fonder en réalité le milieu insolite où baigne la 129 MAROT (Patrick), La forme du passé : écriture du temps et poétique du fragment chez Julien Gracq,

Paris, Minard Lettres Modernes, 1999. 130 Ibid., p. 109.

131 Idem.

poésie de notre temps''. [...] Valoriser le silence de Rimbaud, ou comme le dit Gracq plus expressivement, le trou dans la poésie plutôt que le passage à travers elle, c'est prendre le parti de Mallarmé, et donc tirer par un contresens délibéré Rimbaud vers le ''sentiment du non'' (dont Sartre est le héraut). [...] Face à cela Rimbaud incarne la modernité authentique, qui est puissance d'affirmation et manifestation d'énergie ''incorruptible''133.

Michel Murat énonce ici qu'au-delà des préférences littéraires de Gracq, ses références à Rimbaud, explicites ou non, permettent d'asseoir une conception propre du rôle de la littérature, qui se définit par sa capacité à insuffler une dynamique de la pensée propice au changement. D'où son « humeur » à l'encontre des considérations réductrices qui dénaturent les textes rimbaldiens, et sa hantise des études critiques dont la seule raison d'être ne réside que dans l'approvisionnement d'un très gourmand « marché littéraire ».

Le lien entre Julien Gracq et le poète s'avère ainsi réappropriation de l'ambition rimbaldienne, et recherche d'une « vraie vie »134 qui, « absente » chez l'auteur d'Une

saison en enfer, n'en est pas moins « ailleurs » chez l'écrivain ; son œuvre reflète de la sorte la vision d'une littérature capable non seulement d'échapper à la « rugueuse réalité », mais aussi et surtout de la transformer. L'explication de Michel Murat rappelle en somme que cette conception de l'acte même de l'écriture n'est que l'aboutissement logique d'une lutte engagée dès la publication de La Littérature à l'estomac, et qui s'attache malgré l'époque et ses tendances, à travers le refus du prix Goncourt et le non massicotage des livres, à réintroduire dans notre société la figure de l'écrivain « messager », penseur et architecte de la vie humaine.

Ce commentaire laisse se profiler les contours du premier aspect de la rencontre littéraire entre Gracq et Rimbaud ; celui d'une tonique et puissante revendication du message de la « voyance », et donc, par conséquent, celui d'un retour aux textes du « poète de l'affirmation ».

133 MURAT (Michel), « Le Rimbaud de Julien Gracq », op. cit., p. 322.

134 RIMBAUD (Arthur), « Délires 1, Vierge Folle, L'époux infernal », Une saison en enfer, Œuvres