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Le conducteur intermittent de la foudre

Chapitre 4. D'un centenaire à l'autre

4.3. Le conducteur intermittent de la foudre

Sitôt définie la première caractéristique essentielle du Rimbaud gracquien, l'auteur s'empare d'une autre de ses formules135, pour la remodeler en une citation plus

personnelle ; « C'est très vrai, c'est oracle ce que je dis »136. La légère modification –

« certain » devient « vrai », et la disparition d'une virgule entre « oracle » et « ce » – apporte au passage le ton arrêté d'une vérité. La phrase en tant que telle fait écho au rôle prophétique de « messager » que s'attribue Rimbaud selon Gracq. L'identification entre les deux auteurs, ou, du moins, le sentiment d'une filiation est d'ailleurs on ne peut plus présente lorsque l'écrivain déclare ; « Il me semble à peine que c'est moi qui souligne ». Il fait en réalité allusion au « dis » de la citation, écrit en italique, comme pour signifier son importance, selon le procédé consacré137, et accentue ses propres propos, lorsqu'il

mentionnait que personne n'avait jamais parlé comme Rimbaud. Comprenons par là qu'il en va de ses paroles comme de celles de l'alchimiste de la poésie, dont le « Verbe » est capable de transcender la réalité. L'écrivain continue l'hommage, en décrivant Rimbaud comme celui qui s'est « borné à transmettre »138. Cette formule inaugure la

détermination du second aspect du lien entre Gracq et le poète, qui s'apparente à une impulsion, ou encore à une influence brève mais fertile.

L'auteur poursuit, en filant la métaphore de l'électricité, et dépeint le mouvement qui l'emporte à la lecture des Illuminations ; il le compare à celui du courant d'une lampe qui éclaire, et dont la lumière disparait instantanément lorsque la prise est débranchée. L'image est on ne peut plus éloquente, et joue bien sûr avec le titre du recueil de poèmes, et le rôle de son « message » censé éveiller la conscience à un autre monde.

135 RIMBAUD (Arthur), « Mauvais sang », Une saison en enfer, Œuvres complètes, op. cit., pp. 247-253. 136 GRACQ (Julien), « Un Centenaire intimidant », Préférence, Œuvres complètes, Tome I, op. cit., 1989,

p. 930.

137 Il y a chez Gracq un usage très codifié de l'italique, sur lequel il revient d'ailleurs dans l'essai sur André Breton, et qui s'apparente fortement à une « réappropriation » du mot. Le procédé vise à désigner au lecteur qu'il se trouve devant un terme faisant partie intégrante de l'idiolecte de l'écrivain, et qui donc revêt une signification propre ; en outre, Gracq précise que l'italique lui permet de mettre en exergue le « point focal » autour duquel sa pensée a gravité pour construire le texte, et que cet usage typographique s'apparente à une « clé de lecture ».

138 GRACQ (Julien), « Un Centenaire intimidant », Préférence, Œuvres complètes, Tome I, op. cit., 1989,

Mais, les poésies de Rimbaud, même posées sur la table de chevet, ne quittent jamais vraiment tout à fait les pensées de Gracq ; car Rimbaud « y est, y est toujours »139.

C'est que, par l'entremise d'une énigmatique résurgence, les mots du poète viennent hanter l'esprit de l'écrivain, et jusque dans ses écrits, on en retrouve la trace obsédante. Nous le verrons, de part et d'autre de l'œuvre gracquienne, des phrases apparaissent, ou, plutôt, réapparaissent ; ces souvenirs littéraires deviennent citations gracquiennes, par un lent procédé d'appropriation. Et, souvent, ces réminiscences rimbaldiennes, outre qu'elles s'enracinent profondément dans le texte, et que leur influence implicite pourra être relevée à différents endroits, s'avèrent la substance originelle de l'écriture, l'inspiration primordiale qui donne naissance à l'œuvre.

Ce caractère fécond, propice à la création, qui évoque évidemment la nécessité chez Gracq de lire pour écrire, selon la métaphore précitée de « l'épais terreau », est renforcé dès lors qu'il s'agit de Rimbaud, dont la prégnance au sein du texte est explicitée tant par l'intertextualité que par les thématiques, et les réflexions philosophiques générales développées dans les diverses intrigues. La force du message rimbaldien, c'est donc sa capacité à inspirer ; tel est le second aspect du lien qui rassemble Gracq et Rimbaud.

La toute fin de ce texte écrit en l'honneur du poète confirme, dans une métaphore très mythifiante de « l'homme aux semelles de vent »140, à la fois la force et la

fulgurance du Verbe rimbaldien, qui illumine les ténèbres ; « Nous sommes nombreux à qui suffit – même serti de nuit obscure – le conducteur intermittent de la foudre »141.

Julien Gracq, dans cet ultime hommage, parfait la métaphore électrique. Rimbaud est celui qui transmet l'éclair de génie, le passeur qui relie notre monde et l'autre, dans lequel l'écrivain s'immerge de temps en temps, guidé par son modèle. L'adjectif « intermittent » vient rappeler cependant que l'étincelle n'est pas éternelle, et qu'il convient de la saisir, ce à quoi Gracq s'attachera tout le long de son œuvre, pour « continuer à voir ».

Ainsi sont ébauchés les deux grands aspects d'une relation dont les effets restent encore à étudier, et que l’exégèse a relevée sans toutefois l'interroger plus avant. Les

139 Nous faisons ici référence, comme Julien Gracq dans l'extrait, au poème « Qu'est-ce pour nous, mon Cœur... » de Rimbaud (Œuvres complètes, op. cit., pp. 230-231.)

140 Il s'agit du surnom que Paul Verlaine donnait à Arthur Rimbaud.

141 GRACQ (Julien), « Un Centenaire intimidant », Préférence, Œuvres complètes, Tome I, op. cit., p. 930.

analyses qui suivent tenteront d'explorer les manifestations de ces deux versants de l'influence que sont l'affirmation du message rimbaldien d'une part, et la source d'inspiration intarissable qu'il constitue pour l'écrivain d'autre part. Une première étude aura donc pour but d'illustrer la réappropriation du projet du « voyant » à travers un vaste intertexte rimbaldien, ce au cœur du roman Un beau ténébreux. Une seconde étude aura pour objectif, quant à elle, d'exemplifier le souvenir et la résurgence d'images typiquement associées aux poésies de Rimbaud, et qui servent à l'écrivain de tremplin, de seuil à la rêverie poétique. Cette seconde étape puisera sa matière dans le recueil de poésie Liberté Grande, en particulier dans son texte liminaire.