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1.

Notre première partie a pour objectif d’établir un point de départ relativement bien défini, à partir duquel il soit possible à la fois de décrire les profondes transformations qui conduisent à l’émergence, à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle, des concepts modernes de race et de dégénération et de situer, néanmoins, les effets de rémanence qui lient ces concepts avec des notions formulées antérieurement et qui perdureront jusqu’au cœur du XIXe siècle. Ces ruptures et ces rémanences seront envisagées systématiquement tant du côté des pratiques de gouvernement que des formes discursives. Nous verrons en effet que les ruptures les plus significatives se situent souvent moins dans l’ordre des concepts que dans les modes de gouvernement. Il s’agit donc de décrire comment les notions de « dégénération » et de « race » fonctionnent dans un certain nombre de formations discursives déterminées aux XVIe et XVIIe siècles, en articulation avec des stratégies et des pratiques définies. Il s’agit aussi de penser les règles qui les unissent et les points de contact qui existent entre ces divers champs d’expérience.

Notre premier chapitre décrit ainsi la manière dont la notion de « dégénération » a pu être intégrée entre les années 1550 et 1630 dans un genre discursif que nous appellerons les « histoires spirituelles de l’Homme » (histories of man), qui décrit les différentes phases de l’histoire spirituelle de l’Humanité selon un triple mouvement : génération parfaite (fondée sur le principe de ressemblance de l’Homme à Dieu), dégénération de l’Homme à travers le péché et la désobéissance volontaire, régénération. Ce système discursif a donc d’abord une vocation pastorale et s’articule à des stratégies parénétiques qui invitent l’Homme à la réforme de soi et à la prise de conscience de son état dégénéré. Ces pratiques discursives connaissent un regain de succès au XVIe siècle. Nous montrerons sous quelles conditions ce mouvement de dégénération a été étendu comme grille d’analyse de l’ensemble du Monde, impliquant le bouleversement et la dégradation du Monde du fait de la faute de l’Homme envers Dieu. Trois éléments semblent fondamentaux pour rendre compte de cette extension, qui précisément seront remis en cause au milieu du XVIIe siècle : la subordination de l’histoire naturelle du Monde à l’histoire spirituelle de l’Homme et au rapport privilégié de l’Homme avec Dieu : les faits physiques se subordonnent aux faits « moraux » ; l’analogie du macrocosme et du microcosme, avec subordination du premier au dernier, du fait du lien

privilégié de l’Homme à Dieu ; une conception dynamique de la Nature, qui ne relève pas de lois générales formelles a priori. Nous examinerons enfin comment cette dégénération est étendue à l’ensemble de la lignée humaine à travers la réaffirmation du dogme de la transmission du péché par la génération naturelle. La seconde partie du chapitre est consacrée aux diverses transformations qui affectent ce système discursif à partir des années 1630, aboutissant à son éclatement, à la récusation du lien entre dégénération de l’Homme et bouleversement général du Monde et finalement à la caractérisation de la dégénération comme un problème inscrit dans la Nature et dans l’Histoire : problème localisé, obéissant à des lois physiques déterminées, susceptible de faire l’objet de savoirs positifs et d’entrer surtout dans tout un ensemble de pratiques de gouvernement qui ne relèvent plus de la pastorale et de la quête du salut spirituel mais de l’amélioration et de la disposition purement temporelles des êtres.

Notre second chapitre analyse sur la même période (1550-1660) le fonctionnement solidaire des notions de « race » et de « dégénération » dans le champ des discours nobiliaires. Comme nous le montrerons en effet, le problème de la « dégénération » désigne, aux XVIe et XVIIe siècles, à la fois la dégradation spirituelle de l’Homme en général et la menace de la perte de vertu de tel descendant noble par rapport à sa lignée. C’est dans ce second cas que nous voyons fonctionner à plein le couple race/ dégénération. Nous commencerons par montrer en quoi les discours sur la noblesse entretiennent, sur nombre de points, des contacts étroits avec les histoire spirituelles de l’Homme, que ce soit au travers des notions de « noblesse naturelle », du rôle assigné au Souverain dans l’attribution de la noblesse, et plus particulièrement précisément dans le problème de la dégénération et de sa forme juridique: la

dérogeance. Puis nous examinerons la manière dont est envisagé, sous quels concepts et dans

quel contexte, le scandale posé pour l’éthique nobiliaire par le noble qui ne ressemble pas à ses ancêtres et s’écarte de sa lignée, c’est-à-dire le noble dégénéré. Nous montrerons que si, dans le chapitre précédent, la dégénération relevait avant tout de la pastorale, elle est plutôt ici un problème éthique, qui concerne la conduite du noble par rapport à ses ancêtres, et

juridique, concernant la conservation du statut et des privilèges accordés à une lignée. Cela

nous conduira à préciser les rapports qui existent, dans les discours sur la noblesse, entre les notions de noblesse, de race et de vertu, et à montrer qu’ils forment un système de notions en interception, qui définit un lien quasi-analytique entre race et vertu et qui rend la notion de « race » nettement hétérogène au concept moderne. Le noble dégénéré apparaît dès lors comme un monstre d’autant plus intolérable qu’il met en cause ce lien intrinsèque, que la noblesse s’efforce à la même période de souligner pour des raisons politiques précises, entre

race et vertu. On pourra démontrer qu’en vérité le rapport entre race et dégénération est presque structurellement impossible dans les discours sur la noblesse : la « race », telle qu’elle est définie dans la noblesse, exclut la possibilité de dégénération (ce que montre bien l’analyse juridique de la dérogeance). Le noble dégénéré s’y donne soit pour un cas individuel, soit pour un monstre sans existence positive. La dernière partie de ce chapitre esquissera certaines lignes de fuite qui ont rendu possible l’émergence des concepts modernes de « race » et de « dégénération ». Comme nous l’expliquerons, la structure notionnelle dans laquelle est prise la notion de « race » en interception avec celles de « vertu » et de « noblesse », était telle qu’il ne peut s’agir ici simplement d’une extension de la notion existante, mais bien d’une transformation radicale de sa compréhension, qui implique la désolidarisation des éléments de ce système notionnel. En particulier, nous soulignerons que le concept moderne de « race » implique l’effacement relatif de la partition du noble et de l’ignoble qui structurait le système précédent et montrerons brièvement comment les notions de « race », de « noblesse » et de « vertu » se sont désolidarisées, rendant possible d’autres modes de conceptualisation.

Notre troisième chapitre se concentre sur la figure bien particulière de l’Homme altéré qui se dessine à la jonction des histoires spirituelles de l’Homme et d’un raisonnement généalogique, lorsqu’il s’est agi de rendre compte de la variétés des nations du monde – de leurs langues, de leurs mœurs et de leurs religions – en les intégrant dans une histoire unitaire, fondée sur une généalogie commune et obéissant au mouvement en trois temps que nous avons déjà exposé : génération, dégénération, régénération. Ce chapitre examine comment, au XVIe siècle, les cosmographies et histoires universelles, notamment, ont intégré l’ensemble des peuples du Monde dans cette trame et ont élaboré une image des autres nations comme des soi-mêmes altérés, dépravés, dégénérés. Nous verrons qu’il faut prendre au sens propre cette idée d’un soi-même dépravé, comme en témoignent les œuvres de Belleforest ou de Bulwer, par exemple : il s’agit bien de décrire l’Autre comme une dégradation de soi, que l’on tend en miroir à ses coreligionnaires ou ses compatriotes pour les inviter à la réforme de soi- même. On soulignera comment ce discours – qui est constitutif du « monogénisme » tel qu’il se déploie au XVIe siècle – doit être pensé en articulation avec le dispositif colonial qui est en train de se mettre en place. Il en fournit à la fois un modèle et une forme de légitimation. Mais nous montrerons aussi comment c’est à l’occasion de cette expansion coloniale que ce type de raisonnement – qui articule la généalogie et la pastorale – se trouve finalement redoublé et dépassé par un autre, qui va prendre toute son autonomie par la suite avant de se trouver refondé dans une généalogie naturelle : un raisonnement qui établit les pratiques de pouvoir et

de domination ni sur un droit souverain fondé dans une généalogie, ni même dans un impératif de régénération et de salut spirituel, mais dans un effort de mise en conformité de sujets incomplets ou dégradés à la norme humaine et à la civilité, prises comme fins positives et autonomes. Nous analyserons en détail dans la seconde partie du chapitre la manière dont, dans les réductions jésuites d’Amérique du Sud, se joue précisément ce redoublement. D’un côté, il s’agit bien en effet d’entreprises à vocation pastorale, dont le but est de régénérer des sujets profondément dégénérés et incapables de comprendre la loi de Dieu. Mais, d’un autre côté, il s’agit pour les Jésuites de constituer au préalable les Indiens comme « hommes » avant de pouvoir assurer leur salut. On va voir que c’est dans ce cadre, qui articule les deux traditions politiques de l’aristotélisme et de l’augustinisme, qu’il faut situer l’ensemble des débats sur le statut juridique hybride des Indiens comme « esclaves naturels », comme êtres « incapables » de se gouverner selon la loi naturelle. Ce qui nous intéressera, ce sont les réflexions et les institutions qui se mettent alors en place autour du gouvernement adéquat, ajusté à la « nature » de ce type de sujets, car nous y verrons une première élaboration des techniques disciplinaires et la constitution d’une première figure, certes un peu excentrée mais néanmoins décisive, d’homme anormal.

2.

Notre seconde partie constitue le pivot de cette thèse. Elle vise à répondre à la question suivante : sous quelles conditions, tant du côté des savoirs que des modes de gouvernement, la race et la dégénération sont devenues, de manière solidaire, des problèmes politiques et des concepts à prétention scientifique à l’orée du XVIIIe siècle ? Si nous partons des analyses précédentes, cette évolution n’avait rien d’une évidence. Nous montrons dans cette partie qu’il a fallu au moins deux ruptures absolument décisives. D’un côté, dans l’ordre des pratiques de gouvernement, l’émergence de dispositifs de pouvoir qui visent à prendre en charge et à améliorer l’espèce, qui visent à gouverner les êtres vivants – et les hommes en particulier – dans leurs fonctions (génération, nutrition, etc.) en vue de les perfectionner ou d’en préserver les qualités. Phénomène qui rompt avec la pastorale au sens où il institue un plan d’immanence des pratiques politiques, ordonné à des fins purement temporelles, où se découpent des objets nouveaux : l’espèce, la race, la population, et de nouveaux acteurs : la médecine, l’agronomie et l’histoire naturelle. Phénomène qui rompt avec une compréhension purement « juridique » du politique et de la souveraineté, puisqu’il s’agit ici d’agir, en deçà de l’ordre juridique, de sorte à saisir les mœurs des sujets, et à intervenir sur le point de liaison

entre le physique et le moral. Comme nous le montrerons, il s’agit de réconcilier en quelque sorte, les deux formes sous lesquelles s’analyse le pouvoir avant le XVIIe siècle : la discipline des corps (disciplina corporum) et le gouvernement des âmes (regimen animarum), en vue d’une forme purement temporelle de salut : régénération des corps en vue du perfectionnement des mœurs, amélioration de l’espèce, préservation de la race : il s’agit, en quelque sorte, de gouverner les corps et les esprits en vue d’une amélioration continue. D’un autre côté, dans l’ordre des savoirs, il s’agira pour nous de comprendre comment les notions de race et de dégénération vont constituer des concepts fondamentaux de l’histoire naturelle – et, en particulier, de l’histoire naturelle de l’Homme – au moment où celle-ci, précisément, va devenir un savoir à valeur « politique » non négligeable, dans la mesure où elle fournit tout un ensemble de critères permettant d’évaluer les hommes, de confronter les différentes races à la norme de l’espèce comme ses altérations.

Notre premier chapitre vise à démontrer que l’origine de ces transformations doit être recherchée dans un champ un peu excentré par rapport aux dispositifs de pouvoir traditionnels c’est-à-dire du côté de la mise en place, à partir du milieu du XVIIe siècle, d’un dispositif

d’amélioration des races animales à l’échelle du territoire national : l’administration des

haras. C’est dans ce dispositif, qui se donne précisément pour objet l’amélioration de l’espèce, le contrôle détaillé des conditions de sa reproduction, de son acclimatation, la perfection de son type, etc., que les notions de « race » et de « dégénération » subissent diverses transformations qui les instituent en problèmes politiques fondamentaux et en objets de savoir précis. Nous analyserons ces transformations en nous appuyant notamment sur les traités de haras. Nous verrons que c’est dans ces textes que se met en place tout un savoir de la norme de l’espèce, de la confrontation des individus et des races à cette norme et de la caractérisation de la dégénération des races comme menace qu’il convient d’affronter par des dispositifs déterminés. Nous verrons en outre que ce sont ces textes et ces pratiques qui constituent, selon nous, un échangeur fondamental entre la notion de « race » des discours nobiliaires et son entrée dans le champ de l’histoire naturelle. Nous montrerons comment Buffon, lorsqu’il intègre les notions de « race » et de « dégénération » en histoire naturelle, s’appuie sur ces pratiques. La seconde partie du chapitre vise à étudier comment ce dispositif d’amélioration des races animales a servi de matrice, au XVIIIe et au XIXe siècle, pour penser la mise en place de dispositifs d’amélioration de l’espèce humaine et de prise en charge des hommes comme êtres vivants dans leurs diverses fonctions et, en particulier, leur reproduction. Nous analyserons en général cette rupture, à nos yeux fondamentale, qui institue l’espèce, la race et la population comme objets des pratiques de gouvernement des hommes à partir du XVIIIe

siècle ; avant d’examiner plus en détail la manière dont la « zootechnie » sert de modèle pour penser tout un ensemble de problèmes qui se dessinent du moment qu’il s’agit de gouverner les hommes comme êtres vivants et de les perfectionner. 1. Problème de la conservation et de l’amélioration des qualités de la race à travers la reproduction, les dispositifs d’alliance et de croisements entre races. Nous suivons sur ce point les différents projets visant à améliorer l’espèce et lutter contre la dégénération à travers le croisement des races, puis le débat qui, dans les années 1860, portent sur la valeur dégénératrice ou régénératrice des croisements. 2. Problème de la conservation et de la dégénération de la race par transplantation et acclimatement. Nous suivons ici les débats portant sur la dégénération des Européens aux colonies, en nous focalisant sur deux moments distincts et relativement différents : le débat portant sur la dégénération aux Amériques au XVIIIe siècle, et le débat portant sur l’acclimatement des races, en particulier en Algérie, dans les années 1840-1860.

Nos deux chapitres suivants portent sur la formation des concepts de « race » et de « dégénération » en histoire naturelle et, plus particulièrement, dans l’histoire naturelle de l’Homme. Le deuxième chapitre s’intéresse précisément à ce genre discursif bien délimité qu’est l’histoire naturelle de l’Homme et à la manière dont il vient s’articuler au dispositif d’amélioration de l’espèce décrit dans le chapitre précédent. Si, en effet, l’espèce humaine devient le référentiel de pratiques de gouvernement à partir du XVIIIe siècle – référentiel sur lequel se découpent de nouveaux objets de gouvernement (la race, le type, l’instinct, la population etc.), de nouveaux problèmes (la dégénération, le perfectionnement, etc.) – cela implique aussi l’articulation de ces pratiques avec de nouveaux types de savoirs qui se donnent comme des savoirs de l’espèce : de sa santé, de ses normes, de sa qualité, etc. Ces savoirs sont de deux ordres : la médecine, d’une part, sur laquelle nous nous étendons dans le premier chapitre et surtout dans la 3e partie, et l’histoire naturelle de l’Homme. Celle-ci va fournir, en particulier, tout un ensemble de concepts, de catégories et de critères qui permettent d’évaluer les individus et les races, de les confronter à la norme de l’espèce, de les hiérarchiser en fonction de cette norme etc. Il convient donc de décrire ce genre, ses règles de fonctionnement, son histoire et ses catégories. Notre chapitre étudie d’abord les principales règles de véridiction qui caractérisent cette histoire naturelle de l’Homme et les modes de raisonnement qui la constituent. Il établit une longue comparaison entre histoire spirituelle de l’Homme et histoire naturelle de l’Homme en montrant à la fois les points de distinction – exclusion du récit biblique du champ de la véridiction, émergence d’un regard purement naturaliste sur l’Homme comme espèce – et aussi les points de contact : problématisation du rapport de l’unité et de la diversité sous le mode de l’altération et de la dégénération,

reformulation des trois concepts fondamentaux de génération, dégénération et régénération. Il examine en particulier deux conceptions différentes de l’altération qui vont jouer un rôle structurant dans toute l’histoire naturelle de l’Homme : celle de Buffon et celle de Rousseau. Puis il se focalise sur un problème particulier : la manière dont la question de la dignité ou noblesse de l’Homme - la dignitas hominis – se donne sous le regard naturaliste : ce qui permet de caractériser de manière proprement naturaliste l’excellence de l’Homme. Si cette question est importante, c’est parce qu’elle permet dans un second temps de voir comment les critères naturalistes qui permettent de définir cette noblesse de l’Homme sont transposés au sein de l’espèce pour évaluer le statut des différentes races.

C’est là précisément l’objet de la seconde partie du chapitre, qui analyse les différents critères qui sont mobilisés par l’histoire naturelle de l’Homme pour évaluer l’Homme. Nous y montrons d’abord en quoi l’histoire naturelle de l’Homme – et la notion de race en particulier – sont appelées à jouer un rôle « politique » de premier plan au moment précisément où les inégalités de statut d’une part (avec l’Ancien-régime), les rapports juridiques d’exploitation de l’homme par l’homme de l’autre (avec l’esclavage et le servage) se trouvent formellement abolis, précisément dans la mesure où c’est désormais dans la « réalité humaine », dans les aptitudes et les capacités naturelles qu’on va trouver les principes de différenciation politiques. Ce point est ici analysé à travers deux textes fondamentaux : celui de Dunoyer, qui est le premier à intégrer la notion de « race » et l’histoire naturelle dans la pensée politique, et celui de Courtet de L’Isle, qui propose précisément de refonder la politique sur la science de l’Homme. Nous esquissons l’intime relation entre l’introduction de la notion de « race », des concepts de l’histoire naturelle de l’Homme dans le champ politique, et le libéralisme politique, dont nous ferons la pleine démonstration dans la troisième partie. Puis nous montrons précisément en quoi l’histoire naturelle de l’Homme vient offrir – à tous les niveaux – des catégories et des critères permettant d’évaluer les aptitudes des races et des individus, de

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