• Aucun résultat trouvé

Dans le tableau, Un bar aux Folies-Bergère, notre artiste use de la même méthode. La différence entre ce tableau et les peintures traditionnelles réside dans le fait que le spectateur ne trouve pas de point de fuite devant cette œuvre de Manet. C’est un objet plutôt qu’un tableau, c’est-à-dire qu’elle peut être évaluée comme un volume. Comme les autres, cette œuvre combine également la représentation et la matérialité de la toile. Cependant, par comparaison avec l’éclairage du Fifre, Manet utilise le miroir pour produire un éclairage équivoque. Le miroir devient le réflecteur du rayon extérieur du tableau mais en même temps il le transforme en une lumière intérieure, entraînant l’imaginaire du spectateur. Grâce à cette lumière extérieure, le miroir insère une autre représentation. Une troisième représentation, effet de la juxtaposition de celles du miroir et du tableau apparait dans la figure de l’homme et la vue de dos de la serveuse. En fonction de cet éclairage, la matérialité de la toile se représente ici d’une manière assez épaisse, semblable à celle d’un objet. Succédant au double effet de la lumière dont nous avons parlé, si nous considérons la part du regard, nous nous trouvons face au problème du sujet regardant. Les éléments que sont le tableau, le miroir et leur juxtaposition projettent à la fois explicitement et implicitement une place présupposée devant la toile. Cela nous amène immédiatement à poser la question : « Qui regarde ? » sans examiner cette place suspecte.

197

Ibid., p. 398.

75

En réalité, il n’existe pas de place du spectateur dans ce tableau, Un Bar aux Folies-Bergère, comme dans Les Ménines.

Cette exclusion si vous voulez de tout lieu stable et défini où placer le spectateur, est évidemment une des propriétés fondamentales de ce tableau et explique à la fois l’enchantement et le malaise qu’on éprouve à le regarder.199

Cependant, la question, « qui regarde ? » est superflue. On ne peut donc expliquer la lumière qui vient de l’extérieur. Cela suscite encore une fois le décalage du regard observé dans l’œuvre de Vélasquez. Revenons à nouveau à l’un des caractères de l’œuvre de Manet : l’invisibilité. Le spectacle d’Un bar aux Folies-Bergers ne montre pas comme Les Ménines une structure triangulaire telle que représentée par Vélasquez, les modèles et la toile où le spectateur s’insère d’une manière équivoque dans l’inclusion et l’exclusion à la fois. Là, l’invisibilité est recouverte de cette structure triangulaire. Dans le tableau de Manet, le spectateur n’est pas soumis à cette équivoque, sa place est dispersée. De ce fait, l’invisibilité est mise en évidence dans la représentation elle-même.

Le caractère d’invisibilité des Ménines n’est pas quelque chose de caché comme nous l’avons déjà dit, mais l’effet de la juxtaposition, précisément, de la juxtaposition des différences. L’invisibilité émerge de la visibilité. Cette invisibilité nous interroge dans un questionnement dont l’explication serait la constitution de son émergence200

. Elle impose au spectateur de se poser la question : « où suis-je ? » quant à sa place et transformant les deux questions : « qui regarde ? » et « que vois-je ? » en une seule problématique « où suis-je ? ». Les deux premières sont à l’origine suscitées par le regard et la dernière par la place du regard201. Dans l’espace entamé par l’invisibilité, le regard s’écoule comme un mouvement. À partir de là, le spectateur s’engage dans ce mouvement et remet en cause la place de son regard.

L’écoulement du regard nous donne un autre aspect de l’objectivité. Celle-ci peut être considérée comme un parcours de la conscience mais ne peut s’envisager comme une place neutre. Ici, le regard ne s’appuie pas sur un concept. Rien n’est stable, dit Héraclite, « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Dans cette expérience mobile, d’écoulement du regard, rien ne se distingue, car nous sommes le mouvement lui-même. À chaque instant, nous disparaissons en suivant « l’écoulement du fleuve ». Cette disparition se produit dans la

199 « La peinture de Manet », op. cit., p. 47.

200

Cf. L’exemple de Poésie dont Foucault parle dans l’Introduction à l’Anthropologie. « … ; enfin, lorsque cet art prend forme dans la solennité justifiée des vers, il s’agit de poésie au sens strict ». IA, p. 63.

201

Cela s’impose même le questionnement sur le « présent », celui-ci va se tirer de l’axe temporel et remettre dans l’axe spatial à penser.

76 dislocation d’un ensemble de relations.202

Nous ne nous trouvons plus à la place où nous étions lorsque celle-ci disparait et plus précisément dans la mesure où l’ensemble des relations ne subsiste plus. Cela ne signifie pas que nous sommes repérés par la situation extérieure mais plutôt par le changement de notre point focal. Nous trouvons la belle expression de cette méditation de Borges ci-dessous : « le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m’entraîne, mais je suis le fleuve : le temps est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre ; c’est un feu qui me consume, mais je suis le feu »203

. Si l’on dit qu’il n’existe pas de place du spectateur devant le tableau, Un bar aux Folies-bergère, cela veut dire plutôt que nous sommes dans une mobilité du regard. C’est pourquoi nous ne trouvons plus de place pour situer notre corps dans la prise en compte de ce phénomène. Ce qui pose un problème ici, c’est la difficulté de décrire la représentation du tableau, à savoir ce qu’on voit. Comme « dans un écrit, la pensée perd facilement sa mobilité ». « Mais surtout elle ne peut que difficilement faire tenir la pluralité de dimensions propre à son domaine ».204

*

Jusqu’à maintenant, le problème épistémologique et sa structure chez Foucault pourraient émerger dans la question : « qu’est-ce qu’une œuvre ? » Considérant les peintures de Manet, nous constatons qu’une œuvre est au moins une juxtaposition de deux formes. Le but de l’artiste est de représenter la matérialité entière de la toile qui ne peut être visible dans la tradition picturale. L’effort de celle-ci est plutôt de faire oublier la toile. Le paradoxe pour Manet, c’est que la toile représentée ne peut demeurer en l’état hormis dans la matérialité qu’elle incarne. Cela prouve que la représentation dépend essentiellement du support. Cependant, pour quelle raison la toile est-elle mise en relief et dans quelle mesure cette accentuation apparaît-elle ? Cette responsabilité n’incombe-t-elle pas au musée qui offre un nouveau contexte à la représentation de la toile ? Grâce à ce nouveau rapport, notre artiste est en mesure d’interroger toute œuvre picturale en présentant la sienne. En d’autres termes, la toile émerge elle-même dans le réseau du musée et apparaît en tant que problématique aux yeux de l’artiste. Ici, surgit un nouveau rapport qui définit la nouvelle vision d’une œuvre.

202 Comme une époque se déplace à une autre, par exemple de l’âge de la Renaissance à l’âge classique, c’est un événement de « la dissociation du signe et de la ressemblance au début du XVIIe siècle a fait apparaître ces figures nouvelles que sont la probabilité, l’analyse, la combinatoire, le système et la langue universelle, non pas comme des thèmes successifs, s’engendrant ou se chassant les uns les autres, mais comme un réseau unique de nécessités ». MC, p. 77.

203

Borges, J. L. « Nouvelle réfutation du temps », dans œuvres complètes I. Paris : Gallimard, 1999, p. 816.

77

Il se peut bien que Le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia aient été les premières peintures « de musée » : pour la première fois dans l’art européen, des toiles ont été peintes – non pas exactement pour répliquer à Giorgione, à Raphaël et à Vélasquez, mais pour témoigner, à l’abri de ce rapport singulier et visible, au-dessous de la déchiffrable référence, d’un rapport nouveau [et substantiel] de la peinture à elle-même, pour manifester l’existence des musées, et le mode d’être et de parenté qu’y acquièrent les tableaux.205

En outre, afin de manifester l’importance du support, notre peintre montre de manière radicale les regards opposés, dans Le Balcon par exemple, ainsi que divers aspects de la représentation dans Un bar de Folies-Bergers. Les œuvres de Manet sont différentes de celles du passé, en ce sens qu’elles ne donnent plus à observer la visibilité mais l’invisibilité. Néanmoins, comme nous en avons déjà parlé, cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à voir mais qu’on ne peut en saisir le « sens », ou plus précisément, on ne peut dégager un ordre souverain de ce que l’on voit. Tous les éléments du tableau rivalisent l’un avec l’autre. Et là, l’œuvre reste comme « indéfiniment ouverte » face à laquelle se jouent des expériences aux aspects variés.

La Tentation est la première œuvre littéraire qui tienne compte de ces institutions verdâtres où les livres s’accumulent et où croît doucement la lente, la certaine végétation de leur savoir. Flaubert est à la bibliothèque ce que Manet est au musée. Ils écrivent, ils peignent dans un rapport fondamental à ce qui fut peint, à ce qui fut écrit – ou plutôt à ce qui de la peinture et de l’écriture demeure indéfiniment ouvert. Leur art s’édifie où se forme l’archive.206

« Leur art s’édifie où se forme l’archive ». Certes, leur art se situe aux confins entre la technique exprimée et les chefs d’œuvres du passé. Les propriétés de l’espace et celles de la matérialité de la toile constituent une réponse à l’existence du musée. Cependant, il existe un point plus remarquable encore qui fait exploser la relation linéaire entre l’auteur et le spectateur (ou le lecteur). Ce point montre la variété du décalage entre ce qui s’exprime et s’entend à travers les dimensions multiples des œuvres servant souvent de contenant. Pour l’artiste, il n’y a que la toile nue ou la page blanche tandis que le spectateur (ou le lecteur) est

205

Foucault, Michel. « Un ‘fantastique’ de bibliothèque » (n. 20), dans Dits et écrits I, 1954-1975. p. 326. (Ici, il y a une petit erreur dactygraphiée sur le nom de Giorgione dans ce texte.)

78

face à l’œuvre elle-même. Ce décalage ouvre sur un espace vide207 entre l’auteur et le lecteur d’une part, le peintre et le spectateur d’autre part, et il révèle également à nouveau la problématique du présent dans le cadre du mouvement208.

Dans la disposition du spectacle-en-regard des Ménines, il semble que le spectateur soit forcé de se fixer devant le tableau, et par là, les personnages du reflet trouvent leur place incarnée par le spectateur au travers de son imagination. Nous voyons que la place fixée du spectateur est remarquable pour saisir l’intention de l’artiste au moment où celui-ci peint. C’est une place future pour lui. Grâce à celle-ci, le peintre aura l’occasion de regarder la place qu’il occupe dans le tableau lui-même au moment où il le réalise et qui est son présent. Cela dit, aux yeux de celui qui représente le futur, la place initiale devient le passé. Et ce passé peut être alors considéré comme étant à l’origine de cette place future. Il y a une ambivalence entre le passé et le futur, c’est-à-dire que le présent a disparu ou que son existence est fugitive. Le peintre « peignant » se situe donc dans un passé qui se poursuit indéfiniment vers le futur. Le présent ne peut apparaître dans ce mouvement linéaire ou, inversement, il est couvert par la continuité du mouvement. La réflexion de Thomas d’Aquin nous l’éclaire :

Lorsque nous percevons un instant présent, et que nous ne discernons ni avant, ni après dans le mouvement, ou bien si nous discernons dans le mouvement un avant et un après, alors, nous ne voyons pas le temps passer, car il n’y a pas non plus de mouvement. Mais lorsque nous repérons de l’avant et de l’après et que nous les chiffrons, alors nous disons s’être écoulé du temps. Le temps en effet, n’est rien d’autre que le nombre du mouvement selon l’avant et l’après.209

207 D’après Foucault, nous pouvons comprendre cet espace vide aux deux côtés différents, d’un point de vue histoire linaire, il est vide parce que c’est une place reste au cours de l’histoire ou de la réduction scientifique ; mais, de l’autre, il est plein de bruit qui attend sa forme d’existence en surgissant de son propre horizon. Foucault le décrit souvent comme interstice, faille ou lacune. Et il distingue les deux points de vue dans Les mots

et les choses : « A la fois objet – puisque c’est ce que l’artiste représenté est en train de recopier sur sa toile – et sujet – puisque, ce que le peintre avait devant les yeux, en se représentant dans son travail, c’était lui-même, puisque les regards figurés sur le tableau sont dirigés vers cet emplacement fictif du royal personnage qui est le lieu réel du peintre, puisque finalement l’hôte de cette place ambiguë où alternent comme en un clignotement sans limite le peintre et le souverain, c’est le spectateur dont le regard transforme le tableau en un objet, pur représentation de ce manque essentiel. Encore ce manque n’est-il pas une lacune, sauf pour le discours qui laborieusement décompose le tableau, car il ne cesse jamais d’être habité et réellement comme le prouvent l’attention du peintre représenté, le respect des personnages que le tableau figure, la présence de la grande toile vue à l’envers et notre regard à nous pour qui ce tableau existe et pour qui, du fond du temps, il a été disposé ». (MC, p. 319.) précisément, « nous ne vivons pas dans une sorte de vide, à l’intérieur duquel on pourrait situer des individus et des choses. Nous ne vivons pas à l’intérieur d’un vide qui se colorerait de différents chatoiements, nous vivons à l’intérieur d’un ensemble de relations qui définissent des emplacements irréductibles les uns aux autres et absolument non superposables ». « Des espaces autres », op. cit., p. 1574.

208

La réflexion du temps d’Augustin.

209

79

Dans le cas du peintre, celui-ci peut repérer à la fois la place où il travaille et celle du spectateur. La disparition du présent (le peintre peignant) est le cercle vicieux des Ménines couvert par « le pur jeu de représentation », à savoir notre structure cognitive.

Si Les Ménines présente une structure qui différencie le passé du futur par la place donnée au spectateur, Un bar aux Folies-Bergère donne seulement des places dispersées. Seul le spectateur bouge, il n’y a plus de futur. Sans futur, le spectateur est délivré du mouvement linéaire. Il est placé plutôt dans la simultanéité. Ainsi, la représentation d’Un bar aux Folies-Bergère, ne peut être considérée comme une idée projetée devant le spectateur, et la place de ce dernier comme celle de l’artiste ne conduit plus à un mouvement d’aller-retour entre passé et futur. Ici, peintre et spectateur se trouvent simultanément devant le tableau, le spectateur étant amené à réfléchir aux conditions de l’exécution de l’œuvre et à sa postérité. En ce sens, tous deux se croisent dans le présent de l’œuvre. Les pensées se reconnaissent dans cette rencontre. « Le génie est un appel lancé à un autre génie ; mais entre les deux, le goût devient une sorte de médium et il permet d’attendre quand l’autre génie n’est pas encore né ».210

Le spectateur pense ce qu’est l’impensé pour le peintre. Cela permet à l’œuvre de s’éloigner d’elle-même. Elle devient alors un arrachement à même, mais s’arracher à soi-même est un état différent de celui qui consiste à se déplacer vers un but projeté dans l’avenir. Nous ne pouvons le considérer comme un mouvement car cette expérience n’est pas continue. En d’autres termes, nous ne pouvons repérer celle-ci ni dans un avant ni dans un après mais dans une transformation en un autre soi qui ne se situe plus dans un même rapport d’ensemble.

Cette expérience sans continuité constitue la différence essentielle qui sépare Foucault de l’expérience phénoménologique. Le soi n’est plus le même lorsqu’il se situe dans des rapports nouveaux.211 Comme Foucault le précise dans un entretien :

En outre, la phénoménologie cherche à ressaisir la signification de l’expérience quotidienne pour retrouver en quoi le sujet que je suis est bien effectivement fondateur, dans ses fonctions transcendantales, de cette expérience et de ces significations. En revanche, l’expérience chez Nietzsche, Blanchot, Bataille a pour fonction d’arracher le sujet à lui-même, de faire en sorte qu’il ne soit plus lui-même

210

Deleuze, Gilles. La philosophie critique de Kant. Paris : Puf, 1963, p. 82.

211 Cela révèle le débat entre la continuité et la discontinuité dans le mouvement comme je le suggère précédemment.

80

ou qu’il soit porté à son anéantissement ou à sa dissolution. C’est une entreprise de dé-subjectivation.212

Si nous comparons Les Ménines et Un bar aux Folies-Bergère, nous comprenons mieux cette différence. Dans Les Ménines, nous rétablissons facilement la structure de la relation entre le peintre, le modèle, le spectateur et le lieu. C’est une structure du portrait. Vélasquez réalise cette œuvre en s’interrogeant constamment sur le portrait et cela en jouant des places différentes. Il nous montre de cette manière un autre aspect de ce dernier. Ce tableau « montre du doigt l’absence de modèle et se déploie dans le vide laissé par le modèle »213. Cependant, cet autre point de vue n’est qu’une partie de la structure de la représentation du portrait. Elle maintient les mêmes relations parmi les éléments nécessaires. Sans doute, acquérons-nous l’expérience de l’auteur, du spectateur et du modèle, mais notre idée du portrait se limite seulement à cette structure.

Ici, apparaît une problématique qui a modifié tardivement la pensée de Heidegger. Au début de son ouvrage, Ê tre et temps, il analyse une structure de la question pour justifier sa recherche de l’« être ». À cette époque, il tend à étudier l’« être » dans le cadre du temps. Or, quelques années plus tard, il renonce à ce cadre dans son texte tardif 214 et reprend le problème de l’« être » dans le cadre de l’espace. Comme il le propose dans ce texte :

Mais alors la tâche de la pensée n’aura-t-elle pas pour titre au lieu de Sein und Zeit, être et temps : Lichtung und Anwesenheit (clairière et présence) ? Mais d’où et comment y a-t-il clairière ? (gibt es die Lichtung ?) Qu’avons-nous à entendre dans cet il y a (es gibt) ?215

En faisant référence à Heidegger, nous tendons simplement à mettre en évidence la problématique entre Les Ménines et Un bar aux Folies-Bergère.

Revenons à la peinture de Manet et constatons que notre peintre se considère lui-même comme un spectateur. Profitant cette place, il laisse l’œuvre déployer toutes ses possibilités. Ainsi, se produit une nouvelle création qui amène à penser l’impensé. Il n’y a plus ici ni sujet ni objet mais un acte de création. L’œuvre est une ouverture perpétuelle qui laisse s’écouler toutes les possibilités. Cela dit, cette ouverture ne nous conduit nulle part.

212

« Entretien avec Michel Foucault », op. cit., p.862.