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La question est le désir de la pensée. La réponse est le malheur de la question.244

– Maurice Blanchot

Aujourd’hui, nous avons encore très envie de savoir pourquoi nous sommes là et d’où nous venons. Ce désir de savoir, chevillé à l’humanité, est une justification suffisante pour que notre quête continue.245

– Stephen W. Hawking

Introduction

Si Les Ménines sont considérées comme un tableau impossible, de façon analogue, l’Introduction à l’Anthropologie serait la version écrite de celui-ci.

Si Vélasquez a créé un portrait sorti de la toile en superposant deux formes différentes, Manet a au contraire transformé la surface de la toile en un tableau-objet dans ses divers aspects. Celui-ci marque le début d’une nouvelle époque, mettant fin à celle de la représentation par l’ouverture à l’anthropologie. La représentation n’est plus simplement une image mais quelque chose de solide ayant ses caractéristiques propres, à savoir l’homme dans le cadre de la vie, vivant, parlant et travaillant. L’« homme » gagne désormais sa place pour être repéré dans le temps. Il devient de cette manière un événement de la toile et non une image simple reflétée dans celle-ci, saisi par un langage auquel il prend part, pour la bonne raison qu’il ne peut penser ni être pensé que dans ce domaine. Voilà pourquoi nous comprenons les paroles de Foucault : « c’était là sans doute la condition fondamentale pour que finalement un jour on se débarrasse de la représentation elle-même et on laisse jouer

244

L’entretien infini, op. cit., pp. 14-15.

245 Hawking, Stephen W. Une brève histoire du temps : Du Big Bang aux trous noirs. Trad. Isabelle Naddeo-Souriau. Paris : Flammarion, 1989, p. 29. Malgré qu’il existe un paradoxe épistémologique, notre désir de savoir nous amène de toute façon à chercher « une description complète de l’Univers dans lequel nous vivons ». p.29. Le paradoxe est celui-ci : « s’il existe vraiment une théorie complètement unifiée, elle devrait aussi vraisemblablement déterminer nos actions. Et ainsi, la théorie elle-même devrait déterminer l’aboutissement de notre recherche la concernant ». p. 27.

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l’espace avec ses propriétés pures et simples, ses propriétés matérielles elles-mêmes »246

. Considérant que nous sommes encore dans la modernité, il poursuit dans la préface des mots et les choses :

On voit que cette recherche répond un peu, comme en écho, au projet d’écrire une histoire de la folie à l’âge classique ; elle a dans le temps les mêmes articulations, prenant son départ à la fin de la Renaissance et trouvant, elle aussi, au tournant du XIXe siècle, le seuil d’une modernité dont nous ne sommes toujours pas sortis.247

Mais, notre philosophe nous dit également avec optimisme : « on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable »248

. Cela explique sans doute la préoccupation de Foucault dans la totalité de son entreprise : « se débarrasser » de la figure de l’ « homme » est un travail de la critique ramenée à une attitude kantienne.

L’Introduction à l’Anthropologie est un texte complexe où Foucault esquisse une autre forme critique. C’est probablement à cause de cette autre forme que l’auteur retarde la publication de ce texte car il souhaite que sa méthode soit connue249 et non susceptible de produire de son contraire. Quelle est donc cette méthode et que signifie cette forme critique autre ? Il s’agit en effet de deux natures de capacité cognitive : la vision et la conceptualisation. Cette question nous ramène également à la réflexion heideggérienne sur l’être qui nous aide à mieux comprendre le sens de cette critique et la raison du retard de la publication de l’Introduction à l’Anthropologie. Ce retard est rappelé dans le terme de la conférence250 de 1978 et jusqu’en 1984 dans le texte de « Qu’est-ce que les Lumières ? » où cette autre forme de critique s’accomplit dans ce qui est nommé « la pensée critique »251. Si nous remontons maintenant à l’origine de ce problème, nous pouvons l’étudier au travers des deux dimensions suivantes : la première, critique de l’horizon de l’être d’Heidegger ; la seconde, l’analyse de Foucault dans son propre texte.

1. l’aspect extérieur : l’élargissement de l’horizon de l’être par la critique heideggérienne Dans la partie précédente Nous avons étudié le miroir, Les Ménines et les peintures de Manet et la manière de voir, à savoir la vision ou l’image. L’analyse des images nous permet

246

« La peinture de Manet », op. cit., p. 47.

247 MC, p. 15.

248

Ibid., p. 398.

249 IA, p. 9.

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Foucault a donné une séance à la Société française de Philosophie le 27 mai 1978 en donnant le titre : Qu’est-ce que la critique ?

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d’approcher du double concept essentiel celui de la continuité et celui de la simultanéité, deux éléments du cadre spatio-temporel. Ce dernier se manifeste toujours dans notre expérience de l’image où il est compris comme un ensemble. Ce double concept apparaît harmonieusement dans l’expérience d’ensemble bien que nous ignorions souvent généralement qu’il existe une incompatibilité, un désaccord faible dans notre expérience visuelle. Chercher ce désaccord est en soi une démarche incompatible avec notre structure cognitive. Néanmoins, c’est effectivement ce que Foucault tend à démontrer en faisant exister incompatibilité et complémentarité à la fois dans le processus de la genèse d’une idée. Il est donc nécessaire d’approfondir cette question pour aborder le sens de la critique foucaldienne.

Dans quelle mesure pouvons-nous entreprendre cette action ? Une phrase des mots et les choses nous donne peut-être un fil conducteur : « En essayant de remettre au jour cette profonde dénivellation de la culture occidentale, c’est à notre sol silencieux et naïvement immobile que nous rendons ses ruptures, son instabilité, ses failles ; et c’est lui qui s’inquiète à nouveau sous nos pas »252. « Cette profonde dénivellation de la culture occidentale » marquerait justement cette incompatibilité qui procède d’un partage. Le développement de la culture occidentale est orienté par ce partage. La pensée de Heidegger, qui remet en cause l’être et ce qui constitue son horizon, éclaire à nouveau ce partage253

. La présence se situe au croisement des catégories spatiale et temporelle dans la méditation heideggérienne. Ce croisement est le lieu de sa naissance où l’on peut identifier ce qui apparaît à sa place réelle.

Plus profondément, nous pouvons constater qu’il existe ici deux raisons de remonter à Heidegger dans notre travail. Il s’agit d’abord d’appréhender le présent. Que veut-il saisir dans cette démarche ? C’est ce quelque chose qu’on peut appeler la présence. La présence est la seule chose par laquelle on peut comprendre l’essence d’être. Mais, comment la saisir ? Nous touchons là au problème incontournable de sa représentation254. Parménide255 s’est déjà prononcé à ce sujet. Le monde se parle dans la langue, comme Michel Serres le dit : « Cela, que je vois et entends, que j’imagine, est un paysage théorique et abstrait, un modèle de connaissance. Or cela, simultanément, n’est autre que le monde »256. La seconde raison, c’est

252 MC, pp. 15-16.

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Ce partage se trouve dans la question qui s’entrelacent le temps et l’être. « Temps et Ê tre », dans Questions

III et IV, op. cit., pp. 195-197.

254 Nous avons parlé du problème de la représentation dans ce texte précédent par exemple, I-3 et I-conclusion. Ce qui pose le problème, c’est la difficulté d’intégrer deux choses hétérogènes dans un système sans les réduire.

257 « Le privilège du présent (Gegenwart) aurait déjà marqué le Poème de Parménide. Le legein (parler) et le

noein (penser) devaient saisir un présent sous l’espèce de ce qui demeure et persiste, proche et disponible,

exposé devant le regard ou donné sous la main, un présent dans la forme de la Vorhandenheit ».

Derrida, Jacques. « Ousia et grammè : Note sur une note de Sein und Zeit », dans L’endurance de la pensée :

recueil collectif, Pour saluer Jean Beaufret. Paris : Plon, 1968. p. 220. (Texte disponible sur le site Jacques Derrida.com. Consulté le 24 avril 2014. http://www.jacquesderrida.com.ar/frances/ousia_et_gramme.htm.)

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la compréhension du présent. Dans quelle mesure le présent est-il entendu ? Si on le comprend dans un cadre temporel par exemple, celui-ci interviendra inversement dans notre appréhension du présent, c’est-à-dire que le cadre influence la manière de saisir la présence. Par ailleurs, le problème de la représentation devient par conséquent plus complexe en ajoutant la structure de la compréhension du présent.

En nous référant aux deux problèmes croisés, présence et présent, nous pouvons examiner l’état de nivellement de cette incompatibilité de la culture occidentale à chaque époque de même que la faille souvent invisible dans ce processus de nivellement.

La question à poser maintenant sera celle-ci :

Dans quel cadre spatio-temporel une chose apparaît-elle ou n’apparaît-elle pas ? Existe-t-il une manière de concevoir un cadre spatio-temporel pour manifester les choses invisibles dans d’autres cas? Ce dernier n’est plus celui de l’origine, c’est-à-dire que pour voir autrement, il faut avoir une autre structure cognitive. C’est la perspective qui détermine ce qui est visible ou non. Nous avons là une transformation de la pensée. Penser est déjà un acte qui déroule et développe un événement où naît également le temps. Nous retrouvons ici notre thème, à savoir le fond de la critique. Une pensée critique amène nécessairement à sa transformation. Cette transformation témoigne d’une pratique de la pensée. Cette forme de la critique est par conséquent une pratique en opposition à une pensée théorique et réfléchie qui cherche à modifier son objet plutôt qu’elle-même.

L’objet de cette partie de notre étude est d’illustrer cette autre forme de la critique à travers le problème de la présence et du présent en référence à Heidegger. Au regard de cette référence, nous pouvons comprendre le lien entre Heidegger et Foucault à propos de la critique et notamment de la question posée par Heidegger à la postérité qui constitue le terreau silencieux257 où peut être cultivée la pensée foucaldienne. Notre ambition ici n’est donc pas de nous attarder plus profondément sur la pensée de Heidegger.

2. L’aspect intérieur : l’analyse de la structure intérieure de l’Introduction à l’Anthropologie. Nous tenterons d’approcher cette analyse à travers de deux points de vue : a. la critique de la critique ; b. la naissance de l’homme.

Dans un premier point, nous verrons comment Foucault remet en question la pratique de la critique ; dans un second point, comment l’Anthropologie délivrée de la critique est, aux

257 Dans un entretien de 1984, Foucault a confié sa lecture de Heidegger. « Certainement, Heidegger a toujours été pour moi le philosophe essentiel. […] Mais je n’ai jamais rien écrit sur Heidegger et je n’ai écrit sur Nietzsche qu’un tout petit article ; ce sont pourtant les deux auteurs que j’ai le plus lus. […] J’écrirai sur eux peut-être un jour, mais à ce moment-là ils ne seront plus pour moi des instruments de pensée ». « Le retour de la morale » (n. 354), dans Dits et écrits II, 1976-1988.Paris : Gallimard, 1994/2001,p. 1522.

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yeux de Foucault, un « livre de l’exercice quotidien »258. Ce livre est, d’un point de vue nietzschéen, « une grande critique »259. Au fond, l’analyse de cet ouvrage nous permettrait de comprendre la « modification » de l’Histoire de la sexualité II comme un achèvement de la critique foucaldienne. Cette « modification » joue pour Foucault un rôle équivalent à celui l’Anthropologie pour Kant.

Nous tenterons ensuite d’analyser la signification de la critique foucaldienne et l’usage de cette critique dans la pensée de l’auteur à travers les deux aspects dont nous avons parlé précédemment.

258

IA, p. 33.

259 IA, note en bas, p. 69. (La phrase originale est celle-ci, « un grand critique », qui est peut-être une erreur dactylographique.)

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Chapitre 1. La critique :

l’élargissement de l’horizon de