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La place de la couleur dans une époque de la « grisaille »

B. Nouvelles fonctions de la couleur dans l’après-guerre

3) La place de la couleur dans une époque de la « grisaille »

Une image revient souvent pour décrire le monde moderne, c’est celle du gris, de la grisaille. Mais ce thème du gris évolue au cours des années, et le positionnement de la couleur vis-à-vis de lui aussi. Manlio Brusatin décrit, dans une perspective d’ensemble, le règne sans couleurs de la ville moderne du XXème

siècle, en opposition à celle du XIXème :

« Une “couleur éternelle“ se manifeste partout, grâce à l’éclat et à la transparence des vernis et des émaux, qui donnent à la couleur l’aspect criard de l’objet “neuf“, à peine sorti de l’usine. Avec le métal luisant ou la matière plastique on assiste à une véritable falsification du concept de durée et à la disparition des métaux plus nobles, qui appellent le vieillissement et la patine du temps : cuivre, laiton, bronze, plomb. (…) Malgré l’esthétique du “brillant“, le corps de la ville moderne revêt une tonalité grisâtre, non seulement en raison du processus d’obscurcissement et de salissure des matériaux, accéléré aujourd’hui par la pollution de l’industrie et de la circulation, mais aussi en raison de la diffusion de matériaux de construction sans véritable couleur, comme l’asphalte et le ciment.44

»

      

Le gris des villes dont parle Brusatin est sans profondeur, uniformisé par la saleté, contrairement aux multiples teintes que pouvaient revêtir le vieillissement des choses au siècle précédent. Une question peut venir à l’esprit : qu’en est-il de cette grisaille alors que les couleurs vives se multiplient dans le quotidien, couleurs qui n’existaient que très peu jusqu’aux premières décennies du XXème

siècle ? Parce que la grisaille est avant tout une « impression ». Le gris est « éternel » car il n’est plus marqueur de temps. Les couleurs des matériaux modernes sont donc éphémères, et n’empêchent pas, aussi criardes soient- elles, l’absence de couleurs de ce monde. Les couleurs criardes du XXème

siècle ne présentent pas un remède à la grisaille : au contraire, elles la renforcent. On peut ici se rappeler la phrase de Barthes citée plus haut, qui déjà en 1957 faisait état de la tristesse des couleurs agressives mais vides du plastique, et de l’absence de temporalité de cette matière : « Un objet luxueux tient toujours à la terre, rappelle toujours d’une façon

précieuse son origine minérale ou animale, le thème naturel dont il n’est qu’une actualité. Le plastique est tout entier englouti dans son usage : à la limite, on inventera des objets pour le plaisir d’en user.45 » L’objet neuf, comme sa couleur plastique, est jetable : il n’engrange pas la durée, et n’est le témoin d’aucun « travail ». À travers cette absence de temporalité, se pose la question de la mémoire : il n’y a rien à observer sur un mur de ciment46

ou sur un verre en plastique, aucun dessin, aucun signe, aucune irrégularité. L’absence de couleurs est à entendre comme absence de couleurs-traces.

Ce qu’on attendait de la couleur au cinéma au moment de son avènement a donc peut-être radicalement changé en quelques années. Rouben Mamoulian conçoit par exemple en 1935 la relation de la couleur à la grisaille contemporaine ainsi: « Les films en

noir et blanc auront encore leur place à l’écran, mais assurément, au fil du temps, leur

      

45 BARTHES Roland, « Le plastique », in Mythologies, Paris, éditions du Seuil, 1957, p. 173. 46 Contrairement aux murs décrépits où Léonard de Vinci voyait des images.

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nombre diminuera tandis qu’augmentera celui des films en couleurs. En effet, en dépit de la grisaille de notre vie actuelle (ou plutôt pour cette raison même), nous avons soif de couleur.47» Pour Mamoulian, la couleur devrait donc être une réponse, un remède au pessimisme ambiant. Il tient ce propos avant la guerre et après la crise 1929 : on sait que le cinéma se développe souvent en période de crise, notamment économique, et ce fut le cas en 1929. Les films font alors bien office en ce cas d’« échappatoire » pour les Américains : et la couleur est source de gaieté, d’euphorie. En revanche, qu’en est-il après la Seconde Guerre mondiale ? La couleur, comme l‘avait prévu Mamoulian étend son empire à de nouveaux genres, à de nouveaux types de films. Mais dès lors elle n’est plus l’apparat de l’imaginaire, et plutôt que de servir de contrepoint à la grisaille, elle se met à la révéler, et devient le signe d’un malaise48

.

Alain Bergala, dans son texte « La couleur, La Nouvelle Vague et ses maîtres des années 1950 », avance l’idée que dans les années 1950, c’est la fin de l’époque « grise », laborieuse, du travail de deuil de l’après-guerre, et que les années 1960 correspondent à l’époque où la vie a repris des couleurs49. Il rappelle par là que la couleur n’ « explose » véritablement en Europe que dans les années 1960, alors même que les cinéastes européens qui vont inspirer la jeune génération des années 1960 (notamment ceux du néo- réalisme italien) travaillent en noir et blanc. Aux Etats-Unis, la production oscille encore dans les années 1950, entre couleur et noir et blanc. Cette idée d’une époque grise et en deuil n’est pas en contradiction avec le tournant que prend le cinéma couleur dans le cinéma hollywoodien des années 1940-50 : la couleur qui avait « explosé »

      

47 MAMOULIAN Rouben, « Quelques problèmes liés à la réalisation de films en couleur », Positif nº 307,

septembre 1986, p. 53-55.

48 Rappelons que le gris est ce qui guette comme une menace le peintre coloriste, qui fait advenir la forme

par la couleur : à trop mélanger les couleurs, on atteint le gris.

49 BERGALA Alain, « La couleur, La Nouvelle Vague et ses maîtres des années 1950 », in Aumont Jacques

euphoriquement dans les années 1930 se déplace désormais vers des thématiques plus sombres. Par son excès et sa vitalité, elle ne fait que souligner, ironiquement, le malaise d’une époque en réalité « grise ».

On oscille dans cette partie, et selon les auteurs, entre les termes de grisaille et de gris, entre un constat urbain et une métaphore. La charnière entre les deux apparaît dans le film de Vincente Minnelli, Four Horsemen of the Apocalypse : la Seconde Guerre mondiale avait pour couleur le gris des uniformes militaires ; ce gris a envahi l’Europe, et les représentations du quotidien en temps de guerre, avant de produire de la grisaille (la poussière, les ruines, les cadavres photographiés). L’usage métaphorique du « gris » pour décrire la vie de l’après-guerre est donc ancré dans une histoire récente, celle de la grisaille de la guerre ; nous y reviendrons plus loin.