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Une couleur hypocrite et illusoire : Bigger Than Life

B. Nouvelles fonctions de la couleur dans l’après-guerre

4) Une couleur hypocrite et illusoire : Bigger Than Life

On pourrait objecter à cette idée d’une atmosphère de « grisaille » que justement les années cinquante sont une époque glorieuse aux Etats-Unis, durant laquelle le pays acquiert sa suprématie économique et un mode de vie bien supérieur à celui de l’Europe en reconstruction d’après-guerre. Ce serait négliger que derrière l’image publicitaire de familles heureuses et saines, portée par un individualisme de la réussite, le malaise social n’en existe pas moins. En témoigne un bon nombre de productions hollywoodiennes qui remettent en cause cette image d’Épinal. Des cinéastes choisissent la couleur pour révéler cette réalité « grise ». Par son excès et son exaltation presque hystériques, la couleur contraste alors avec le quotidien morne de l’après-guerre. La couleur est l’argument de vente du quotidien lisse et rangé de l’américain moyen : en réalité, ce côté pimpant reste de l’ordre du mirage. À l’inverse des figures féminines rendues explosives par la couleur,

38  on assiste de plus en plus à l’émergence d’antihéros50, loin du self made-man, sans

couleurs (l’uniforme beige de Frank Sinatra dans Some Came Running), médiocres (Kyle Hadley dans Written in the Wind), voire impuissants : Kyle, qui craint ne pas avoir d’enfant ; le comte Torlato-Favrini dans The Barefoot Contessa, du fait d’une blessure de guerre ; ou encore l’écrivain de Leave Her to Heaven, devenu impuissant artistiquement – il n’arrive plus à écrire – au contact Ellen (et c’est la demi-sœur de celle-ci qui lui rendra son inspiration).

Bigger Than Life, de Nicholas Ray, développe une forte métaphore colorée qui

illustre parfaitement ce « retournement » de l’imagerie d’une Amérique bien portante. Le père de famille, interprété par James Mason, fait remarquer à sa femme au début du film qu’ils sont un couple « terne » : tous les plans dans la maison sont sans couleurs vives, grisâtres (l’ennuyeuse soirée de poker avec les amis en est emblématique), et ce quotidien intime est d’autant plus sinistre que le monde extérieur est lui vivement coloré, comme pour narguer cet intérieur petit-bourgeois qui peine à maintenir son standing social. Ainsi lors des premières scènes James Mason, courant d’un travail à l’autre pour arrondir les revenus de la famille, partage son temps entre la foule colorée des enfants à l’école et le jaune vif des taxis alignés en série à leur station centrale. Ce monde apparemment pimpant est pourtant celui-là même qui cause la dépression. La pression sociale, et familiale donc, s’exerce par la couleur : les affiches touristiques placardées sur tous les murs de la maison et exhibant des destinations colorées (sûrement inaccessibles) le confirment, ainsi que la scène où Ed se retrouve « confronté » à table au duo de sa femme et de son fils, habillés respectivement en vert et en rouge. L’étau de la famille est bien sûr exacerbé par la paranoïa, mais n’est pas inventé de toute pièce : derrière l’idylle de la famille américaine       

50 J.-L. Bourget souligne que dans les années 1940 puis 50, le contraste s’accentue entre la femme fatale, qui

bien qu’elle évolue garde une « dignité formelle », et le common man américain. BOURGET J.-L.,

parfaite, l’angoisse de la réussite et le « tort » d’être médiocre (ne pas pouvoir acheter une nouvelle robe à sa femme, ne pas être un modèle sportif pour son fils) se font bien sentir, sous le regard de l’épouse, des amis et voisins, « ternes » mais respectables.

Cette pression de la société qui s’affiche donc dans la couleur et provoque la paranoïa de Ed, pousse celui-ci à prendre au mot ce que son entourage exige, et pour cela il surenchérit dans la couleur. Le film même, et notre propre vision, sont contaminés par sa folie, et le rouge se met au fur et à mesure à dominer anormalement les scènes. Nous « voyons rouge » avec le héros, et même sans lui : lorsque, lors d’une crise d’euphorie, il parle à sa femme par la fenêtre de la voiture et lui dit à quel point il se sent au-dessus de tout et tous, le spectateur ne peut pas manquer de remarquer à l’arrière-plan que les enfants qui passent devant l’école sont quasiment tous habillés de rouge ; tout au long du dialogue les taches rouges se mettent à pulluler alors que lui-même ne les voit pas. En effet, pour répondre à une société « modèle » et à la réussite individuelle qu’elle prône, Ed devient mégalomane et se met à avoir des « crises de couleur », surpassant ainsi le déballage multicolore de la société américaine.

La couleur va être le principal signe de la montée de la folie et le théâtre de celle- ci, permettant au professeur de rompre avec son milieu et son moi originels, ternes et médiocres : il s’admire dans une robe de chambre rouge, comme un maître, ou encore fait essayer une série de robes multicolores à sa femme dans un magasin de luxe. Comme l’analyse Jean Douchet51, il y a dans cette séquence de l’essayage des robes une métaphore d’Hollywood : le plan est même divisé entre spectateurs (Ed et les essayeuses, en noir ou gris) et stars (la femme qui parade, en couleur).

      

51 DOUCHET Jean, supplément « le mythe de la famille unie », dans l’édition DVD Collection des grands classiques du cinéma américain de Bigger Than Life, Carlotta films, 2005.

40  Mais l’image idéale exhibée par Hollywood (comme par les affiches touristiques dans la maison) se trouve ébranlée par cette scène : loin d’être une source de soulagement pour l’individu, elle est impliquée dans un processus de pression psychologique et sociale. Le rêve se fissure. Allons plus loin : le dualisme des valeurs coutumier dans le cinéma américain des origines (comme l’opposition des colons et des indiens dans le western) reflue au profit d’une représentation plus complexe des rapports humains.