• Aucun résultat trouvé

Philosophie p. 53 EaN n° 55

BOURDIEU ET FOUCAULT SANS MALENTENDU

lexique et des stratégies politiques qui sont encore celles d’aujourd’hui, les « nouveaux mondes » n’ayant décidément pas la primeur de notre âge.

L’histoire explique en partie les divergences théo-riques des deux hommes, et le fait qu’ils ne dia-loguèrent jamais l’un avec l’autre. Les deux hommes partagent le fait d’avoir pensé le néoli-béralisme dans les marges de leurs œuvres ma-jeures, mais tous deux au Collège de France. Or, Foucault y enseigne de 1970 à sa mort, en 1984, quand Bourdieu n’y parvient qu’en 1981. Le premier entame ainsi ses cours dans une période où le néolibéralisme n’est pas un phénomène identifiable, voire n’est toujours pas nommé ; tandis que le second connaît les ors de la rue des Écoles au moment où le néolibéralisme triomphe dans les gouvernements et dans des consciences toujours plus nombreuses. Cela dit, les diver-gences dépassent largement ces considérations conjoncturelles, et Christian Laval le montre avec

une lumineuse rigueur. Foucault prend au sérieux le caractère nouveau du néolibéralisme, Bourdieu le nie en le rattachant génétiquement à des struc-tures de domination capitaliste anciennes. Le so-ciologue s’intéresse à la domination néolibérale, le philosophe veut analyser comme de coutume des stratégies et discours de pouvoir propres à ce nouvel art de gouverner. L’un inscrit le néolibéra-lisme dans une réflexion sur le biopolitique et les technologies de pouvoir déjà entamée pour d’autres objets ; l’autre applique sa méthode socio-logique à des objets renouvelés et plus explicite-ment politisés et militants. Ainsi la confrontation des deux réflexions, qui sait ne jamais distribuer de bons points à l’un ou l’autre pour réellement donner à penser, remet-elle en jeu ces pensées et leurs héritages tout en identifiant leurs méthodes, leurs limites, et surtout leur inachèvement.

La réussite du livre tient donc à cette équidis-tance remarquable trouvée par Christian Laval entre les différents écueils que pouvait faire envi-sager l’ouvrage : comment ne pas juger Foucault 


Michel Foucault

Philosophie p. 54 EaN n° 55

BOURDIEU ET FOUCAULT SANS MALENTENDU

à partir de Bourdieu  ? Bourdieu depuis Foucault ? Comment ne pas les absoudre ou les incriminer d’avoir été tels qu’en eux-mêmes et de leur temps depuis une contemporanéité saturée de discours sur ces penseurs-là particulièrement ? On ne peut que regretter que le livre cloisonne tant les analyses de l’un et de l’autre, hormis cer-taines pistes lancées pour les faire aller de concert, mais il faut en toute justice reconnaître que cela n’était guère possible dans ce cadre pro-blématique. L’équilibre du livre tient ainsi à sa force scolaire, dans le sens le plus vigoureuse-ment beau du terme, qui permet d’envisager en-semble travail intellectuel, rigueur universitaire, engagement politique en permettant une compré-hension précieuse d’un aspect méconnu de tra-vaux fameux et souvent trahis. Le dévoilement de deux penseurs somme toute plus classiques que ce que les préjugés veulent faire croire est ainsi particulièrement convaincant dans ses dévelop-pements érudits à partir des textes respectifs.

L’exemple de la révision du panoptisme de Sur-veiller et punir par Foucault dans ses cours du Col-lège de France est particulièrement enthousias-mant dans l’analyse d’un néolibéralisme perçu notamment comme technologie de pouvoir en butte aux idéologies, dans lequel la « démocratisa-tion de l’exercice du pouvoir » devient un « pan-optisme généralisé » où « l’opinion publique […]

est érigée en tribunal permanent ». Christian La-val saisit ici comme ailleurs la singularité toujours vivace de Foucault en l’intégrant dans des débats du temps nécessaires à sa pleine et entière com-préhension, convoquant tour à tour Rosanvallon, Apel ou Habermas. En ce qui concerne Bourdieu, la reprise des analyses de la révolution conserva-trice et de ses liens avec la noblesse d’État trouve une façon de coup d’éclat dans sa solidarité avec l’engagement du sociologue à partir de 1995 au sein des conflits sociaux comme d’un internationa-lisme naissant à la gauche de la gauche. Exemples parmi d’autres à travers lesquels Christian Laval fait montre d’une lecture fine, pleine de rigueur et d’actualisation pédagogique, politique, théorique.

On gage qu’il trouvera dans l’immédiat des détrac-teurs le jugeant trop complaisant, trop didactique, trop militant dans le contexte déjà évoqué ; là où il permet d’envisager avec d’autres auteurs de nou-veaux parcours pour ces pensées dont l’actuelle pertinence est une fois de plus démontrée.

Car on s’aperçoit en lisant Christian Laval que foucaldiens et bourdieusiens, dans la grande

Gara-bagne des écoles de pensée qui ne savent plus faire école, ont parfois infléchi ou laisser s’infléchir les lectures de ces corpus. Ainsi, le retour aux textes et discours de Bourdieu signale à quel point ceux qui le perçoivent comme l’une des dernières résur-gences idéologiques d’un marxisme illégitime commettent une lecture au mieux hâtive. Idem pour Foucault, de ses détracteurs les plus malhon-nêtes jusqu’à ses filiations dans des pensées révo-lutionnaires récentes – en premier lieu les ou-vrages de Jacques Rancière ou du Comité Invisible et Tiqqun – ou du champ postcolonial, qui im-posent toujours des remises en jeu de la qualité de celle opérée par Christian Laval. Au-delà des textes et des pensées, l’auteur permet aussi de le-ver les malentendus et quiproquos autour de ces figures si proches (Bourdieu meurt en 2002) et si distantes, analysant un monde nous paraissant tout à la fois identique au nôtre, mais pourtant si exo-tique. Les deux hommes, plus qu’aucun autre après eux sans doute en France, incarnent aussi ces dernières figures d’intellectuels résolument enga-gés, si l’on s’en tient à l’ensemble de leurs vies et carrières, y compris chez Foucault qui le conçoit comme « dégagement de principe ». Ce dégage-ment est l’un de leurs points communs, tant ils surent tous deux poser une stature intellectuelle et universitaire ferme, critique, à l’exigence jamais démentie, notamment pour pouvoir se tenir loin de tout parti, pouvoir, idéologie ou, si cela importe vraiment, média.

Il s’agit avec Christian Laval d’en revenir à cet état précis de l’action intellectuelle pour pouvoir discuter et critiquer ces œuvres honorées car ja-mais sanctuarisées dans le texte. L’importance de l’entreprise est plurielle, théorique autant que poli-tique, comme la citation de Foucault concluant presque le texte le souligne magnifiquement au moment où le philosophe affirme qu’il « ne voulait pas faire de la politique » : « Il n’y a plus sur la terre un seul point d’où pourrait jaillir la lumière d’une espérance. Il n’existe plus d’orientation.

[…] Il nous faut tout recommencer depuis le début et nous demander à partir de quoi on peut faire la critique de notre société dans une situation où ce sur quoi nous nous étions appuyés jusqu’ici pour faire cette critique, en un mot l’importante tradi-tion du socialisme, est à remettre fondamentale-ment en question, car tout ce que cette tradition socialiste a produit dans l’histoire est à condam-ner ». Si l’espérance est de ce point de vue tou-jours à venir, le livre de Christian Laval contribue à déminer les terrains d’aujourd’hui qui la circons-crivent, délivrant pour cela les pensées et les textes d’où jaillit un peu de cette lumière.

Philosophie p. 55 EaN n° 55

« Lou Andreas-Salomé :
 du charnel au spirituel ».


Dossier dirigé par Gemma Serrano,
 contributions de Sylvie Sesé-Léger,
 Jean-Michel Hirth, Paule Lurcel,
 Olivia Todisco, Jean-Yves Tamet,
 Janine Filloux.


Nunc, revue opérante, n° 44, février 2018.

À défaut de les résumer, je m’arrêterai sur quelques-unes de ces contributions d’auteurs appartenant à des institutions psychanalytiques distinctes mais qui trouvent avec Lou un terrain de rencontre bienvenu.

Entrer dans l’univers de celle que le monde psy-chanalytique appelle depuis fort longtemps Lou, marque d’estime et de reconnaissance, voire d’admiration, cela ne saurait masquer ce que rap-pelle Gemma Serrano dans son texte introductif, à savoir « la méconnaissance dont souffre encore cette œuvre », laquelle réclame « un travail scien-tifique permettant de faire connaître une femme […] qui a marqué par sa pensée et sa vie la mo-dernité européenne de la fin du XIXe siècle ».

On la connaît certes, mais d’abord un peu légè-rement, par les hommes qu’elle a aimés, ou

« troublés », comme le note Jean-Michel Hirt dans un article joliment intitulé « Naître qu’une femme ». Nietzsche, Rilke, Freud, « NRF, tout un programme », ironise gentiment ce même au-teur qui souligne que Lou Andreas-Salomé – An-dreas du nom de son mari, Salomé de celui de son père qui fut officier du tsar – aura été la muse de ces trois immenses écrivains dont les écrits imprègnent encore « nos réflexions et nos élabo-rations » tant dans le champ philosophique et poétique que psychanalytique. En 1931, à l’occa-sion du soixante-quinzième anniversaire du fon-dateur de la psychanalyse, elle publie une lettre ouverte intitulée Mon remerciement à Freud qui lui vaudra en retour un éloge dont beaucoup eussent rêvé. Jean-Michel Hirt s’attache à suivre la démarche de celle qu’il compare, trouvaille s’il en est, à une silhouette féminine du monde de Michelangelo Antonioni, de celles qui ne cessent de s’éclipser, comme pour échapper à toute forme d’identification et à tout le moins pour af-firmer sans relâche, mais sans jamais s’écarter de la rigueur du vocabulaire psychanalytique, la spécificité de cet être féminin dont elle cherchera toujours à souligner le caractère « éminemment analytique ».

Mais revenons à cette lettre de remerciement dont Freud eût voulu qu’elle fût davantage adres-sée à la psychanalyse qu’à lui-même. Petite 


Psychanalyse p. 56 EaN n° 55

Documents relatifs