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LA RÉSISTANCE ÉTERNELLE DE FRANÇOIS AZOUVI

raccourci symptomatique de l’étroitesse de la lecture d’Azouvi.

Cette partition strictement binaire confine à la caricature quand on lit que, parmi les significa-tions du mot « résistance », « la gauche choisit plutôt celles qui ont rapport à sa dimension mo-rale, aux principes, et la droite plutôt celles qui

C’est là un des problèmes que pose Français, on ne vous a rien caché : le livre fait de questions politiques, dont certains anciens résistants pou-vaient être devenus des acteurs à part entière, des questions mémorielles. « Le passé résistant de ces hommes constitue une communauté d’appar-tenance plus puissante que la position politique », écrit François Azouvi. Il oublie que la guerre d’Algérie s’est inscrite dans une lutte de libéra-tion nourrie de références internalibéra-tionalistes qu’il ne veut pas citer, soucieux de ne penser la Résis-tance que dans le cercle restreint d’une culture strictement française dont le 18 juin 1940, écrit-il sans hésitation, est le « commencement absolu ».

Qu’il y ait eu une résistance antifasciste, née dans les années 1920, que celle-ci se soit manifestée contre Mussolini, Franco, Hitler et qu’elle ait perduré après-guerre sur de multiples fronts – en dépit de sa récupération par la propagande des États communistes –, que la résistance de gauche ait pu être irriguée par le sens du refus radical et non par celui des circonlocutions diplomatiques ayant mené à « Munich », qu’il ait même pu exis-ter des fronts populaires, François Azouvi ne le retient pas. De même que n’a pas droit de cité cette forme de résistance désormais qualifiée de

« civile » grâce à laquelle de nombreux persécu-tés, dont majoritairement des juifs, ont pu être sauvés de la mort – une résistance pas assez hé-roïque ? François Azouvi écarte toute considéra-tion politique, au point de prendre pour exemples d’affrontements mémoriels les procès où se sont successivement opposés Arthur Koestler, Viktor

Kravchenko et David Rousset au Parti commu-niste français, alors qu’il s’agissait bien là d’une brûlante actualité politique sans le poids de la-quelle ces « affaires » n’auraient pas eu, à la fin des années 1940, de tels retentissements.

À ces surprenants aménagements, s’ajoute la question des sources, où n’apparaît aucune trace d’archives. Même si une grande partie des résis-tants ont disparu, nombreuses sont les associa-tions et les musées de province porteurs de cette mémoire facilement consultable. Les impression-nantes bibliothèque et cinémathèque que convoque l’étude de François Azouvi suffisent-elles à pallier ce manque ? Comme dans son pré-cédent ouvrage, la méthode s’appuie sur des sé-ries de références livresques et filmiques s’en-chaînant de page en page, accumulation d’ailleurs justifiée dès le liminaire pour défendre la solidité de la démonstration. Même le chapitre

« Les attentes des Français » ne nous donne rien à lire qui ressemblerait à du terrain.

Et cette histoire de la Résistance ne s’arrête pas là. Après une période qualifiée de désenchante-ment où « résistants gaullistes et résistants anti-gaullistes partagent le même sentiment nostal-gique », il semblait difficile que « Mai 68 » échappât à une lecture équivalente à celle de la guerre d’Algérie. Expurgé de sa portée politique, l’événement est présenté comme le moment charnière où « la mémoire juive prend le pas sur la mémoire résistante ». S’il y a, vers la fin des années 1980, l’émergence d’un discours de ladite

« mémoire juive » qui concourt à l’instituer à essentialise, non la Résistance, mais la résistance bleu blanc rouge – sans aucun élément de compa-raison hors de l’Hexagone, sinon en Algérie.

François Azouvi ne laisse planer aucun doute sur son positionnement : si la résistance est pour lui un « fait moral », c’est parce que l’authentique résistance relève du « sacré ». Aussi écrit-il, sans ambages, que la « Résistance fut, comme les ré-sistants l’ont tous dit, une “mystique” » (je

LA RÉSISTANCE ÉTERNELLE DE FRANÇOIS AZOUVI

souligne) – sans que l’on sache, évidemment, qui sont ceux qu’inclut une telle totalisation. La condition mystique de la Résistance place celle-ci au-dessus non seulement de la politique mais également de l’histoire. Elle trace sa route hors des « grilles historiques », au sens disciplinaire, mais aussi du déroulement même de l’histoire politique et sociale.

Ainsi, au-delà d’un présent qui aurait éludé ses héros, la résistance éternelle de François Azouvi

– ou qu’il appelle de ses vœux –, à elle seule

« fabrique la véritable légitimité quand il s’agit d’affaires mettant en question l’honneur de la France ». En dépit de l’esprit du temps, elle

« continue de constituer un réservoir de gran-deur ». Ces propos aux résonances gaulliennes laissent ouverte la question – dont l’inquiétude n’a pas décru au fil de ces six cents pages – de savoir qui, dans cette perspective, sera identifié comme un danger pour l’honneur de la France.

Tag en périphérie de Lille (4 novembre 2020) © Philippe Mesnard

Jeroen Brouwers Le bois

Trad. du néerlandais par Bertrand Abraham Gallimard, 352 p., 22 €

Écrit et publié aux Pays-Bas en 1981, traduit en français quatorze ans plus tard par Patrick Grilli, Rouge décanté (Gallimard, prix Femina étranger 1995) racontait les deux années passées par Je-roen Brouwers pendant sa petite enfance dans les camps d’internement mis en place par le Japon dans les Indes néerlandaises après leur défaite militaire, en 1942, deux ans après le début de l’occupation par les Allemands de la métropole coloniale. Quarante ans après les faits, Jeroen Brouwers s’était attelé à ce récit au moment de la mort de sa mère, rapatriée elle aussi de l’an-cienne colonie, pays natal pour lui comme pour elle – mais pour elle, pays de la vie d’adulte aus-si, avec sa conscience, son langage, ses souve-nirs. Le passé refluait par images, intégré au récit d’un combat de soi contre soi, d’une autodestruc-tion en quête d’apaisement dans l’alcool, le sexe et la littérature, d’une bataille violente contre le remords des victimes et l’indulgence envers les bourreaux – la vraie indulgence étant offerte, trop tard, à une mère longtemps aussi repoussée que le passé.

La même technique narrative fragmentaire était utilisée dans L’Éden englouti, qui date d’avant Rouge décanté (1978) mais a été traduit en France suite au succès de celui-ci (Gallimard, 1998), toujours par Patrick Grilli – par ailleurs traducteur du classique d’histoire coloniale Le partage de l’Afrique, d’Henri Wesseling. Livre d’avant le camp, de l’enfance, du pays des rêves,

du tempo dahulu, c’était là aussi un livre de l’ap-prentissage du langage et des langues, de l’écri-ture entre deux mondes, le colonial et le colonisé, l’Europe et l’Asie. On y retrouvait la rhétorique agressive et polémique de Jeroen Brouwers, son intransigeance à l’égard de la nostalgie nationale, sa colère contre l’oubli de ces camps où d’an-ciens officiers et leur famille étaient humiliés dans une langue qu’ils ne comprenaient pas (le japonais), passant d’une vaste maison à des ba-raques où ils mouraient de faim, de coups ou de maladie – les grands-parents de Jeroen Brouwers, dont son grand-père musicien qu’il admirait, y ont disparu. Avec une intensité et un art narratif qu’on peut rapprocher à certains égards de la paire autobiographique du Sud-Africain John Maxwell Coetzee (Scènes de la vie d’un jeune garçon et Vers l’âge d’homme, traduits par Ca-therine Lauga du Plessis, Seuil, 1999 et 2003), le passé revenait dans les mots, entendus, retenus, les néerlandais et les japonais, retombant comme la pluie de fragments d’explosion couvrant l’en-fant dans un jardin pendant le bombardement de Batavia : morceaux de temps, morceaux de bombes.

Puis fut traduit Jours blancs (Gallimard, 2013), cette fois-ci par Daniel Cunin – traducteur de nombreux auteurs néerlandais. Dans ce roman de 2007 sur la paternité contrainte et la filiation re-fusée, l’auteur se dissimulait mal dans le narra-teur, professeur de littérature moins exaspéré par son époque que par sa propre vie, aux « jours blancs » vides, ternes, d’une vie d’adulte décrite dans ses compromis, sa rancœur, son dépérisse-ment, sa perte de désir, mais racontée avec une telle drôlerie, une telle énergie, qu’elle accom-pagne longtemps le lecteur, comme les autres textes de Jeroen Brouwers, la fiction en plus.

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