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PATRICK WILLIAMS (1947-2021)

dans l’entre-soi élargi à toute la collectivité rom de Paris. Entre le milieu compassé de l’académie et la vie des Roms vibrant de l’affichage de liens sociaux imputrescibles, le choix de Patrick Williams fut fait quand il put s’exclamer « Nous sommes Rom ! » en levant son verre devant les siens attablés, non sans en avoir versé auparavant une lichette sur le sol, « pour les morts ».

Une double vie, donc, que celle de Patrick Williams, tantôt du côté des réunions de cher-cheurs, des séminaires, des colloques, tantôt (c’est-à-dire tout le temps) du côté des aléas de la vie des Roms, à contrer bravement les argousins, la justice, les assistantes sociales, l’école, les éducateurs et autres «  bonnes œuvres  ». Du commissariat à la prison, de l’hôpital aux asso-ciations de bienfaisance, il faut que les Roms na-viguent dur pour rester de « vraies gens » comme les appelait Patrick, les distinguant ainsi nette-ment de celles et ceux qui ne se déplacent, disait-il, que « sur de la moquette »… Cette fameuse moquette était devenue une private joke entre nous, lorsque des responsables de revues ou des éditeurs censuraient la langue des Roms dont Pa-trick reprenait dans ses textes les césures, les rythmes, les tournures, pour rester aussi proche que possible de l’expression originale. Il fallait que cette écriture en quête de vérité tant ethnolo-gique qu’humaine fût vitrifiée, « délittératurée », avant d’être donnée à lire aux doctes.

Il est vrai que, chez Patrick Williams, l’expé-rience de vie, d’ethnologue, d’ethnomusicologue et d’écrivain était habitée par la recherche d’une émotion extrême capable de transcender le réel,

« tel qu’en lui-même enfin l’intensité le change », aurait pu écrire Mallarmé. Je me souviens de l’avoir vu écouter et réécouter une bande magné-tique usée restituant ces chants déchirants qui s’emparent des Roms les nuits de deuil ; et, plus tard, d’avoir été pris moi aussi par ce puissant embrasement collectif du désespoir vocalisé dans un bidonville, la nuit, sous le périphérique, vers la porte de Bagnolet en 1976, à l’occasion d’un repas de funérailles auquel Patrick m’avait convié.

Observateur participant (le mot est faible en l’oc-currence), Patrick Williams retrouvait dans le jazz contemporain à la fois physique et spirituel du grand pianiste et poète new-yorkais Cecil Tay-lor, « quand la musique couvre la musique » di-sait-il, cette exaltation qui donne le sentiment

d’atteindre un absolu. Et le spécialiste des Roms de devenir aussi un critique très affûté de disques et de concerts de jazz en de subtiles chroniques, à la fois détaillées et inspirées, écrites pour des re-vues largement reconnues comme Jazz Magazine ou plus confidentielles comme Jazz 360°.

Mais cette musique de libération est elle aussi manouche, autour de l’immense Django Rein-hardt, à qui Patrick Williams a consacré deux Toulon, des disques 78 tours de Louis Armstrong, Duke Ellington et Joe Venuti. Bouleversé, il se mit alors à pleurer. Et cette rencontre artistique poussa Django à dépasser la musique standardi-sée qu’il pratiquait auparavant et à inventer le jazz manouche… Cette histoire ne ressemble-t-elle pas à cressemble-t-elle de Patrick Williams, rencontrant l’ethnologie à vingt-six ans pour, sept ans plus tard, l’exploser en une aventure intellectuelle, littéraire et personnelle à la fois rigoureuse et originale ? Il faut le comprendre par le dedans, par le going native auquel ont aspiré avant lui quelques grandes figures de la discipline comme Isabelle Eberhardt au Sahara,  Georges Condo-minas au Vietnam, Jeanne Favret-Saada dans le bocage mayennais, ou, après Patrick, Vincent Crapanzano au Maroc, Philippe Bourgois à New York ou Marie Desmartis dans les landes giron-dines, et aussi les praticiens d’une anthropologie impliquée et réflexive. Rompre avec la neutralité distante : tel fut l’apport décisif de Patrick Williams à l’intelligibilité ethnographique.

C’est sans doute avec « Nous, on n’en parle pas

». Les vivants et les morts chez les Manouches rem-pailleurs de chaises et autres ferrailleurs no-mades de nos campagnes pouvait procéder à l’ethnographie de ce retrait et de ce silence es-sentiels, à chaque instant refondateurs de l’iden-tité du groupe dans sa distance aux non-Tsiganes.

L’écriture “compréhensive” de Patrick Williams

PATRICK WILLIAMS (1947-2021)

épouse, par son rythme, ses décalages et son in-ventivité, la complicité subtile du plus apparent et du plus caché et nous restitue la cassure struc-turelle qui fait des Manouches ces gens du proche et du lointain, d’ici et d’ailleurs. Ni mar-ginale, ni dominée, ni déviante, leur civilisation n’a cessé de se constituer au sein des sociétés occidentales comme circonstancielle et pure dif-férence. En creux, en contrepoint, en silence. » Patrick Williams ne fait pas de ce silence des Manouches sur leurs morts ou à propos de Djan-go une essence, un trait culturel ontologique, mais une pratique relationnelle distinctive en ré-ponse à l’environnement social et politique où dominent les Gadjé. Les enterrements ont lieu en première partie à l’église où peuvent intervenir des Manouches évangélistes, pentecôtistes, avant les chants tsiganes. Dans les échanges écono-miques régionaux, les Manouches occupent une place importante pour la récupération, la répara-tion et le recyclage des produits (voitures, mobi-lier, machines) de même que les Roms de la ré-gion parisienne sont actifs sur les marchés de vêtements, les brocantes, les reventes diverses. Et nombreux sont les Manouches, comme on sait, à vivre en musiciens dans les salles de bistrots ou

de concerts. Greffés sur la société globale envi-ronnante, sans s’y laisser piéger.

Patrick Williams a accordé dans son œuvre une large place à cette greffe. Ainsi, souligne-t-il,

« les Manouches apparaissent au sein des socié-tés occidentales, c’est en elles qu’ils se consti-tuent. Il n’y a pas de pertinence, pour l’ethno-logue, à recomposer un état originel du type

“avant la colonisation” ». Cette relation du type

« je t’aime moi non plus » se tient au cœur des deux mondes qui fabriquent mutuellement leurs imaginaires, tantôt en s’excluant, tantôt en se fai-sant des emprunts.

De ce paradoxe la littérature fait foi, comme le montre Patrick Williams dans une série d’articles lumineux consacrés à la place des Gitans, Tsi-ganes, Romanichels et autres Rabouins dans les œuvres de Blaise Cendrars, Alain-Fournier, Ga-briel García Márquez, Stephen King, Cervantès, Claude Simon ou Bogulmil Hrabal. Il nous révèle comment ces écrivains, tout en se référant parfois aux Tsiganes avec plus ou moins de pertinence factuelle, font de l’incessant mouvement de ces nomades de nos marges sociales et géogra-phiques l’élan profond de leur écriture, qui était aussi l’élan de l’écriture de Patrick.

Patrick Williams au Centre Pompidou-Metz, le 15 juillet 2015 © Jean Jamin

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