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Cette recherche historique, brièvement évoquée, n’est que la pointe émergée d’un vaste ensemble documentaire. Et ce qui constitue peut-être une nouveauté dans l’histoire des innovations, c’est l’explosion de cette historiographie prise au sens large, qui accompagne l’essor du réseau lui-même.

Elle se caractérise par une grande hétérogénéité. Hétérogénéité des auteurs : journalistes, chercheurs, étudiants, informaticiens, sociologues, acteurs historiques d’Internet, amateurs et internautes passionnés, cadres commerciaux, l’histoire du réseau intéresse de multiples catégories d’auteurs. Diversité des écrits : articles, ouvrages, textes assez bref sur le web, chronologies diverses, témoignages, interviews, textes publicitaires... Mais cette diversité contraste avec une certaine uniformité des contenus, dans l’historiographie « grand-public » du moins.

D’où le statut quelque peu problématique de cet ensemble historiographique : discours d’accompagnement, « imaginaire technique », récit mythique, enquête journalistique ou bien recherche historienne ? L’historiographie d’Internet est tout cela à la fois et il n’est pas toujours facile de s’y retrouver. Deux grands traits peuvent la caractériser :

- son caractère auto-référentiel

- sa fonction de mise en récit collective

1.2.1 Une histoire auto-référentielle

L’on sait à quel point Internet est un « média » global, autosuffisant, dont la finalité se trouve en lui-même et ce, dès l’origine : le réseau sert avant tout à communiquer par et pour le réseau et les innombrables avancées techniques trouvent leur légitimation sur le réseau lui-même.

Ce caractère auto-référentiel du réseau des réseaux, pointé par de nombreux observateurs et qui en constitue l’un des traits majeurs, ne pouvait pas ne pas s’appliquer également à sa propre histoire. De deux manières :

- par l’explosion, sur le réseau lui-même, des sites consacrés, en partie ou en totalité, à l’évocation des origines. 17

17

Pour exemple, une requête simple sur Alta Vista, réalisée le 18 février 2000, avec le mot-clé « ARPANET » donne, pour résultat, 25 859 pages web ! Si l’on demande : +ARPANET +history, Alta Vista trouve 2 796 pages. L’explosion historiographique n’est pas un vain mot...

- par les témoignages, de plus en plus nombreux, des acteurs d’Internet eux-mêmes, qui sont pour la plupart toujours vivants, occupant des responsabilités importantes. Ces acteurs (ingénieurs, professeurs, administrateurs), qui ont souvent leur propre site, sont cités par les nombreux internautes passionnés, qui tentent ici et là de recueillir les bribes du « grand récit » des origines.

Internet constitue ainsi sa propre ressource pour toute histoire à réaliser, et ce travail en est une preuve supplémentaire.

Dans les multiples chantiers de recherche ouverts par Internet dans les années à venir, l’étude de la constitution du récit historiographique, ou la sécrétion par le réseau lui-même de sa propre histoire, souvent confondue avec son développement en cours, pourrait représenter un champ de recherche tout à fait intéressant. Car il s’agit d’un phénomène inédit par son ampleur, dans lequel le développement d’un média est accompagné, scandé par une histoire, qui n’a jamais autant joué le rôle de discours de légitimation.

1.2.2 La mise en récit ou la légende d’Internet

Chaque innovation suscite une floraison de « discours d’accompagnement », servant à légitimer les choix des acteurs, à orienter les usages, à justifier l’innovation. Ou au contraire à décrier, à en dénoncer les effets jugés nocifs.

Internet, moins que toute autre innovation, n’échappe à la règle et l’essor du réseau des réseaux s’est toujours accompagné des discours de légitimation les plus variés. Ce qui nous intéresse ici, c’est cette fonction de « mise en récit » que joue une partie de l’historiographie d’Internet. Plusieurs sites, américains pour la plupart, évoquent ainsi avec des accents lyriques la naissance d’Internet, comparée à la « dernière frontière » et porteuse de toutes les utopies.

Ainsi Henry Hardy, dans la préface de son mémoire, salue en ces termes le Net :

« Why write a history of the Net? It's not enough to say merely that it's never been done. The Net is a unique creation of human intelligence. The Net is the first intelligent artificial organism. The Net represents the growth of a new society within the old. The Net represents a new model of governance. The Net represents a threat to civil liberties. The Net is the greatest free marketplace of ideas that has ever existed. The Net is in imminent danger of extinction. The Net is immortal. »18.

18

H. HARDY, The History of the Net. Master's Thesis, School of Communications, Grand Valley State University. 1993, p. 2

Jim Brain, autre thuriféraire enthousiaste, n’hésite pas, quant à lui, à comparer Internet à la découverte de l’Amérique :

« In many ways, the Internet in the 1990's is much like the New World in 1492, after Christopher Columbus discovered it. » 19.

Ce qui nous paraît intéressant à relever dans ces « histoires » d’Internet très présentes sur le web, c’est la force, la prégnance et la diffusion massive des éléments constitutifs de la trame d’un nouveau « grand récit », qui constitue d’ores et déjà un matériau de choix pour l’étude des utopies socio-techniques.

Que l’histoire et le développement des technologies informatiques aient sans cesse été surchargés de symboles, producteurs et déclencheurs de métaphores, n’est certes pas nouveau. Un ouvrage fait d’ailleurs le point sur l’importance et la signification des métaphores utilisées pour décrire l’univers des réseaux d’information, celui de Mark Stefik « Internet Dreams :

Archetypes, Myths, and Metaphors for Inventing the Net », publié en 1996, aux MIT Press.

Mais le problème soulevé ici n’est pas tant l’existence, en soi inévitable, de cet « imaginaire technique », dont Flichy a bien montré le rôle essentiel dans les processus d’innovation,20 que son intrusion, souvent au premier degré, dans nombre d’études à caractère historique. Preuve s’il en est, que l’étude du développement d’Internet peine à sortir des filets de la « rhétorique de l’utopie technique ».

1.2.2.1 En France, une histoire grand-public passe-partout

Qu’en est-il en France, où les nécessités de la légitimation historique et du « récit des origines » sont beaucoup moins vives et de nature différente (puisque Internet n’est pas né ici) ?

Nous avons évoqué le déséquilibre franco-américain dans les travaux de recherche : il nous faut évoquer un second déséquilibre, propre à la situation française, existant entre l’histoire « grand- public » et la recherche historique.

Ce déséquilibre se manifeste, selon nous, par la diffusion massive, grand-public d’une présentation historique passe-partout, répliquée à l’infini, par le fait même de la puissance d’Internet et de ses possibilités de reproduction. Ainsi, pas un ouvrage ou un article de vulgarisation, pas une émission de TV, pas un site web de présentation générale d’Internet qui ne fasse référence aux mêmes éléments historiques, aux mêmes explications, aux mêmes noms.

19

J. BRAIN, A Compressed History of the Internet, Creative Micro Designs, 1995

20

P. FLICHY, L'Innovation technique. Récents développements en sciences sociales. Vers une nouvelle théorie de

Une étude critique des conditions de diffusion de cette « histoire officielle » d’Internet mériterait d’ailleurs d’être entreprise et pourrait constituer un exemple intéressant des nouvelles formes que revêt aujourd’hui l’épidémiologie des représentations ou des connaissances, sous les conditions du numérique.

Rappelons brièvement les composants de cette « histoire officielle » d’Internet, que nous illustrerons par quelques extraits d’ouvrages de vulgarisation.

Philip Wade et Didier Falcand, dans Cyberplanète, en fournissent une assez bonne illustration :

« Il faut en effet se remettre dans le contexte politique de l’époque, c’est-à-dire en pleine guerre froide, au moment où l’Union soviétique vient de remporter une victoire capitale en lançant en 1957 le premier satellite dans l’espace, le fameux Spoutnik. Pour éviter que l’avance soviétique ne s’étende à d’autres secteurs, les politiques et les militaires américains décident d’investir massivement dans un nouveau programme de recherche. En 1962, le scientifique Paul Baran suggère à l’US Air Force de fonder ses systèmes de communication sur le principe d’un réseau informatique décentralisé à structure maillée. L’avantage est évident : dès lors que le réseau ne possède plus de point central, il peut parfaitement résister à une destruction partielle, due par exemple à un bombardement nucléaire. Finalement, il faudra sept ans pour que la société de consultants BBN préconise un mode de communication par paquets doté d’un protocole original, le Network Control Protocol. 21»

Cette explication des origines d’Internet se trouve dans la plupart des ouvrages de vulgarisation, consacrés à Internet. En voici un autre exemple, figurant dans l’ouvrage de Luciano Floridi,

Internet, paru en 1997 chez Flammarion, dans la collection Dominos :

« L’histoire d’Internet commence en tant que projet expérimental dans les années 70, quand l’Advanced Research Projects Agency (ARPA) du département de la Défense américain crée ARPANET. Ce réseau devait permettre à plusieurs centres militaires éparpillés aux quatre coins des Etats-Unis de continuer à communiquer, et à partager des services informatiques dans l’hypothèse même où des bombes nucléaires exploseraient sur le territoire américain. » 22

La version la plus étonnante de cette histoire, réellement « officielle » par le prestige de son support, se trouve dans l’édition 1995 de l’Encyclopaedia Universalis :

« Internet est issu du réseau ARPANET (...), créé en 1968 par le Department of Defense pour relier ses centres de recherche. En 1979, l’idée vient à des étudiants de Duke University à Durham (Caroline du Nord), de faire correspondre des ordinateurs pour échanger des informations scientifiques. De phénomène militaire, puis universitaire, Internet devient aux Etats-Unis l’affaire des grandes entreprises privées, des PME et des particuliers. » 23

Le rappel obligé des origines d’Internet figure également dans la plupart des ouvrages techniques, qui fleurissent aujourd’hui dans les librairies. Nous ne citerons qu’un seul extrait, pour ne pas alourdir le propos, mais nous pourrions sans peine allonger les exemples :

21

P. WADE, D. FALCAND, Cyberplanète, Autrement, Mutations n°176, p. 35

22

L. FLORIDI, Internet, Flammarion, 1997, p. 29

23

« L’ARPANET avait comme objectif de relier des sites de recherche militaire afin de répartir les informations entre eux et permettre ainsi la reconstruction des informations de l’ensemble des sites, si l’un d’entre eux faisait défaut ou était détruit. L’ARPANET a donné naissance, dans les années 1980, à l’Internet utilisé dans le domaine civil de la recherche aux Etats-Unis. Celui-ci d’est étendu au grand public et à l’international au début des années 90. » 24

1.2.3 Une confusion historique à la base du récit des origines

Par ce bref florilège de citations, nous touchons au contenu même de ce « récit des origines » d’Internet. Ici se pose, au-delà de la question du statut, de la fonction ou de la diffusion de cette histoire d’Internet, la question-clé de la validité de cette interprétation des origines.

Car il apparaît que l’historiographie naissante d’Internet, aux Etats-Unis puis en France, se soit fondée pour une bonne part sur une confusion historique, donnant lieu à une véritable fable, celle du réseau militaire indestructible.

Depuis le début de ce travail de recherche, nous n’avons cessé de prendre nos distances avec l’explication courante des origines d’Internet (produit de la guerre froide, etc.), trouvant au fil de nos recherches une accumulation d’erreurs, d’invraisemblances, de confusions dans de nombreuses versions de cette historiographie. En particulier, il nous a semblé de plus en plus patent que le fameux Rapport Baran, que l’on s’accorde souvent à placer à l’origine quasi-directe d’ARPANET, était mal évalué, sinon surestimé. Par ailleurs, le fait que les premiers sites d’ARPANET aient été des universités, des laboratoires de recherche ou des entreprises contredisait la thèse du « réseau militaire ». Mais il restait des zones d’ombre et des incertitudes, sur le devenir de ce Rapport de l’expert Paul Baran et surtout sur ses liens avec ARPANET. Désormais, à ce stade de nos recherches et surtout depuis la lecture de l’ouvrage de Katie Hafner et Matthew Lyon (Les Sorciers du Net), nous sommes en mesure de passer du doute à la certitude : ARPANET n’avait rien à voir avec un réseau militaire, le Rapport Baran n’a jamais été à la source du projet (même si des liens existent) et la diffusion de cette « lecture militaire » des origines reposerait sur « des rumeurs persistantes » (selon l’expression de Hafner et Lyon). Selon nous, l’origine et la persistance de ces rumeurs, très présentes chez de nombreux historiens, voire chez certains acteurs d’Internet eux-mêmes, seraient à chercher dans la complexité même de toute cette histoire, que l’on résumera ainsi provisoirement, avant d’y revenir en détail dans la 2ème partie :

24

- il a bien existé un plan, un projet de mise en place d’un réseau décentralisé, censé pouvoir résister à une attaque nucléaire : il s’agit du projet défendu par un expert de la RAND Corporation au début des années 60, Paul Baran ;

- ce projet n’a jamais abouti et a été abandonné en 1965 ;

- presque à la même époque (1966-67), le projet d’interconnexion des centres de recherche informatique était lancé par l’ARPA ;

- ce projet, qui donnera naissance à ARPANET, était totalement indépendant de celui de Paul Baran, même s’il reposait sur les mêmes composants techniques.

Deux projets très similaires au plan technique (fondés sur la transmission par paquets), des acteurs communs (le Pentagone, les milieux de l’informatique, certaines entreprises), un même contexte (celui de la guerre froide dans les années 60), des liens (même ténus) entre les deux projets et leurs protagonistes : l’on peut comprendre la confusion entre les deux projets et l’erreur d’interprétation d’ARPANET qui en a suivi.

Une future « histoire de l’histoire » d’Internet aura peut-être à examiner la genèse de cette interprétation et notamment la raison pour laquelle le Rapport Baran a recueilli, plus de trente ans après son échec technique, un tel succès médiatique, au point de passer pour l’inspirateur d’ARPANET. Sans pouvoir répondre à cette question, il nous semble que le succès de cette légende des origines militaires d’Internet provient de la force de propagation du réseau lui- même, de nombreux sites se faisant l’écho de cette interprétation. Ajoutons que cette confusion historique a pu être entretenue par certains protagonistes d’ARPANET eux-mêmes, situés aux marges du réseau. En France, la diffusion de cette version semble avoir été accentuée, dès 1995, par le livre d’Arnaud Dufour, qui reprend, à son corps défendant, le travail de Hardy.

Pourtant plusieurs travaux et témoignages sont venus s’inscrire en contrepoint de cette « légende

tenace et sulfureuse », selon l’expression de Christian Huitema25. A commencer par les

principaux acteurs à l’origine d’ARPANET, Robert Taylor, Larry Roberts, Leonard Kleinrock, Vinton Cerf et quelques autres. Outre la plupart des travaux de recherche, qui remettent en cause cette légende de l’origine militaire, l’ouvrage très documenté de Hafner et Lyon met un point final, selon nous, à toute l’interprétation courante et encore dominante des origines du réseau.

25

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