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Perspective fondée sur la citoyenneté (active et élargie)

Mais quand il s'agit de penser les questions de domination et aussi d'exclusion dans une optique de citoyenneté active et élargie tout en y

194 Je suis ici redevable aux analyses et aux enseignements que j'ai reçus de mon collègue Ricardo Penafiel, fin connaisseur de la pensée du philosophe Ernesto Laclau.

intégrant les enjeux autour de la diversité ethnoculturelle, la perspective se doit d'être précisée.

Je m'efforce ici de dire que les phénomènes d'exclusion que je décèle dans les débats relatifs à la diversité ethnoculturelle sont de plus en plus documentés. Ils renvoient autant aux stéréotypes qui découlent des débats récents sur certaines franges de notre immigration, mais aussi sur la configuration largement utilitariste de notre régime migratoire. Un modèle migratoire d'ailleurs qui confine de plus en plus à la précarité des réfugiés et de grandes catégories de personnes migrantes. Mais qui tend aussi à induire l'idée que certains groupes seraient incompatibles avec nos valeurs.

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Ce qui est abordé ici renvoie moins à une exclusion de droit qu'à une des formes d'« exclusions intérieures », et ce concept, nous dit sans cesse Etienne Balibar, ne se rapporte pas seulement à un statut juridique, mais à sa combinaison avec des représentations et des pratiques. L'importance des droits formels est indéniable, mais leur rapport avec l'usage, avec la disposition du pouvoir ou de la

« puissance d'agir » ne l'est pas moins. C'est donc à une sorte d'exclusion de l'inclusion effective que je souhaite que l'on s'attarde dans nos débats.

Il s'agit là de remarques abstraites, mais dont la signification est immédiate quand on veut étudier des phénomènes d'exclusion intérieure : dans sa définition la plus générale, celle-ci signifie qu'une frontière « extérieure » se trouve redoublée d'une frontière

« intérieure », ou encore qu'une condition d'étranger se trouve projetée à l'intérieur d'un espace politique ou d'un territoire national de façon à y créer une altérité inassimilable, ou au contraire qu'une catégorie anthropologique 195 se voit affectée d'un supplément d'intériorité et d'appartenance, de façon à la repousser au-dehors. À partir de là, il devient possible de revenir de façon critique sur les notions d'appartenance et d'être en commun qui sont présupposées par l'idée de citoyenneté.

Cela veut surtout dire, souligne Balibar, que cette dynamique s'applique quotidiennement dans l'expérience politique : exclusion et

195 Balibar, 2011.

inclusion ne décrivent pas tant des règles ou des situations fixes que des enjeux de conflits au travers desquels, en quelque sorte, la citoyenneté « réfléchit » ses propres conditions de possibilité. Si quelqu'un est exclu de la citoyenneté de façon radicale, en particulier au titre de ce que Balibar appelle des « exclusion intérieures » 196, cela ne veut [194] jamais dire qu'il reste simplement au-dehors de la communauté. Cela veut dire qu'il est exclu de l'inclusion, autrement dit d'un statut, mais plus profondément d'un pouvoir ou d'une capacité.

Il s'agit moins d'une réflexion sur l'institution de la citoyenneté que sur l'accès effectif à celle-ci.

Dans nos débats sur le pluralisme, une telle approche fondée sur la citoyenneté active peut notamment aider à éviter l'écueil des débats interminables entre ce qui est universel ou particulariste ou entre ce qui est conservateur ou progressiste. Se pose pour moi avec plus d'intérêt une approche qui poserait dialectiquement une perspective pensée par le recours à l'expérience - en fonction des possibilités concrètes d'émancipation qu'elle induit concrètement sur le terrain politique - et non a priori suivant un dogme ou une loi.

La citoyenneté active n'est pas un mode d'être, mais un mode d'agir où des sujets ou des individus brisent des identités, voire des appartenances, qui les assignent à des places déterminées et oppressives qui délimitent leur capacité de prendre part au monde, au commun.

Se pose aussi la question de la solidarité : celle-ci peut laisser croire à une sorte de permanence dans l'« agir politique ». Le plus important à retenir ici est surtout le déplacement des positions dites naturelles dans l'ordre social. Car le propre de la politique consiste notamment dans les reconfigurations à l'échelle sociale, mais aussi dans l'apparition de nouveaux sujets citoyens.

La citoyenneté active pose ici la nécessité de l'écart entre les identités. Elle pose la question de la subjectivation politique. Un sujet

196 L'effet des exclusions intérieures atteint souvent des rapports combinés de classe et de racialisation : cela illustre ce que nombre de sociologues avaient défini comme un phénomène résultant du démantèlement de l'État national-social par les politiques néolibérales : une situation dans laquelle on exige des individus qu'ils se comportent comme des « entrepreneurs » de leur propre vie, à la recherche de l'efficacité maximale, tout en les privant des conditions sociales qui leur permettraient de faire valoir cette autonomie.

politique n'est pas un groupe ou une partie de la société qui défend ses intérêts et ses valeurs ou qui demande sa part en fonction de ce qu'il est. Les sujets politiques sont des sujets du litige - ou du dissensus. Ils permettent de mesurer l'écart de la citoyenneté à elle-même. [195]

Quand des Noirs, des migrants ou sans-abris (pour ne prendre que ces exemples) prennent la parole, ils contribuent à nier les dispositions que l'on rattache à leur condition ou leur incapacité spécifique du fait de l'identité que nous en avons.

Dans cette optique, les groupes qui se mobilisent collectivement ne manifestent pas les traits d'une identité. Ils mettent plutôt en scène des rapports entre identités : mieux encore, ils mettent en scène un rapport entre inclusion et exclusion. Nous en comprenons donc que les identités exclues peuvent parvenir à une remise en cause du décompte social en dévoilant, par leur mobilisation, des torts ou des injustices.

C'est cette potentialité qui n'est pas réductible au seul fait d'avoir des droits que nous aide à comprendre et poser l'idée de citoyenneté active. Car l'émancipation procède de la possibilité de s'extirper d'une identité sociale : l'émancipation passe par une connaissance de soi comme être voué à autre chose que ce que l'on est censé être. C'est la subjectivation politique qui rend cela possible. C'est tout le sens de l'enseignement auquel se livre le philosophe Jacques Rancière et auquel nous devons tout sur la présente réflexion.

En ce sens, la lutte en faveur des droits des travailleurs migrants précarisés et des réfugiés redessine les frontières de la politique en remettant en cause les catégories classiques (ressortissants, travailleurs étrangers temporaires, réfugiés) et en préconisant un usage élargi des droits. Lutter pour l'obtention de la citoyenneté ou pour enrayer les mécanismes de l'exploitation et de la domination n'est donc pas défendre des droits sectoriels, mais, au contraire, lutter pour la visibilité sociale des « sans voix » en combattant la chaîne de l'exclusion, comme les Canadiens-français ont dû le faire à l'époque de la Révolution tranquille. Je ne peux ici que regretter l'éclipsé d'un discours indépendantiste et internationaliste qui puisait jadis ses référents dans l'imaginaire de peuples en lutte face à la domination coloniale. Ce sont paradoxalement nos concitoyens issus de contrées jadis prises en exemple qui sont trop souvent identifiés dans nos débats sur la diversité comme de potentiels ennemis intérieurs

menaçant [196] ou niant nos valeurs, notre désir d'existence et dont on doute de la loyauté. Je ferme cette parenthèse.

Je reviens à mon propos pour dire que l'exclusion qui opère dans notre société sur les enjeux migratoires commence avec la désignation du statut et se poursuit par la précarisation des conditions de vie. Une autre caractéristique qui conforte les frontières internes et qui tend à renforcer les processus d'exclusion réside aussi dans les processus sociaux de relégation de certaines catégories de nos concitoyens et de populations présentes dans notre société, au nombre desquelles figurent celles que l'on qualifie « d'immigrées » ou « issues de l'immigration ». Ce processus de relégation n'est pas né comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il trouve en partie son origine dans l'histoire des modes de présence de l'immigration dans notre société et dans la manière dont cette présence a été traitée par les pouvoirs publics. La représentation de l'immigré (ou de celui qui veut

« entrer ») et, plus largement et plus politiquement, la gestion des entrants, des sortants et des « installés dedans » peut pertinemment s'apprécier au travers de la métaphore du « club » ou du « club-nation », selon la formule du sociologue algérien Abdelmalek Sayad 197. Les lois et tous les règlements sur l'immigration et les réfugiés sont à leur manière une série de frontières visibles et invisibles qui délimitent l'espace du « club » et les conditions pour y entrer, et en définitive pour y demander son adhésion.