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RÉSUMÉ

Cette communication aborde la question de la citoyenneté active comme horizon pour penser un vivre-ensemble résolument politique. Car, c'est notamment à travers une réflexion sur les contours que prennent la précarité et l'exclusion chez les personnes migrantes et réfugiées que le questionnement sur la citoyenneté prend toute son acuité. Cette attention portée à la précarité qui afflige une grande partie des migrants - comme celle à l'égard des franges les plus vulnérables et exclues de notre société - a pour vertu de contribuer au dynamisme social et politique de la société d'« accueil ». Un tel engagement permet d'insuffler une conception plus substantielle et élargie de la citoyenneté en faisant de cette dernière une pratique collective plutôt qu'un seul statut d'ordre juridico-politique. Je propose ainsi de réfléchir la question de la diversité ethnoculturelle en passant au crible des enjeux d'exclusion ou des conflits au travers desquels, pour le dire comme Etienne Balibar, la citoyenneté réfléchit des propres conditions de possibilité. Sans exclure la citoyenneté juridique, les contours que prennent les débats sur la diversité dans la phase néolibérale actuelle - ne concevant le rapport à l'étranger que selon des modalités utilitaristes - tendent à des « exclusions [275] intérieures ». Cela ne signifie pas que des groupes sont relégués en dehors de la communauté, mais qu'ils sont exclus de l'inclusion.

Donc d'un pouvoir ou d'une capacité à prendre part au monde commun. Ceci soulève des questions de fond pour la pensée des nationalismes québécois.

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Ce texte portera sur deux éléments. Il s'agit d'une part de redire que le débat sur le nationalisme devrait contribuer à penser à nouveaux frais l'importance d'une perspective d'appropriation collective des pouvoirs et des institutions en vue de pallier au déficit démocratique de nos États. Il me semble important de réhabiliter un débat qui invite à réfléchir sur notre capacité d'intervenir sur notre destin collectif en puisant dans l'histoire et la mémoire de nos luttes en tant que dimension universelle à actualiser. Les débats autour de la question nationale ou des différentes variantes du nationalisme sont un moment à saisir pour opérer une véritable refondation pour faire émerger des interrogations autour de l'organisation politique du monde commun dans une démarche d'appropriation collective des pouvoirs et des institutions politiques, économiques et culturelles. En injectant notamment une plus forte dose de réfèrent social à ces débats, les débats sur la communauté politique à concevoir inverseraient le rapport majorité/minorité. C'est ainsi que peut-être l'indépendance pourrait redevenir un horizon où un autre monde serait possible.

Dans un deuxième temps, je vais plaider pour que l'on situe nos débats sur la diversité ethnoculturelle et les enjeux [188] migratoires actuels dans une perspective de citoyenneté active. D'autant plus que notre modèle migratoire connait une profonde mutation : ce régime migratoire conduit des catégories importantes de personnes migrantes à l'exclusion et à la non-citoyenneté. La perspective de citoyenneté active que je soumets à débat, sous notamment l'inspiration des philosophes Etienne Balibar et Jacques Rancière, se pense comme la capacité active de revendiquer des droits dans un espace public, ou mieux encore, dialectiquement, comme la possibilité de ne pas être exclu(e) du droit de se battre pour ses droits. Et c'est précisément sur cet obstacle que butent beaucoup de groupes sociaux dans nos démocraties même libérales. S'il n'y avait pas précisément de résistance, sous ses diverses formes, de nombreux groupes pourraient

se retrouver totalement exclus, déplacés hors des territoires où ils ont acquis des droits formels, des protections juridiques. Ils seraient ainsi renvoyés dans des territoires où il n'y a pas, en fait, de citoyenneté active, voire ramenés à des situations où la liberté et la survie sont enjeu.

Je vais débuter en disant que je trouve légitime et fondée toute conception nationaliste québécoise qui s'efforce de penser la communauté politique dans une perspective qui tient compte de l'histoire et de la mémoire. Une mémoire qui se doit d'être actualisée dans un effort pour laisser place à une idée de projet qui ouvre sur l'indétermination et la liberté.

L'ancrage dans l'histoire, ces limites culturelles de la société que trace l'idée de nation, ne sont toutefois pas une cage. Tout cela peut offrir au contraire la possibilité d'un passage vers l'expérience politique fondamentale : celle qui arrache l'existence à une certaine passivité du passé et au donné, pour l'introduire dans cet ébranlement du sens et la crise des certitudes dans l'ordre des affaires humaines, en vue justement de la soustraire à la tyrannie du réel.

La nation doit en effet se saisir pour moi comme une mémoire et un projet de solidarité à réactiver. Elle met en scène ce qui sous-tend le vivre-ensemble : c'est-à-dire le monde commun. De naturel et donné, le monde devient politique, il relève de notre responsabilité. Il n'est pas simplement un [189] espace commun qui nous précède, mais un horizon de sens qui apparaît en autant que nous mettions enjeu notre existence dans la construction de la cité.

Dans un contexte de résistance à l'ordre économique mondial, le débat sur le nationalisme dans lequel je m'insère ici en est un débat qui peut contribuer à une fondation démocratique qui ne va pas de soi.

Il est ce projet politique au cœur duquel le monde commun émerge comme souci premier. Car il maintient la pluralité humaine en action et écarte le repli dans le seul souci de soi, l'unique recherche de confort et de bien-être individuel.

De la même manière, la tentation de plus en plus forte de bannir les citoyens de l'espace public et politique au nom de l'efficacité, de la productivité, pour que seuls des experts s'y affairent, tend à rendre vaine l'idée même de nation et à consacrer l'impuissance et la dépossession de la liberté.

Les mouvements pluriels de résistance qui se déploient dans la société québécoise contre la réduction du monde en un simple univers de marchandises échangeables, de ressources exploitables, sont donc partie intégrante du projet démocratique de la nation.

Ils révèlent une chose simple et nécessaire : un besoin de lien social indissociable d'un projet de société. Car ce que soulèvent les débats publics sur la diversité ethnoculturelle, c'est l'irréductible pluralité humaine, avec ses rapports symboliques au monde, puisant dans le langage, la culture, la religion, l'engagement social et politique, les mots et le sens de son humanité particulière.

Il y a là quelque chose de profondément insécurisant parce qu'inédit, mais riche de promesses pour la société québécoise et ses projets politiques, qui ne peuvent se réduire à n'être qu'une simple affaire de bon voisinage, de civisme et d'accommodements, même si cela est de mise. Mais les lieux sont rares pour répondre adéquatement à ce défi et déjouer les crispations.

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Ce travail de longue haleine ne représente cependant qu'un aspect du vivre ensemble démocratique. Il ne suffit pas. Il requiert également le concours d'un espace politique qui jouerait pleinement son rôle rassembleur, mais qui manque cruellement à l'appel, fragilisé par les assauts d'une logique technocratique qui ne cesse de l'instrumentaliser.

Ce rôle rassembleur indispensable est de poursuivre le dialogue en l'ouvrant à une lutte commune en faveur de la justice et du bien commun, à travers laquelle « la pluralité peut se tresser en solidarité, » pour reprendre ici une belle formule de mon collègue Jean-Claude Ravet, rédacteur en chef de la revue Relations. La constitution d'un monde commun est à ce prix. Le caractère radicalement conflictuel de toute vie sociale - ses rapports de force, ses antagonismes - n'y est pas masqué, mais posé comme un enjeu central. Sa visée, en fin de compte, est de mettre en scène des parti pris, constitutifs de la société, issus des luttes et des actions politiques.

Le réinvestissement par les citoyens de toute origine - et les politiciens ! - de l'espace politique est ainsi un passage obligé d'une vitalité démocratique qui n'est pas réductible à la gestion clientéliste et folklorique de la diversité ethnoculturelle. Un tel clientélisme est

impropre à une vision de la démocratie qui ne se paie pas de mots, où autonomie et liberté se conjuguent avec solidarité et responsabilité.

Cette vision de la démocratie contribue à renouer avec un principe de souveraineté populaire qui peut permettre d'envisager un autre rapport entre le pouvoir et le peuple. Notre débat sur le nationalisme devrait résolument s'ouvrir à quelque chose de plus radical et audacieux : à l'émergence d'une communauté politique ou de l'autonomie comme capacité à avoir prise sur ce qu'un sujet, individuel ou collectif, identifie comme sa réalité, pour reprendre les mots de mon ami Martin Jalbert, professeur de littérature au Cégep Marie-Victorin. Cette autonomie radicale, qui exige non pas de surveiller le pouvoir mais de l'exercer, est actuellement hors-jeu, supplantée par un accès inégalitaire aux décisions sur le monde commun qui réserve l'exercice de la souveraineté à une classe dite politique et soumise à l'élite financière non-démocratique.

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Dans cette optique, le projet de pays semble moins une entreprise d'appropriation collective des pouvoirs et des institutions qu'une reconduction du déficit démocratique et la confiscation du pouvoir décisionnel. Jacques Rancière rappelait récemment dans un débat avec Pierre Rosanvallon que la démocratie est avant tout une pratique qui fait exister un sujet populaire comme tel, indépendamment du peuple qui est représenté au niveau de l'Assemblée et de l'État. Le problème de la démocratie est donc aussi celui de l'imagination politique 193.

Pour que le peuple soit souverain, il doit d'abord se constituer comme tel. Aucun peuple n'existe par décret. Le peuple n'est pas non plus une réalité sociologique objectivement identifiable ou attribuable une fois pour toute à un territoire. Le peuple est une entité politique qui se constitue elle-même en exerçant sa souveraineté. Dans tous les cas, il s'agit d'une communauté de pensée qui se reconnaît elle-même comme souveraine et qui pose une frontière antagonique par rapport à un autre groupe prétendant la dominer.

Il importe de comprendre que les luttes sociales et politiques présentes dans la société québécoise, parfaitement distinctes les unes des autres, ne se transforment pas « immédiatement » ou

193 Truong, 2013, p. 20.

nécessairement en une chaîne (antagonique) d'équivalences. Il arrive fréquemment que les individus et les collectivités locales endurent stoïquement leurs souffrances sans qu'il se développe d'articulation démocratique (qui, dans les termes du philosophe Ernesto Laclau, fonctionne en tant que synonyme de politique). Cette contingence de l'articulation implique également qu'elle peut être le produit de n'importe quel point de la toile du social. En d'autres termes, il est impossible de déterminer d'avance quel sera le groupe social ou l'idéologie politique qui assumera cette articulation. Cependant, dans tous les cas, la figure particulière qui assumera le rôle de réunir symboliquement l'ensemble des demandes insatisfaites derrière un mouvement antagonique de [192] revendications souveraines devra nécessairement se transformer en un « signifiant vide », c'est-à-dire qu'elle devra se vider tendanciellement de son contenu corporatiste particulier (déterminé par la seule logique de la différence et de l'identité) pour référer à l'ensemble de la société. C'est ainsi que peut se déployer une conception plus résolument agonistique du politique rendant son sens à une conception plus populaire et non seulement juridico-étatique de la souveraineté 194.

Car la souveraineté populaire s'exerce immédiatement, aussitôt qu'un groupe social se constitue autour d'une lutte pour et par son autonomie. En ce sens, l'existence d'un peuple québécois n'exclut en rien celle d'un nombre infini de figures du peuple existant parallèlement au sein du même territoire québécois ou ailleurs, avec lesquels la solidarité est d'autant plus naturelle que ce qui les constitue tous est une opposition commune à la domination et l'exclusion.

Perspective fondée sur la citoyenneté