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La percée de l’économisme

B. Le passage de la question sociale à la question économique

1. La percée de l’économisme

A partir des années 1980, « on assiste […] à la diffusion d’un formidable changement

d’état d’esprit dans le rapport à l’économique. A travers la lutte contre l’inflation, paradigme de la nouvelle orthodoxie, c’est le risque d’une certaine idéologie économiste qui se profile : où la technique l’emporte sur la politique, le gestionnaire faisant figure de spécialiste compétent face à l’acteur social relégué à un rôle d’observateur ou de "bricoleur" du lien social. »1. La question économique est en effet devenue centrale dans l’élaboration des politiques publiques : il ne s’agit plus de « lutter contre les exclusions », pour reprendre l’intitulé de la loi de 1998, mais de promouvoir la croissance économique, ce qui permettrait de créer de l’emploi.

En outre, cette promotion se réalise dans une optique bien particulière, sur la base d’un diagnostic directement lié à la pénétration de l’idéologie néo-libérale au cœur du politique : les entreprises françaises embaucheraient peu en raison d’un droit du travail trop contraignant, trop coûteux, restreignant ainsi leur liberté d’adapter la main-d’œuvre à la demande ; de plus, ces coûts nuiraient à leur compétitivité au niveau international.

Cet appel à la théorie économique comme justification d’un démantèlement des droits sociaux reflète la montée de l’économisme, autrement dit du fait de considérer le fait économique comme naturel, la science économique comme une science exacte, de croire en « l’existence de lois économiques immanentes, que la sphère politique a pour mission de

mettre en œuvre et non de mettre en question »2. Ainsi l’État se retrouve cantonné au rôle

souhaité par les rénovateurs du libéralisme : celui d’arbitre des intérêts individuels, de régulateur de la libre concurrence.

Cette victoire idéologique s’inscrit dans un contexte à la fois mondial, européen et national.

Au niveau international, « l’esprit de Philadelphie »3 est, comme l’a analysé Alain Supiot, largement remis en question. Proclamée le 10 mai 1944, la Déclaration concernant les buts et les objectifs de l’Organisation Internationale du Travail s’inscrit dans une mouvance internationale représentée notamment par le programme du C.N.R., le rapport Beveridge sur la Sécurité sociale et le « Social security Act » de Roosevelt. En effet, les grandes puissances

1 WUHL, 1996, p.88. 2 SUPIOT, 2010, p.33. 3 Ibid..

138 occidentales sont désormais d’accord pour penser que « la lutte pour la paix et la sécurité des

frontières inclut aussi désormais […] la sécurité économique et sociale »1

et souhaitent l’affirmer dans un texte à la portée internationale. « À la compétition entre les États, il s’[agit]

de substituer une collaboration visant la réalisation d’un intérêt général transcendant leurs intérêts particuliers »2, de mettre « l’économie et la finance […] au service des hommes »3, volontés qui rejoignent celle du socialisme humaniste.

Or, depuis les années 1980, on assiste à un « grand retournement »4 de cette vision de la société mondialisée : travail, terre et monnaie sont considérés comme des marchandises5 et l’homme, ainsi que les différents États qui le représentent, se doivent de se mettre au service de cette économie de marché, « en raison de l’adhésion au dogme selon lequel

l’accroissement de la production et du commerce est une fin en soi, et que cette fin ne peut être atteinte que par une mise en concurrence généralisée de tous les hommes dans tous les pays »6. Ce dogme repose sur une pensée naturaliste selon laquelle « les marchés possèdent

bel et bien une propriété miraculeuse […] : ils sont capables de réaliser l’harmonisation de milliers ou de millions d’actions et de jugements individuels par la loi de l’offre et de la demande qui permet l’adaptation constante de la production aux besoins »7

. On retrouve ici la philosophie propre aux signataires de l’agenda du libéralisme : si on laisse le marché libre, celui-ci s’équilibrera de lui-même, satisfaisant ainsi les besoins des consommateurs et ne laissant qu’une pauvreté résiduelle, mais nécessaire à son fonctionnement ; dès lors, la protection sociale n’est plus nécessaire, elle risque même d’être contre-productive en engendrant des inégalités dans la libre concurrence entre les individus, comme l’explique Friedrich Hayek : « Si les ouvriers sont libres de choisir leur travail, cette répartition

s’effectue toujours avec un certain délai et le flottement entraîne du chômage. La politique tendant à assurer le maximum de travail par des moyens monétaires va infailliblement à la longue à l’encontre de ses propres buts. Elle diminue la productivité du travail […]. »8

Enfin, argument fataliste et peut-être encore plus surplombant : nous vivons dans un monde de liberté des échanges, de facilité et de rapidité des communications et des transports auquel il serait nécessaire de s’adapter. L’État et ses lois se devraient d’évoluer avec ce monde : l’État social serait daté, la sécurité économique et sociale ne serait plus nécessaire

1 MARGAIRAZ, 2014, p.5. 2 SUPIOT, 2010, p.19. 3 Ibid., p.24. 4 Ibid., p.25. 5 POLANYI, 1944, p.126. 6 SUPIOT, 2010, p.62. 7 SPITZ, 2010. 8 HAYEK, 2013, p.221.

139 dans un univers où l’on peut naviguer d’un pays à un autre, d’un secteur professionnel à un autre, d’un emploi à un autre… Vision paradoxale, dans laquelle la liberté préserverait de l’insécurité, alors que pour les constituants la sécurité devait justement garantir cette même liberté. Vision élitiste également, qui consacre « l’individu par excès », individualiste et doté des ressources nécessaires pour s’adapter à cette compétition, aux dépens de « l’individu par

défaut »1, en perte de lien social et bloqué sur la ligne de départ en raison de la précarité économique qu’il subit.

Ainsi, le néo-libéralisme et la vision des droits de l’Homme qui lui est associée semblent aujourd’hui dominer au niveau mondial : la chute des économies de type communiste a signé la fin de la possibilité d’envisager un modèle alternatif et l’économie de marché semble universellement être reconnue comme étant le meilleur système économique possible, notamment par la mise en place d’institutions internationales à son service, telles que le Fonds Monétaire International ou la Banque mondiale.

Dans ce contexte de « pensée économique unique », l’Union Européenne a pu mettre en place des outils adaptés concernant la régulation des politiques sociales nationales, basés sur la rationalité, dans un objectif de performance des États, promouvant un « État social

actif »2. En effet, « la technique utilisée, empruntée à l’entreprise […], définit et étalonne des

indicateurs communs de performance. C’est sur elle que repose la "méthode ouverte de coordination" (M.O.C.), dispositif d’évaluation et de comparaison des résultats nationaux au regard des objectifs fixés collectivement. »3. Les directives européennes laissent peu de place aux initiatives nationales, ce qui conduit directement au déclin des modèles nationaux d’États- Providence, car « la communauté de marché amène une convergence des structures

économiques et sociales »4. Dès lors, le projet politique de faire société n’a plus lieu d’être, le pouvoir de l’État étant de fait limité, contraint par son appartenance à l’Union Européenne, qui va notamment influer sur la répartition de son budget.

En effet, l’Union Européenne est garante de la sécurité économique du fait qu’elle contrôle la monnaie par le biais de la Banque Centrale Européenne : si les États souhaitent conserver une monnaie stable et forte, ils se retrouvent les mains liées et se doivent de suivre les orientations de l’Union, admettant « l’institutionnalisation d’une conception spécifique de

1

CASTEL, 2009, p.441. 2

Conseil européen de Lisbonne, 2000, cité in BEC, 2014, p.267. 3

BEC, 2014, p.268. 4

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l’économie fondée sur le refus d’un État dirigiste »1, soit, selon le regard que l’on porte sur ce

phénomène, une pression supplémentaire pour que l’État se retrouve contraint de revenir à sa forme libérale ou une nouvelle justification de la modification de son modèle social initial. En effet, l’union monétaire ne fait pas qu’ôter à l’État l’une de ses fonctions régaliennes traditionnelles : elle « introduit les fameux "critères de convergence" qui privent les

gouvernements de leur marge de manœuvre en matière de dépenses publiques et les astreignent à une rigueur budgétaire. »2. Ainsi se dessine un paradoxe supplémentaire : alors que les politiques sociales ne relèvent pas de la compétence de l’Union Européenne, celle-ci influe néanmoins directement sur leur élaboration, non seulement par des directives et des orientations, mais aussi en contrôlant le budget des États membres.

C’est donc sous la houlette des directives européennes que va s’effectuer en France « une reconfiguration des modes d’action publique »3. Il va s’agir de rationaliser les choix budgétaires, ce qui être concrétisé par la promulgation de la Loi Organique relative aux Lois de Finance (L.O.L.F.) le 1er août 2001. Celle-ci est « destinée à définir les modalités selon

lesquelles le Parlement autorise les dépenses de l’État et à régler les relations entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif pour l’adoption et la gestion du budget de l’État [et] conditionne les décisions budgétaires par des objectifs et par une "évaluation de la performance". »4, rentrant ainsi dans la droite ligne de la politique budgétaire européenne. Le vote de la L.O.L.F. va conduire à introduire l’évaluation dans les politiques publiques. Celle- ci avait déjà été expérimentée en 1988 dans le cadre de la loi sur le Revenu Minimum d’Insertion (R.M.I.) et va dès lors être généralisée à l’ensemble des politiques sociales, un volet d’évaluation étant systématiquement prévu dans chaque loi, dans le but de mesurer sa performance et de responsabiliser ses acteurs. La logique d’efficience va donc devenir prédominante et se trouve confirmée en 2007 avec la mise en place de la Révision Générale des Politiques Publiques (R.G.P.P.), remplacée en 2012 par la Modernisation de l’Action Publique (M.A.P.). Ainsi, « la comptabilité, principal instrument d’une rationalisation

perfectionnée de l’activité »5

selon Ludwig von Mises, se retrouve actrice principale de l’élaboration des politiques sociales, en lieu et place d’un projet de société.

1 SCHWARTZ, 2010, p.75. 2 Ibid., 2010, p.77. 3 Ibid., 2010, p.78. 4 JAEGER, 2007, pp.20-21. 5 MISES (von), 1938, p.142.

141 Non contente d’avoir remplacé le projet politique, la doctrine néo-libérale a également investi l’opinion publique. L’étude réalisée par le Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de vie (C.R.E.D.O.C.) en octobre 2014 montre que, pour les Français, la croissance économique revêt une importance croissante pour renforcer la cohésion sociale, arrivant au cinquième rang derrière l’emploi, le logement, l’éducation et les soins : elle est une priorité pour 15% des Français1. Parallèlement, la protection sociale perd de son importance dans l’objectif de renforcer cette même cohésion, ce qui s’accompagne du fait que « le sentiment que les pouvoirs publics font trop ou ce qu’ils doivent pour les démunis

et le fait de considérer que le R.S.A. incite les gens à s’en contenter et à ne pas chercher du travail sont devenus pour la première fois majoritaires, […] progressant respectivement de +11 points et +7 points. »2, ce qui montre la diffusion de la notion de responsabilité individuelle et la perte du sentiment de responsabilité collective. Ainsi, ce sont les « efforts de

chacun pour vivre ensemble »3 qui se retrouvent être le facteur essentiel de la cohésion sociale pour les Français, plaçant ainsi le rôle de l’État au second plan au travers de l’éducation et de la protection sociale. La cohésion de la société ne résulterait donc plus d’une action collective réfléchie, mais de la somme d’actions individuelles.

En outre, les réactions face aux causes économiques structurelles de la pauvreté se sont modifiées : une étude de la Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques (D.R.E.E.S.) a comparé les réactions des Français face aux crises économiques de 1993 et de 2008 et montré que « l’opinion semble aujourd’hui moins compréhensive à l’égard

des plus démunis qu’en 1993 »4, sur l’argument de l’effort individuel pour « s’en sortir ». De

plus, les Français semblent moins attendre de la part des pouvoir publics et sont de plus en plus nombreux à réclamer un système de protection sociale contributif, basé sur les cotisations plutôt que sur la redistribution5.

Dès lors, l’entrée de la logique comptable dans les politiques publiques ainsi que la modification des attentes de la population vis-à-vis de l’État vont entraîner une inflexion notable dans le contenu des politiques sociales et modifier l’orientation de l’action sociale.

Ainsi, l’esprit de projet politique, au sens premier du terme, se trouve supplanté par « l’esprit gestionnaire » 6, lequel : « recouvre, essentiellement, une manière de rendre compte

1 HOIBIAN, 2014, pp.24-25. 2 Ibid., p.16. 3 Ibid., p.15.

4 BIGOT & DAUDEY, 2013, p.33. 5

Ibid., 2013, pp.34-35. 6

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de l’activité administrative qui, parce qu’elle est indissociablement mêlée à des pratiques de persuasion et à des tentatives de rénovation, fixe les catégories descriptives d’après lesquelles il convient d’appréhender les conditions de validité de cette activité »1

. Le fait de fixer un cadre à l’action politique conduit inévitablement à restreindre son champ, à limiter sa portée, à l’envisager de façon restrictive : l’État n’est plus considéré comme porteur d’un projet collectif au nom d’un intérêt général supérieur, mais comme un « supra-régulateur » de la vie en société, mettant en application des règles relatives au contexte socio-économique, sur lequel il n’aurait peu voire pas de prise. Il n’est plus moteur du progrès social, supplanté dans ce rôle par l’économie de marché ; son rôle est d’ajuster la législation afin de ne pas entraver le bon fonctionnement de celle-ci.

En outre, selon Albert Ogien, ce passage à l’esprit gestionnaire engendre six conséquences importantes. Premièrement, une « restriction de la perspective temporelle […] :

le temps politique tend de plus en plus à se confondre avec le temps économique circonscrit par l’action conjoncturelle. »2

: le projet politique n’est plus construit sur le long terme, il ne s’agit plus pour l’État d’agir, mais de réagir ; deuxièmement, une « réduction de la politique à

l’objectivité »3

: l’action politique doit être mesurable par des indicateurs quantitatifs, laissant de côté son aspect qualitatif ; troisièmement, une « modification de la forme de domination

politique »4 : il ne s’agit plus d’imposer des idées ou un projet de société, mais de fournir des résultats ; quatrièmement, une « tendance à l’évidement du discours politique »5, qui devient purement descriptif et réactionnel ; cinquièmement, une « banalisation de l’invocation de la

fatalité »6 : des faits comme la mondialisation, la crise économique sont naturalisés, considérés comme inéluctables ; sixièmement, un « déplacement des lieux d’élaboration des

cadres de la décision »7 aux niveaux mondial et européen, déresponsabilisant encore un peu plus les États nationaux.

L’adhésion du politique à la doctrine néo-libérale est donc à la fois cause et conséquence de la restriction de son action : elle engendre de nouvelles pratiques de type gestionnaire dans le fonctionnement de l’État, pratiques qui elles-mêmes conduisent à réduire son champ d’intervention et surtout à limiter sa capacité de penser un projet politique qui puisse rassembler les citoyens. D’où la perte du sentiment du collectif, de l’intérêt général : le

1 Ibid., p.192. 2 Ibid., p.195. 3 Ibid., p.195. 4 Ibid., p.195. 5 Ibid., p.195. 6 Ibid., p.195. 7 Ibid., p.196.

143 citoyen n’est plus au cœur d’un projet de société, le lien social se réduit de la même façon que le projet politique : il n’est plus envisagé comme étant une interdépendance de fait entraînant une « dette sacrée », à la fois horizontale et verticale, comme le décrivait Léon Bourgeois, mais comme une interdépendance de choix, au gré des échanges économiques et des solidarités choisies par le biais de systèmes de protection contributifs et des initiatives privées. La responsabilité individuelle prime sur la responsabilité des uns envers les autres.

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