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Une démocratie « à l’échelle humaine »

A. La « force de dépassement » de la Résistance

1. Une démocratie « à l’échelle humaine »

Dirigeant de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (S.F.I.O. – ancêtre de l’actuel Parti Socialiste), figure du Front Populaire et résistant, Léon Blum (1872-1950) commença à écrire « A l’échelle humaine » en 1941 lors de son emprisonnement en attente de son procès à Riom et le termina en 1944 pour le publier en 1945. Il fut entre temps toujours emprisonné puis déporté à Buchenwald. Le gouvernement de Vichy lui reprochait notamment la politique menée par le Front Populaire, qui aurait mené à la défaite. Se défendant de ces accusations, Léon Blum a cependant mis à profit sa période de détention pour repenser le socialisme et envisager l’après-guerre.

Ce qui ressort en premier lieu de la lecture de cet ouvrage, c’est l’espérance dans la paix, paix que Léon Blum lie au régime démocratique : « Les tyrannies sont conquérantes par

essence, tout comme la Démocratie est pacifique »2. Il souhaite rebâtir cette démocratie, mais sans mettre de côté les acquis du passé : « Tout n’était point indistinctement condamnable

dans la France d’hier, dans la France démocratique, dans la France de la IIIème

République, et vous ferez bien d’hésiter un peu avant de renverser pêle-mêle toutes les conditions de sa vie politique, morale, sociale. La France d’hier avait au moins ce mérite de vouloir généralement, et même unanimement la Paix, d’être prête et adaptée à la Paix. »3

.

Léon Blum rappelle ensuite les « principes essentiels de la Démocratie : souveraineté

du peuple, gouvernement de la nation par elle-même, contrôle par la nation des autorités exécutives, reconnaissance et garantie des droits civiques et des droits personnels de l’individu. »4. L’idée de « garantie » des droits par l’État, c’est-à-dire de possibilité pour

chacun de jouir de ces droits, introduit la notion de démocratie sociale dans son propos : « cette Démocratie populaire ne peut être et ne sera qu’une Démocratie Sociale »5, qu’il justifie ainsi : « Comment d’ailleurs se débarrasser du problème social quand il est posé par

la nécessité des choses ? Pourra-t-on tolérer demain que des hommes manquent de leur subsistance nécessaire, d’un logis sain, des moyens de protéger leur famille contre la faim, le froid, la maladie, le vice ? Cela est-il supportable ? […]Mais comment songer seulement à

1 BLUM, 1945. 2 Ibid., p.25. 3 Ibid., p.24. 4 Ibid., p.51. 5 Ibid., p.130.

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les extirper si l’on s’installe sur un autre plan que celui de la Démocratie Sociale ? »1

. Refusant l’abolition du salariat chère aux marxistes et la non-régulation du système capitaliste, il prône un « Socialisme d’État »2 accordant des droits et une protection à la classe ouvrière principalement, en opposition à ce qu’il qualifie à plusieurs reprises de « capitalisme

bourgeois » (ses sympathies communistes restent perceptibles).

L’utilisation du terme de « vice » reflète la dimension morale de son propos : « une

réforme intellectuelle et morale est nécessaire aujourd’hui »3. Cette morale n’est pas

seulement celle des ouvriers, mais aussi celle des partis politiques et de l’ensemble du peuple français : « Le peuple français […] n’accomplira sa mission […] que dans la mesure où il

aura cultivé et exalté en lui-même les vertus qui justifient toute primauté humaine : l’intrépidité, la générosité du cœur, la droiture de la conscience et de la raison, l’abnégation de la personne vis-à-vis du bien collectif »4. Cette critique sous-jacente de l’individualisme libéral, mais aussi des corporatismes de tout ordre, est également une exhortation à l’éducation et à une citoyenneté réfléchie et comprise par l’individu. Ce sont ces qualités qui permettront « l’établissement d’une Société universelle fondée sur la justice égale à

l’intérieur des nations, sur la paix égale entre les peuples »5, ce qui est selon lui l’objet du

Socialisme.

Cette aspiration à la justice, via « la suppression des monopoles et des privilèges »6 est un point essentiel de son argumentation : « Le progrès appartient à tous ; il faudra bien, bon

gré mal gré, finir par en tirer un bienfait pour tous. »7, tout comme celle à l’égalité, qu’il

entend comme « la substitution des hiérarchies naturelles et personnelles aux hiérarchies

factices et héréditaires »8. Ces souhaits peuvent s’exaucer par le fait de « combiner l’ordre économique et l’égalité sociale avec la liberté politique, civique, personnelle »9, en l’intégrant

dans un ordre européen et international afin de maintenir la paix, mais aussi par des mesures plus concrètes, comme « la réduction de la durée normale du travail et […] le rehaussement

du taux normal de salaire »10 et la mise en place de ce qui se rapproche d’une conception de

1 Ibid., p.130. 2 Ibid., p.132. 3 Ibid., p.38. 4 Ibid., p.170-171. 5 Ibid., p.173-174. 6 Ibid., p.94. 7 Ibid., p.133. 8 Ibid., p.94. 9 Ibid., p.136. 10 Ibid., p.113.

80 ce que nous nommerions aujourd’hui une « démocratie de proximité », avec la déconcentration de l’État et une forme de fédéralisme, pour « construire une Démocratie

vraie, une Démocratie qui ne soit pas une Démocratie bourgeoise, mais une Démocratie populaire, qui ne soit pas une Démocratie débile, mais une Démocratie énergique et efficace »1.

Léon Blum, pour instaurer ce nouvel ordre démocratique, compte sur l’élan de l’après- guerre : « excédés par la guerre, épuisés par la guerre, les hommes voudront, comme en

1918, que leur sacrifice profite au moins à leurs enfants, et le devoir essentiel de tous ceux qui possèdent sur eux quelque influence sera précisément […] de saisir cette possibilité d’enthousiasme, de la retenir, de l’animer en un élan créateur […] avant qu’elle retombe dans la routine humaine » 2 . Il redéfinit alors, sans la nommer, la solidarité et l’interdépendance entre les individus pour parvenir à un meilleur modèle social : « Le but est

de perfectionner l’un par l’autre l’homme et la société, de susciter et d’animer dans l’homme ce qu’il a virtuellement de meilleur pour qu’il fasse de son apport personnel l’élément de la meilleure solution possible. »3. Cette forte croyance dans l’homme et dans ses capacités est

réaffirmée dans la dernière phrase de son ouvrage : « Quand l’homme se trouble et se

décourage, il n’a qu’à penser à l’Humanité »4

.

Ainsi Léon Blum a-t-il un point commun avec les néo-libéraux : pour lui, l’égalité est liée au mérite et le rôle de l’État est de donner les mêmes chances à chacun. Les points de vue convergent sur le maintien de la paix et la régulation du système économique, mais vont diverger sur les moyens à mettre en œuvre - le droit du travail et la sécurité économique notamment - ainsi que sur la notion d’intérêt général.

Les points saillants de son propos, soit cette croyance en l’être humain malgré le contexte de violences et de trahisons du moment, la dimension morale, la nécessité d’un ordre économique et d’une démocratie sociale pour faire vivre la démocratie politique, garante de la paix et de la liberté, et surtout l’idée que les conséquences de la guerre pourront être positives malgré tout, se retrouvent également dans l’ouvrage d’André Hauriou.

1 Ibid., p.127-128. 2 Ibid., p.168-169. 3 Ibid., p.178. 4 Ibid., p.184.

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