• Aucun résultat trouvé

PARTIE III : DISCUSSION

II) Penser simplement la complexité

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » - Rabelais, Pantagruel.

La plupart des discours généraux sur la psychomotricité mettent l’accent sur la nature hybride de celle-ci, en utilisant les images de carrefour ou de nouage, de tressage, de tissage. Tout au long de ce mémoire, nous avons insisté sur la nécessité de faire apparaître, en plus, l’image, le motif dessiné sur le tapis. Un tapis ne se définit pas par les fils dont il est constitué, mais par le motif qui en surgit. Une peinture de Picasso ne s’appelle pas « mélange équilibré de blanc, bleu et rose », mais « Demoiselles d’Avignon ».

171 Giromini (2015) p.300 172 Meurin (2016) p.102

104

En faisant appel à la systémique et à la complexité, nous avons mis l’accent sur des notions dont la psychomotricité s’était emparée depuis longtemps. Celles d’organisateur, d’organisation, de développement, de relation, de lien, et de sujet. Nous avons amené, avec nos modèles, celles de modèle, de processus, de boucle, de co-construction, de monde subjectif. Nous avons également précisé que la complexité n’était pas abolition du dualisme, ni vision totale, mais mise en articulation de la complexité et de la simplicité, et ouverture sur l’inconnu. Ainsi, la psychomotricité ne se définit plus comme un aller-retour entre corps et esprit, mais aller-retour entre point de vue sur le tout et point de vue sur les parties, en tant qu’elles entrent en relation avec le tout.

La psychomotricité n’a pas à mettre ensemble « corps » et « esprit » comme si c’étaient des choses, parce que ces mots renvoient à des théories qui sont, à la lettre, des points de vue. Par contre, elle n’a pas à ignorer ces points de vue, ou les annuler, car on a vu que chacun pouvait, dans son cadre, produire des connaissances. En revanche, (et c’est un des principes les moins connus de la pensée complexe), elle doit faire coexister compréhension du tout et compréhension des parties. Pour que l’articulation des parties existe, il faut qu’il y ait un tout, mais à son tour le tout ne peut exister sans articulation des parties. C’est ce que Edgar Morin a essayé de signifier dans le terme « unidualité ». La psychomotricité serait alors une sorte d’« union dualisme-monisme ».

De plus en plus de psychomotriciens font appel à la notion de boucle pour penser la psychomotricité. Ainsi, Christophe Lefèvre et Franck Pitteri proposent-ils de schématiser les modes d’action de la psychomotricité par cinq boucles fonctionnant en synergie : Le contrôle moteur ; L’émotion, la régulation émotionnelle et la communication ; L’adaptation à l’espace et au temps ; La structuration de l’identité et l’expression de soi ; La socialisation et l’adaptation sociale.173 On voit bien que chacune de ces boucles est en relation avec un éco-système, et que chacune a besoin des autres pour exister. Cette conceptualisation permet de conjoindre, tout en distinguant, sans pour autant disséquer.

La notion de « boucle sensori-hallucinatoire », proposée par Laurent Branchard, nous semble aussi correspondre à ces critères. Dans son article, nous trouvons une phrase qui résonne étonnamment avec ce que nous avons écrit : « Les sensations ne sont pas captation passive de l’externe mais déjà projection de ce qui est attendu ». Par contre, nous pensons que ce qu’il dit est incomplet lorsqu’il déclare que son angle de vue est « tenable

105

sous la double épistémologie neuroscientifique et psychanalytique »174 car son angle de vue relève déjà pleinement de l’épistémologie complexe. Ce qu’il confirme implicitement lorsqu’il propose de « considérer le corps comme objet double pour la psyché : à la fois interne et externe ».175 Ce paradoxe fut formulé par Edgar Morin.176

Il y a sans doute d’autres développements conceptuels à faire. Mais nous voyons partout à l’œuvre des remaniements profonds pour mettre au premier plan la notion de relation dans notre compréhension de l’humain. Dans le champ du développement précoce, Bernard Golse appelle néo-constructivisme le nouveau cadre théorique permettant de faire une place au rôle de l’autre et de l’environnement dans les processus de différenciation développementale. « …Ce chemin dévelopemental ne peut se concevoir que dans et par l’interaction entre le fœtus puis le bébé d’une part, et les adultes qui en prennent soin d’autre part ».177

Ces remaniements sont également à l’œuvre dans les domaines de la biologie178 et

de l’anthropologie179. Tous se demandent comment penser l’évolution, la notion

d’individu, nos rapports avec les non-humains, dans un monde relationnel.

Par-delà l’articulation corps-esprit, psychanalyse-neurosciences, la psychomotricité a tout intérêt à consolider son socle théorique, définir son épistémologie, créer une membrane permettant les échanges et la métabolisation.

La voie que nous suggérons d’emprunter ici n’est pas celle d’assumer le rôle vacillant d’interface entre disciplines séparées, trouvant leur liant dans une pratique (sans compter que la pratique produit elle-même beaucoup de savoir). C’est celle d’une articulation entre ces disciplines prises en bloc et la pensée de la relation permise entre autres par la pensée complexe. Cette pensée du tout inter-relationné était le barreau qui

174 Branchard (2016) p.197 175 Ibid. p.200

176 Morin (1980) p.176 : « Nous arrivons donc à ce paradoxe d’un sujet qui, pour être véritablement sujet, doit se connaître objectivement »

177 Golse, Moro (2014) p.309 178 Bapteste (2018)

106

manquait au trépied de la psychomotricité. Selon nous, ce système conceptuel permettra de faire remonter, de la pratique vers nos théorisations, des richesses que l’on n’imagine pas.