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Patrons de croissance : des résultats contrastés entre les deux fjords

Résumé du chapitre 3

4.4 Patrons de croissance : des résultats contrastés entre les deux fjords

La présente étude a permis de mettre en évidence que les performances de croissance coquillère (exprimés dans l’indice φ’) sont meilleures dans la population d’A. moerchi du Kongsfjorden que dans celle du Young Sound. Les différences dans l’indice de performance de croissance ne résultent pas du paramètre qui exprime la constante de croissance (k), mais plutôt de la taille maximale atteinte dans chaque population (L(p)), qui est supérieure au Kongsfjorden par rapport au Young Sound. Ces résultats obtenus sur la croissance des deux populations d’A. moerchi vont dans le même sens que Sejr et al. (2009), qui ont étudié les performances de croissance de la coquille sur Clinocardium ciliatum selon un gradient climatique au Groenland allant des zones sub-arctiques aux régions du haut arctique. Les auteurs ont étudié ces bivalves dans deux sites au sud-ouest du Groenland (Baie de Disko et Nuuk), où la durée de la saison productive libre du couvert de glace est respectivement de 186 et 290 jours par an, et dans deux sites hauts arctiques (Qaanaq et Young Sound), où la saison libre du couvert de glace est de 85 et 90 jours par an. Les performances de croissance de Clinocardium ciliatum résultent meilleures dans les deux sites sub-arctiques étudiés. De façon similaire, Blicher et al. (2007) ont étudié la croissance de l’oursin Strongylocentrotus droebachiensis (brouteur omnivore) selon un gradient sud-nord au Groenland. Les performances de croissance sont plus élevées dans les populations étudiées au sud du Groenland (Nuuk, Sisimiut et Aasiaat) que dans celles nord du Groenland (Young Sound et Qaanaaq). Les résultats obtenus par Sejr et al. (2009) et Blicher et al. (2007) et par la présente étude suggèrent donc que, pour ces trois organismes benthiques, les performances de croissances seraient meilleures dans les sites sub-arctiques que dans les sites arctiques. Pour confirmer la

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généralité de ces résultats, d’autres comparaisons de populations de la même espèce benthique entre sites arctiques et sub-arctiques devraient être réalisées. En ce qui concerne A. moerchi, il pourrait être pertinent d’analyser la croissance d’autres populations à l’échelle locale du Young Sound. En particulier, dans un site à l’intérieur du fjord (Pass Hytten), une population d’A. moerchi est connue pour atteindre des plus grandes tailles de la coquille par rapport à celle du site étudié ici (Daneborg) : il serait intéressant de comparer les performances de croissance de cette population avec celles obtenues dans cette étude.

Les différences de croissance observées dans cette étude sont très probablement le résultat d’un ensemble de facteurs environnementaux, à la fois abiotiques et biotiques, qui sont difficiles à démêler. Les facteurs principaux qui pourraient être responsables de cette différence sont la température et l’apport en nourriture. La température est un facteur connu pour influencer la croissance des bivalves (Dekker & Beukema 1999, Witbaard et al. 1999). Pour le pectinidé Adamussium colbecki, par exemple, Heilmayer et al. (2005) ont montré des taux de croissance plus élevés pour des juvéniles à 3°C que pour des juvéniles à 0°C, ce qui implique que même des légers changements en température peuvent affecter le taux de croissance. Au Young Sound, la température de l’eau dans le site où les bivalves ont été prélevés est d’environ -1.5°C, avec des augmentations pendant l’été pouvant atteindre 0.5°C (voir Fig. 13 dans l’introduction générale). Dans le site échantillonné au Kongsfjorden, la température présente des variations saisonnières plus importantes, pouvant varier entre -1°C et 7°C (voir Fig. 12 dans l’introduction générale). Il serait donc possible que les différences de taux de croissance observées soient dues à la température plus élevée dans le site sub-arctique étudié.

Avec la température, l’apport en nourriture un autre facteur principal pouvant influencer la croissance chez les bivalves. En réfléchissant de manière générale sur la faune marine de l’Antarctique, Clarke (1988) a proposé que l’apport en nourriture représente un facteur plus déterminant que la température pour expliquer la croissance lente des organismes dans ces milieux. En Arctique, l’apport en nourriture au benthos peut être relié à la production primaire pélagique, qui à son tour est corrélée négativement avec le couvert de glace. Par exemple, étudiant Arctica islandica dans la

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Mer du Nord, Witbaard (1997) a conclu que les taux de croissance de ce bivalve sont mieux corrélés, plus qu’à la température de l’eau, à la production primaire, qui serait liée à un apport plus important de nourriture au benthos. Dans le cas de la présente étude, la production primaire estimée pour les deux sites est très différente, en relation avec la période libre de glace. Au Young Sound, la production annuelle phytoplanktonique est estimée à seulement 10 g C m-2 (Rysgaard et al. 1999). Les estimations de production primaire pélagique au Kongsfjorden sont de 35-50 g C m-2 y-1

(Rysgaard et al. 1999, Hop et al. 2002), même si une variabilité temporelle importante a été observée. Dans le chapitre 1 de cette thèse, il a été mis en évidence que l’environnement trophique d’A. moerchi n’est pas le même, avec une importance majeure des diatomées au Young Sound et des sources plus diversifiées au Kongsfjorden. Toutefois, il est difficile d’inférer de ces données une quantification des apports en nourriture reçus dans l’année. En revanche, le fait que le site du Young Sound soit considéré comme moins productif que le site du Kongsfjorden amène à penser que les différences dans les taux de croissance pourraient être dues, en plus qu’à la température, à l’apport de nourriture plus prolongé pour A. moerchi dans le site sub-arctique par rapport au site arctique. Une étude en conditions expérimentales, comme celle réalisée par Witbaard (1997) sur Arctica islandica, pourrait permettre de comprendre le rôle spécifique joué par la température et l’apport en nourriture sur la croissance coquillère d’A. moerchi.

D’autres facteurs qui pourraient être envisagés pour expliquer la différence observée dans la croissance incluent la bathymétrie et la présence des parasites (Sejr et al. 2009). Pour expliquer les différences dans les taux de croissance, Sejr et al. (2009) prennent en compte le facteur de la bathymétrie considérant que les consommateurs benthiques reçoivent plus de nourriture dans des zones peu profondes que dans des zones profondes, où la quantité et la qualité de la matière organique qui atteignent le benthos sont supposées être moindres (Gaillard et al. 2015). Toutefois, les bivalves au Kongsfjorden ont été récoltés à une profondeur moyenne de 8 m et ceux du Young Sound entre 15 m et 25 m, et cette différence ne semble pas suffisamment importante pour justifier des taux de sédimentation de matière organique radicalement différents. La présence de parasites pourrait aussi influencer la croissance des bivalves. Le

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problème de l’érosion rencontré dans les analyses sclérochronologiques nous a amené à avancer l’hypothèse que la population du Young Sound serait davantage affectée par des parasites microperforants : une étude sur les huîtres perlières a mis en évidence ce phénomène chez l’huître Pinctada margaritifera (Mao Che et al. 1996). Toutefois, cette hypothèse reste à confirmer, et par ailleurs on peut se demander si cette érosion pourrait avoir des conséquences importantes sur A. moerchi au point d’affecter sa croissance. Pour conclure, la température de l’eau et l’apport en nourriture semblent être les facteurs les plus probables pour expliquer les différences de croissance observées dans cette étude. Cette étude a également mis en évidence que les anomalies de croissance mesurées dans la dent cardinale d’A. moerchi, représentées par l’indice de croissance standardisé (SGI), peuvent être significativement correlées avec des indices représentant des variations naturelles du climat. Les conditions océanographiques dans les écosystèmes marins sont influencées par des conditions atmosphériques régionales, qui peuvent être exprimées dans des indices comme l’Oscillation Nord-Atlantique (NAO), l’Oscillation Arctique (AO) et l’Oscillation de l’Océan Arctique (AOO, Proshutinsky & Johnson 1997, Carroll et al. 2011a) : ces indices traduisent des oscillations cycliques entre différentes phases à l’échelle décennale. Ces oscillations peuvent influencer les conditions environnementales locales et cette influence climatique peut être observée sur les communautés benthiques (Carroll et al. 2011a). L’indice AOO a été proposé par Proshutinsky & Johnson (1997) pour mesurer l’intensité et le sens de la circulation des vents dans l’Océan Arctique. Dans l’Archipel du Svalbard, l’oscillation traduite par l’indice AOO semble être un régulateur majeur des processus écosystémiques : Carroll et al. (2011a) ont montré une corrélation positive entre cet indice et les anomalies de croissance (SGI) dans la coquille des bivalves Serripes groenlandicus dans de nombreux sites atour de l’Archipel. Dans notre étude, une corrélation positive entre le SGI dans les coquilles d’A. moerchi et l’AOO a été également observée dans le site du Kongsfjorden, confirmant que l’oscillation traduite par l’AOO a une influence sur les communautés benthiques au Svalbard. Par contraste, cet indice n’est pas significativement corrélé avec le SGI d’A. moerchi au Young Sound. En revanche, la significativité des corrélations négatives avec le NAO et l’AO pourrait traduire une influence de ces oscillations atmosphériques sur l’écosystème du fjord arctique du Young Sound. Par ailleurs, des

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anomalies de croissance positives ont été observées dans les populations de deux sites dans la partie récente de la coquille, à partir d’environ 2005 pour le Young Sound et d’environ 2000 au Kongsfjorden, où la tendance à l’augmentation de la valeur du SGI est plus nette. Ces anomalies de croissance positives pourraient traduire des plus grands apports en nourriture dans la période récente. Tenant compte du fait que le couvert de glace a diminué dans les deux sites dans les dernières années (avec une baisse particulièrement nette au Kongsfjorden), il est possible d’envisager que ce phénomène cause une augmentation de la durée de la saison productive et donc potentiellement des plus grands apports en nourriture aux organismes benthiques. Ce lien potentiel entre diminution du couvert de glace et anomalies de croissance dans la coquille des bivalves dans la période récente est particulièrement intéressant à explorer, surtout dans le contexte des changements climatiques en Arctique. Cependant, pour soutenir et tester cette hypothèse, il serait nécessaire de : a) utiliser plus d’individus pour obtenir des SGI (seulement 10 individus par site ont pu être utilisés dans cette étude) ; b) obtenir des SGI sur d’autres espèces de bivalves filtreurs dans les mêmes sites, et vérifier si des anomalies de croissance positives dans les années récentes sont également observées.

5. Conclusions

Les études réalisées en sclérochronologie et sclérochimie sur les bivalves du complexe A. borealis se sont focalisées principalement sur la composition en isotopes stables de l’oxygène comme indicateur de la salinité. Cette étude, faisant suite à celle de Gaillard (2016), a visé à explorer le potentiel de bioarchive pour l’espèce A. moerchi appartenant au complexe borealis (Petersen 2000). En étudiant deux populations de cette espèce dans un fjord arctique et un fjord sub-arctique, cette étude a permis de :

1) Corroborer l’hypothèse de la formation annuelle des stries de croissance chez cette espèce, avec une méthode de validation complémentaire à celle utilisée par Gaillard (2016) ;

2) Discuter le potentiel de certains ratios élémentaires, en particulier le Ba/Ca et Mg/Ca, comme indicateurs de l’environnement. Une calibration serait nécessaire pour la validation de ces indicateurs et pourrait être réalisée sur des individus

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d’A. moerchi de 30-40 ans, dans des sites où les mesures de paramètres in situ sont disponibles pour une ou deux décennies ;

3) Montrer que les conditions environnementales contrastées des deux sites étudiés se traduisent dans des différences des patrons de croissance (performances de croissance et anomalies de croissance.

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Chapitre 4. Potentiel des bivalves fossiles d’Astarte moerchi pour la