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Ce passage suggère aussi, ce qui apparaît dans plusieurs entretiens, que si les enfants du premier lit sont difficiles

F IGURE 5 E NSEMBLE DES VIOLENCES AU SEIN DU FOYER MATERNEL

29 Ce passage suggère aussi, ce qui apparaît dans plusieurs entretiens, que si les enfants du premier lit sont difficiles

à intégrer dans le nouveau foyer parental, les parents s’en détachent aussi, affectivement. C’est ce qui s’est produit pour Taina, dont les parents se sont séparés et remis en ménage chacun de leur côté.

La difficulté partagée des auteurs et des victimes à échapper à la distribution des rôles et aux scripts interactionnels témoigne de la puissance des agencements situationnels à reproduire la violence, une fois la distribution des positions effectuée et la trame dramaturgique établie.

12.3. Le difficile desserrement des liens

Au même titre que l’étayage d’un agencement situationnel nécessite un travail interactionnel, la sortie de la violence requiert donc un engagement symétrique pour défaire l’architecture des attachements qui lui est propre. Celui-ci peut s’exercer de diverses manières. Très souvent, ce travail relationnel passe cependant par une prise de distance physique qui met plus ou moins durablement la ou les victimes hors de portée des violences, des interactions en face-à-face.

Heimata s’est ainsi soustraite à la violence en quittant Tahiti pour faire retraite dans une congrégation religieuse à Montréal, au Canada. Cela lui a permis de renégocier ses attachements familiaux, à distance du foyer. Son départ a d’ailleurs ébranlé son père, conscient qu’elle était partie pour fuir sa violence ; cela a été ainsi le point de départ d’une lente transformation de son comportement, accélérée par la peine de prison avec sursis pour violences conjugales, dont il écopa. Jacqueline a pu prendre un appartement avec sa grand-mère pour échapper un temps à la maison familiale et à ses violences. Āahiata, pour s’arracher à sa relation, a fait en sorte de quitter Raiatea pour Tahiti, au motif d’une reprise d’études. Taina, Heihere et Maina se sont mises à la rue pour échapper aux violences vécues au sein de leurs familles respectives. Taina, plus tard, Heihere, Herenui et Germaine ont donné des enfants en adoption afin de les éloigner d’un foyer violent. Du côté des auteurs, Aimana, lucide, exprime le souhait de partir pour la métropole afin d’échapper aux relations qui l’amènent, sans cesse, à rejouer sa violence sans parvenir à la juguler. Ces différents cas soulignent deux faits particulièrement significatifs : l’importance de la rupture spatiale (la mise à distance), et le fait qu’elle dépend fortement des ressources disponibles des victimes – ressources économiques, sociales, présence de tiers aidants, capital scolaire, etc. Heimata est issue d’une famille aisée, dotée d’un fort capital économique, qui plus est contrôlé par sa mère. Āahiata s’est appuyée sur son capital scolaire et l’aide financière de ses parents – son père est entrepreneur – pour emménager dans un appartement avec son frère, à Papeete, dans le cadre d’une reprise d’études. Taina, Heihere et leur jeune sœur ont fui le domicile des parents adoptifs, encore mineures, sans rien d’autre que leurs vêtements. Elles ont pu cependant compter sur la solidarité de leurs frères, déjà à la rue. Taina s’est trouvée à la rue, seule, à 10 ans, après avoir fui le domicile de son grand-oncle. Elle s’est constitué un petit groupe d’amis, enfants et préadolescents, certains à la rue comme elle, d’autres non. Enfin, Tino a fini par prendre avec lui ses deux jeunes frères, fuir le domicile et se cacher en forêt, sur la presqu’île de Tahiti, ne s’aventurant hors du couvert végétal que pour passer la nuit sur la plage, vivant de cueillette et de chapardages.

Si la distance physique est importante, ce n’est pas seulement parce qu’elle neutralise la violence, en supprimant les interactions en face-à-face. C’est aussi parce qu’elle redistribue les attachements et modalise leur valeur affective. La distance peut ainsi révéler ou éclairer l’intensité du manque de l’absent, susciter la nostalgie, voire le désespoir du côté des auteurs ou des victimes, déstabiliser les configurations relationnelles entre les protagonistes restants par soustraction d’un rôle interactionnel, révéler à lui-même la capacité du partant à survivre à la rupture, etc. Bref, l’épreuve de la distance, de la

rupture interactionnelle et du « dépaysement affectif » stimule la réflexivité des protagonistes et peut enclencher un processus de réversion de la violence, en modalisant l’agencement situationnel.

Comme on l’a vu, ce processus de rupture ou de négociation des attachements par la distance est grandement facilité par le développement de nouveaux attachements, avec des personnes, des objets et des lieux étrangers à la situation de violence. Le processus de détachement va ainsi, souvent, de pair avec un processus de rattachement (Latour, 2000), qui facilite et consolide la transition hors de la violence, en ancrant les personnes dans d’autres agencements (pacifiés), c’est-à-dire dans d’autres rôles sociaux, dans d’autres interactions, dans d’autres dramaturgies relationnelles, dans d’autres lignages situationnels. Jacqueline a ainsi pu s’appuyer sur ses amis à l’université pour reconstruire un sens axiologique lésé par l’enfermement dans les violences familiales, et mettre ainsi sa situation en perspective. Āahiata a été soutenue par ses camarades de promotion, qui l’ont appuyée et confortée dans sa rupture conjugale, maintenant son ex-conjoint à bonne distance. Maud a été sortie de son couple par sa mère, qui lui a interdit de revoir son ex-conjoint, ce qu’elle a pu faire en étant obéie grâce à la relation de soin et de reconnaissance qu’elle avait su nouer avec sa fille. Françoise s’est appuyée sur le personnel du foyer d’accueil où elle résidait avec Steven, à l’initiative de ce dernier, pour renégocier sa position au sein des interactions violentes, en faisant intervenir les travailleurs sociaux pour maîtriser son conjoint.

Pour d’autres, l’incarcération est l’occasion, pour la victime, de rompre les liens, sans que cela ne garantisse une sortie apaisée lors de la libération de l’auteur. D’autres formes d’intervention sont elles-

mêmes perçues comme des violences, à l’instar des situations de placement expérimentées par

plusieurs enquêtés ou des situations de retrait de la responsabilité parentale et de placement d’un enfant, vécues par Heihere, Maina, Germaine, Tino ou Hanaiti.

Il faut souligner aussi que l’urgence du rattachement peut conduire au développement de nouvelles relations violentes. C’est particulièrement le cas des femmes à la rue, obligées de trouver un tāne au plus vite afin de bénéficier de la protection d’un homme, dans un milieu rude, relation qui tend elle-même souvent à régresser dans la violence, du fait notamment des conditions de vie (promiscuité, absence d’intimité, problèmes de santé, compétition pour des ressources rares, etc.)

Cela dit, l’enfermement dans la violence est parfois si fort qu’il oblitère toute perspective, conduisant alors à des formes graves de désespérance, du côté des victimes comme des auteurs, qui peuvent s’engager dans des formes d’« agentivité négative » (Wardlow, 2006). Le sentiment d’une impasse indépassable a ainsi conduit Hanaiti à faire une tentative de suicide, suivie d’un séjour en hôpital psychiatrique, puis d’une seconde tentative de suicide, par pendaison30 :

« Pourquoi ? Parce que tu sais après tout ce que tu as vécu, t’as tout perdu dans ta vie. T’as perdu quoi ? T’as perdu ta maman quand tu avais 9 ans et demi, t’as été violée par tes propres cousins, ton propre tonton. T’as été battue par ta propre famille… Tu as tout vécu ce que tout le monde ne veut pas voir dans sa vie. Mais moi mes frères et sœurs on a vécu tout ça. »

Taina, tout au long de sa « carrière de violences » a fait plusieurs tentatives de suicide.

Vahiana déclare avoir eu des pensées suicidaires quotidiennes lorsqu’elle vivait avec sa famille fa’a’amu.