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Des parties actives dans la procédure : l’initiative du relevé d’office 94

Plutôt que de distinguer de nouveau le relevé d’office de l’irrecevabilité et de l’incompétence d’une part et celui des questions de fond de l’autre, il convient à ce stade de fondre ces caté- gories. En effet, l’analyse attentive de la jurisprudence de la Cour aboutit à une distinction toute différente : en matière d’appréciation de validité, le renforcement du rôle des interve-

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nants est effectif seulement en apparence et limité en réalité (§ 1). En revanche, quant à la recevabilité, la compétence ainsi qu’à l’interprétation, ce renforcement est bien réel (§ 2).

§ 1 – Un renforcement relatif du rôle des parties

En matière d’appréciation de validité, il est arrivé fréquemment que la Cour apprécie, face à des questions larges422

ou en cas de transformation d’une question en interprétation en une appréciation de validité423, les moyens d’invalidité invoqués par les parties au principal, ou

encore qu’elle accepte de rajouter, à la demande de celles-ci, une question en appréciation de validité aux questions déférées par le juge a quo424

. En apparence, l’on devrait conclure à un renforcement important du rôle des parties au principal dans la mesure où celles-ci peuvent inciter la Cour à apprécier des moyens d’invalidité non avancés par le juge auteur du renvoi, voire même à ajouter une question non posée par celui-ci. Or, il convient de limiter le propos. Ce renforcement apparent n’en est en réalité pas un ou du moins n’est que relatif.

En effet, lorsque le juge national défère à la Cour une question en appréciation de validité posée de façon large, sans référence au moindre moyen d’invalidité alors que les parties au litige ont contesté, devant lui, cette validité, l’on peut estimer qu’il « a fait siennes » les ar- gumentations des parties au principal425

. Dès lors, le rôle des parties ne se trouverait nullement renforcé426

; le relevé d’office serait limité à la recherche des moyens d’invalidité contenus de façon implicite dans l’ordonnance de renvoi et donc inspirés par cette dernière. Si les parties ont pu exercer une influence, celle-ci a eu lieu en amont de la décision de renvoi, sur le plan de la procédure nationale, et s’est seulement prolongée au stade de la procédure préjudicielle devant la Cour de justice. C’est une influence par ricochet que les parties au principal exer- cent sur le pouvoir du relevé d’office de la Cour de justice ; sur un plan purement conceptuel, ce n’est pas une véritable initiative. C’est ainsi que pourrait s’expliquer le relevé d’office du moyen d’invalidité tiré de l’absence de publicité dans l’affaire « Rotterdam » et le rejet des

422 Voir en ce sens : arrêts préc. Royal Scholten-Honig, pt. 16; Pinna, pt. 10; Erhardt-Renken, pts. 7, 11, 13, 15;

Sermes, pt. 13; Driessen, pt. 20; Accrington Beef, pt. 48.

423 Arrêt Jean-Jacques Paris préc., pt. 9. 424 Arrêt Roviello préc., pt. 9.

425 Concl. de l’Avocat général R

EISCHL,du 20 juin 1978, sous l’affaire Royal Scholten-Honig, spéc. p. 2012; voir aussi : concl. de l’Avocat général TESAURO, du 27 mai 1997, sous l’affaire Eurotunnel, pt. 23 : « Il y a tout lieu

de supposer qu’en pareils cas la Cour a estimé que le juge a quo, pour décider de la saisine, s’était fondé sur les moyens invoqués par les parties. ».

426 Voir toutefois l’analyse menée par G. B

EBR, « Examen en validité », op. cit., spéc. p. 388 : « La souplesse de

la Cour pourrait à la longue modifier, en fait, la nature originaire de la procédure. […] [S]i les juridictions nationales ne précisent les moyens de non-validité que de façon générale ou laconique, il est évident que les arguments soulevés par les parties revêtiront, de par la force des choses, une importance décisive. De ce fait, ce sont les parties qui sont conduites à orienter, pour ne pas dire dominer, la procédure devant la Cour, procédure que la juridiction nationale a simplement initiée. […] [L]a procédure d’examen en validité finira presque par s’identifier, un jour, à une véritable voie de recours des particuliers. ».

autres moyens d’invalidité avancés par les parties au principal. Seul ce premier moyen pou- vait être déduit de la motivation de l’ordonnance de renvoi, alors que les autres moyens « ex-

posés au cours de la procédure écrite et des audiences », paraissaient « totalement nouveaux par rapport à la décision de renvoi et tend[aient] à élargir cette dernière »427

.

Ce même raisonnement pourrait s’appliquer à chaque fois que la Cour fait découler la trans- formation d’une question en interprétation en une question en appréciation de validité du li- bellé et de la motivation de l’ordonnance de renvoi et l’apprécie eu égard aux moyens invo- qués par les parties au principal428. Dans la mesure où le juge national entend, en réalité, être

éclairé sur la validité de la disposition litigieuse, l’on peut en déduire qu’il a fait siens les moyens d’invalidité avancés par les parties devant lui.

Cette analyse est encore corroborée par l’arrêt Hessische Knappschaft : c’est précisément la demande du relevé d’office de l’invalidité de la disposition litigieuse dont seule l’interprétation était demandée qui amena la Cour de justice à poser explicitement le principe d’une « procédure non contentieuse, étrangère à tout initiative des parties »429

et à décliner leur capacité à faire changer la teneur des questions. La limitation récente du pouvoir de rele- ver d’office des moyens d’invalidité supplémentaires en présence de questions précises sou- tient également cette approche.

S’il est difficile de parler d’un renforcement effectif du rôle des parties au principal et des autres intervenants devant la Cour de justice, ces derniers ne seront pas dépourvus de toute initiative : notamment, l’on pourrait penser que l’invocation d’un moyen d’ordre public soit susceptible d’inciter la Cour à le relever d’office. Ou encore, l’on peut imaginer que les par- ties attirent l’attention de la Cour sur le fait que son interprétation risque de conduire à une invalidité de la norme interprétée430. Ce sont toutefois des cas assez rares. D’où la relativité de

ce renforcement de leur rôle. En revanche, dans les deux autres situations de relevé d’office, les parties et autres intervenants exercent une véritable influence sur la Cour de justice la- quelle s’inspire très fréquemment de leurs argumentations.

427 Concl. de l’Avocat général R

OEMER, du 16 décembre 1963, spéc. pp. 53-54. Voir toutefois, en sens contraire : arrêt Winzersekt préc., pt. 19 : la Cour s’est fondée expressément sur les observations produites dans les mé- moires et les débats devant elle. Elle s’est ainsi émancipée de l’ordonnance de renvoi et des moyens y contenus.

428 Voir notamment l’arrêt Roviello préc., ainsi que les concl. de l’Avocat général M

ANCINI du 22 janvier 1987 sous cette affaire, pts. 5-6.

429 Arrêt Hessische Knappschaft préc., spéc. p. 1199.

430 C’est ainsi qu’à notre sens dans les affaires Lenoir et Weiser préc., les intervenants ont exercé une véritable

§ 2 – Un renforcement effectif du rôle des parties

C’est essentiellement pour les questions préalables de compétence et de recevabilité ainsi que pour les problèmes d’interprétation que l’initiative des parties et autres intervenants exerce une influence considérable sur la Cour de justice. Très fréquemment, leur vigilance conduit au relevé d’office. Si dans certains cas ce sont les parties au principal qui sont à l’origine du re- levé d’office431

, ou encore un ou plusieurs gouvernements qui interviennent dans la procé- dure432, dans la plupart des cas c’est la Commission qui initie le relevé d’office433. Le Conseil

ne pouvant déposer des observations que lorsque la question porte sur la validité ou l’interprétation d’un acte dont il est l’auteur434

, ce n’est que dans ce cas qu’il propose, rare- ment, le relevé d’office435

.

A première vue, cet accroissement du rôle des parties et autres intervenants semble contraire à l’esprit même de la procédure préjudicielle en tant que procédure entre juges, non contradic- toire et sans parties. Celles-ci, a priori, sont seulement autorisées à présenter des observations sur les questions posées par le juge national. Elles ne sauraient les modifier, élargir ou faire déclarer sans objet436

. Or, l’on constate dans la procédure devant la Cour le même phénomène que devant le juge national : dans la procédure au principal, c’est ce dernier qui détermine, indépendamment des parties au litige, le besoin d’une question préjudicielle. Les parties ne

431 Pour la compétence et la recevabilité, voir par exemple : arrêts préc. Salonia, pt. 5; Durighello, pt. 7; Banca

Privada, pt. 24; Eurico Italia, pts. 11-18; ord. préc. La Pyramide, pts. 4-7; Amiraike, pt. 16. Pour les questions

d’interprétation, voir : concl. de l’Avocat général GULMAN du 24 juin 1992, sous l’affaire Belovo; concl. de l’Avocat Général VAN GERVEN, du 18 novembre 1992, sous l’affaire Keck et Mithouard, pt. 7; concl. de l’Avocat général KOKOTT, du 29 novembre 2007, sous l’affaire Paul Abraham, pt. 67; concl. de l’Avocat géné-

ral TRSTENJAK, du 4 septembre 2008, sous l’affaire Danske Slagterier, pt. 35.

432 Pour la compétence et la recevabilité voir par exemple : arrêts préc. Dzodzi, pt. 29; Vaneetveld, pt. 12; Job

Centre, pt. 6; Accrington Beef, pt. 14; Gottwald, pts. 13-14; Plus Warenhandelsgesellschaft, pts. 21-22; ord.

préc. pt. Monin I, pts. 2-3; Monin II, pts. 6-7; Saddik, pts. 8-10. Pour l’interprétation, voir par exemple : concl. de l’Avocat général TIZZANO, du 4 juillet 2002, sous l’affaire Bourrasse et Perchicot, pt. 18; arrêt Bagli Pennac-

chiotti préc., pt. 11; concl. de l’Avocat général RUIZ-JARABO COLOMER, du 13 mars 1997, sous l’affaire Romero,

pts. 20-21; arrêt Carbonari préc., pt. 52.

433 Pour la compétence et la recevabilité, voir par exemple : arrêts préc. Dzodzi, pt. 29; Telemarsicabruzzo, pt. 5;

Job Centre, pt. 6; Victoria Film, pt. 12; Salzmann, pt. 11; ord. préc. Falciola, pt. 7; Monin I, pts. 2-3; Monin II,

pts. 8-11; La Pyramide, pts. 8-9; Saddik, pt. 11. Pour l’interprétation, voir par exemple : arrêt Simmenthal préc., pt. 58; concl. de l’Avocat général TESAURO, du 2 octobre 1990, sous l’affaire SARPP, pt. 2; arrêt préc. Viess-

mann, pt. 15; Kristiansen, pt. 27; Lindfors, pt. 31; Ritter-Coulais, pt. 28; Dyson, pt. 21; Metherma, pt. 40. L’on

peut par ailleurs observer que lorsque la Cour suit, en matière d’interprétation, la proposition de la Commission, elle l’indique bien plus facilement que lorsque pareille proposition est faite par les gouvernements qui ont déposé des observations, ou encore par les parties au principal. Dans cette dernière hypothèse, l’origine du relevé d’office est révélée le plus souvent uniquement dans les conclusions et non dans l’arrêt.

434 Article 23 § 1 et 2 du statut de la Cour de justice.

435 Voir par exemple : arrêts préc. Crispoltoni I, pt. 9; Crispoltoni II, pt. 15. Il devrait en être ainsi également des

autres institutions, et aujourd’hui organes ou organismes, appelés à déposer des observations seulement lorsque la question porte sur un acte dont ils sont l’auteur (article 23 du statut de la Cour).

436 Arrêt Hessische Knappschaft préc., spéc. p. 1199. Pour des confirmations plus récentes, voir : arrêt Kainuun

Liikenne préc., pt. 23; CJCE, 15 octobre 2009, Hochtief AG, aff. C-138/07, non encore publié au Recueil, pt. 21.

sauraient le contraindre à saisir la Cour de justice437

. Néanmoins, elles peuvent exercer une influence non négligeable sur la décision du juge national, attirer son attention sur le besoin d’une question préjudicielle et faire des propositions de formulation438

. En même temps, leur intervention n’est pas un préalable nécessaire au relevé d’office, le juge national pouvant y procéder d’office439

. Devant la Cour de justice, les intervenants agissent de la même façon : ils ne sauraient la contraindre ni à rejeter la question pour incompétence ou irrecevabilité, ni à interpréter des normes auxquelles le juge national n’a pas fait référence, ni encore à répondre à de nouvelles questions non posées par ledit juge440. En revanche, les parties et autres inter-

venants sont en droit de proposer à la Cour de se saisir de la question de sa compétence, de l’irrecevabilité d’un renvoi ou encore de modifier la question en interprétation telle qu’elle a été posée. La Cour apprécie ensuite discrétionnairement le besoin du relevé d’office. L’initiative des intervenants n’est pas nécessaire pour l’autoriser à relever d’office de telles questions. Si les intervenants peuvent ainsi exercer une forme de ‘droit d’initiative‘, celui-ci ne saurait être une prérogative absolue, sa réalisation restant toujours soumise à la discrétion de la Cour de justice441

.

Ainsi interprété, ce rôle innové des parties et autres intervenants n’est pas nécessairement contraire à la jurisprudence traditionnelle sur le poids des parties dans la procédure préjudi- cielle. Plus encore, celle-ci reste, essentiellement, une procédure de juge à juge. Ce sont les deux juges qui sont appelés à déterminer l’étendue des questions. A cette fin, ils peuvent s’inspirer de l’argumentation des parties, sans devoir en tenir entièrement compte. Les inter- venants sont donc certes des acteurs de la procédure préjudicielle, sans en être pour autant les « protagonistes »442

. Leur rôle est auxiliaire mais particulièrement important443

. C’est grâce à

437 Arrêt Mattheus préc., pt. 5. 438 Voir en ce sens : P

ERTEK J., op. cit., spéc. pp. 49-50.

439 Arrêt Salonia préc., pt. 7.

440 C’est ainsi qu’il faut, à notre sens, comprendre la formule de l’arrêt Hessische Knappschaft préc., selon la-

quelle « la faculté de déterminer les questions à soumettre à la Cour étant […] dévolue au seul juge national, les

parties ne sauraient en changer la teneur, ni les faire déclarer sans objet » et « la Cour de justice, à la requête d’un plaideur, ne saurait […] être contrainte de se saisir d’une question dont l’initiative revient non aux parties mais à la juridiction nationale elle-même » (pp. 1198-1199).

441 Voir en ce sens aussi : A

NDERSON D.W.K., op. cit., spéc. p. 289 : ‘la pertinence de la question supplémen-

taire doit être évidente pour la Cour : elle ne répondra pas à une question qui ne s’était pas posée pour la juri- diction de renvoi simplement parce qu'une ou plusieurs des parties (ou un Etat membre intervenant ou une insti- tution de la Communauté) le désire’ (« The relevance of the additional question must however be apparent to the Court : it will not answer a question which did not appear to trouble the referring court simply because one or more of the parties (or an intervening Member State or Community institution) thinks it desirable », traduction

libre).

442 On peut ainsi affirmer, avec le professeur J. P

ERTEK que la procédure préjudicielle instaure un rapport entre « deux catégories de juges qui sont les deux protagonistes de cette coopération » que sont la Cour de justice et les juge national : op. cit., spéc. p. 2.

443 Pour mesurer cette influence considérable des parties, il suffit de rappeler que dans l’affaire Keck et Mi-

thouard préc., c’est sur proposition du gouvernement français que la Cour a statué sur la libre circulation des

l’influence qu’exercent les parties et autres intervenants sur le relevé d’office que leur rôle dans la procédure s’affermit.

Si le relevé d’office peut procéder de la seule initiative de la Cour de justice ou encore de l’initiative de l’une des parties intervenantes, il convient de protéger le droit d’intervention des autres parties, dans la mesure où seule l’ordonnance de renvoi leur est notifiée.