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Les romans idéaux sont connus pour évoquer le coup de foudre que vivent les protagonistes, ainsi que pour se livrer à des descriptions de l'anatomie de l'amour et des émotions confuses, partie intégrante du genre. Puisque un des buts de cette recherche est de justifier l'appartenance de Joseph

et Aséneth aux romans d’amour grecs, il est logique de commencer cette étude comparée par celle

du moment où les personnages tombent amoureux l’un de l’autre et des conséquences d’ordre physique et affectif de cette expérience. Cette partie commence par une analyse de Joseph et

Aséneth, qui est suivie d’une étude des Éthiopiques et se termine par une conclusion comparative

entre les deux.

L'amour érotique et spirituel d'Aséneth

un roman d’amour, il faut en analyser trois aspects : le coup de foudre, le rejet de l'héroïne par le héros et les moments où Aséneth languit d'amour.

L’histoire d'Aséneth est présentée, dès ses premières lignes, comme un mélange de récit biblique et de roman d'amour. L'œuvre commence par une tournure typique des récits bibliques grecs : Καὶ ἐγένετο (1.1). L’héroïne est ensuite présentée d'une manière qui rappelle les héroïnes romanesques grecques : on la compare aux figures féminines de la tradition juive Sarah, Rebecca et Rachel ; elle est dite la plus belle fille du monde et les hommes sont prêts à guerroyer pour l'épouser, ce qui rappelle le personnage d’Hélène. D'ailleurs, la figure de Pénélope est également sous-entendue dans le refus qu’oppose Aséneth aux prétendants, puisqu’elle est dite dédaigneuse de tout homme.

Alors qu’elle a refusé le mariage avec Joseph proposé par son père, Aséneth souffre terriblement lorsqu'elle voit cet homme pour la première fois (6.1). Le lecteur comprend sa réaction comme un condensé du topos du coup de foudre, tradition littéraire qui remonte à Sappho. Le coup de foudre d'Aséneth témoigne de la violence de l'amour, qui est une émotion qui passe par la vue, ainsi que de la combinaison des effets physiques et sentimentaux de cette passion. Pourtant, l'amour n'est pas explicitement mentionné. Si le lecteur est bon connaisseur des canons littéraires grecs, il reconnaît aisément dans cette description la profonde passion charnelle que ressent la protagoniste. Cette passion est renforcée dans le passage 8.8, lorsque Joseph refuse d'embrasser Aséneth à cause de son idolâtrie. Cette scène éloigne Joseph et Aséneth des romans grecs, car elle ne présente pas la symétrie entre le héros et l'héroïne typique des amours idéales : en effet, Joseph pose sa main sur la poitrine d'Aséneth, entre les seins, mais refuse de l’embrasser sur la bouche. La réaction d'Aséneth souligne tous les aspects érotiques, tant physiques qu’émotifs, du passage 6.1.

Par contre, Joseph consent à bénir Aséneth. Cette bénédiction crée chez l'héroïne des émotions fortes, présentées comme une accumulation asyndétique de substantifs abstraits, manière typiquement romanesque de décrire les passions. Loin de n’être qu’un éloge de la passion charnelle, les souffrances d'Aséneth en 9.1 permettent un premier glissement explicite entre le désir érotique et le désir religieux. Ce dernier va lui inspirer ses prochains gestes rituels, car elle va détruire ses idoles, renoncer à ses beaux vêtements, se revêtir d'un tissu grossier et se lamenter dans une mare de larmes mêlées de cendres. L’enchaînement des passions de l'héroïne la mène d'une expérience érotique à ce moment de crise religieuse. Cette fusion de l'érotique et du religieux devient l'élément clef de Joseph et Aséneth.

L'amour philosophique dans Les Éthiopiques

Le roman d'Héliodore présente au lecteur une histoire alambiquée. Commençant in medias

res, il ne parvient à la scène du coup de foudre entre les protagonistes qu'au livre 3. Donc, il n'est

pas surprenant que le héros et l'héroïne tombent amoureux l'un de l'autre, car le récit et le genre les y obligent. Cependant, la narration de cette scène n’est pas objective. Ce moment de l'histoire se trouve dans le récit odysséen de Kalasiris. Cette subjectivité est importante dans une analyse de l'amour de Chariklée et de Théagène.

Le couple des amoureux de ce roman est typique du genre : ils sont jeunes, beaux et d’un milieu aisé. Néanmoins, Chariklée et Théagène refusent de se marier : Chariklée vénère la chasteté et la virginité comme étant quasi divines (2.33.5) et Théagène n'a jamais trouvé la femme qui méritât ses attentions. Ces refus obstinés rendent leur premier contact encore plus dramatique. Le moment du récit où les yeux des protagonistes se croisent puise dans les conventions du genre : on reconnaît les réactions physiques et psychologiques des personnages, car Kalasiris décrit la fusion instantanée des âmes, mais on retrouve également la violence de l'amour, car on nous dit que leur cœur est envahi par cette émotion. Pourtant, Héliodore ne recourt pas aux topoï du coup de foudre comme à une simple ornementation littéraire, mais les approfondit par l'ajout de références philosophiques, en particulier platoniciennes. Une étude minutieuse de ce passage dévoile une chose tout à fait étonnante : malgré des images de toute évidence platoniciennes, qui rappellent les traités, à l’époque populaires, du Phèdre et du Banquet, le vocabulaire est nettement plus tardif, incluant nombre de mots renvoyant bien plus souvent à des écrits chrétiens qu'à des traités de Platon. Cela ne constitue pas la preuve qu'Héliodore ait été chrétien, mais n’en témoigne pas moins de la religiosité philosophique de ce passage.

Dans les Éthiopiques, ce coup de foudre entraîne de lourdes conséquences : chez l’un et l’autre des deux protagonistes, il engendre leur indifférence à tout et l’arrêt de leurs activités quotidiennes. D'un côté, ce que vit Théagène est un amour typique des romans : il désire ardemment Chariklée. Kalasiris lui offre son aide pour sortir de Delphes avec la fille de ses rêves. De l'autre côté, l'héroïne souffre d'une véritable maladie, dont aucun médecin ne discerne la cause. Ce qu'elle éprouve semble un grave malaise, qui crée une grande souffrance intérieure. Kalasiris est finalement le seul qui comprenne les symptômes du mal de la jeune femme et lui seul sera en mesure de l'aider. Au vu de l'ampleur des symptômes et de la description qui en est faite en ce qui concerne Chariklée, on peut conclure qu’Héliodore porte sur ce désir érotique qu’éprouvent les femmes un jugement

négatif, voire honteux. Malgré la passivité des protagonistes, c'est le dynamisme du prêtre égyptien qui fait avancer la trame narrative. Ces moments de souffrance, ainsi que le coup de foudre, relaté uniquement par Kalasiris, donnent à ces écrits une morale, mais constituent surtout des moments où Kalasiris se révèle le vrai héros de son récit odysséen.

Conclusion comparée

Les deux études de cas soulignent non seulement la violence, mais aussi le mélange d'émotions et de réactions physiques et affectives qu'attend un lecteur des scènes de passions naissantes dans les romans de l’Antiquité. Tous deux fournissent des exemples du recours qui est fait aux topoï génériques à des fins édifiantes, et donnent le moyen d'introduire des idées morales, religieuses ou philosophiques. Ces œuvres n'offrent pas de l'érotisme pour le simple plaisir du lecteur, mais un érotisme rhétorique à visée spirituelle. Bien que son intention soit différente,

Joseph et Aséneth mérite tout autant que Les Éthiopiques le statut de roman.

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