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La participation des enfants aux pratiques de littératie familiale : une forme de communauté de pratique

Dans la théorie des CoP, la taille d’une communauté correspond à un niveau d’analyse d’une

pratique locale en interaction avec une pratique globale. Il ne s’agit ni du niveau d’analyse

d’une culture ni d’un niveau d’analyse individuel cependant l’interaction local/global participe

à la négociation de sens donné à la pratique (ibid.). Laurence Charlot et Chloé Séguret (2011)

relatent, par exemple, leur expérience au sein des comités de lecture pour L.I.R.E. à Paris.

Lectrices individuelles, elles ont échangé régulièrement avec les autres partenaires de cette

action, personnels de la petite enfance et professionnels de bibliothèque. Si les réunions avaient

pour but le choix d’ouvrages, elles ont permis aussi de transformer et rapprocher la pratique de

lecture de chacun, ce qui incitent les deux auteures à parler de communauté de pratique. À la

maison, la structure mise en place par les parents ou la famille élargie et les enfants relève de

ce niveau d’analyse. Il y a une pratique familiale concrétisée à travers des habitudes, des goûts,

des lieux, des rituels particuliers qui sont liés à une pratique plus globale de lecture privée. Les

deux niveaux local et global convergent dans les lieux publics (bibliothèque ou librairie), les

préconisations venues de la presse ou des amis, et également à travers le lettré, passeur de

lecture, qui possède une culture, certes singulière, mais ancrée dans un contexte qui dépasse

l’individu. Dans les familles au capital social et culturel approprié, les échanges

parents/enfants/fratrie permettent la négociation du sens donné à la lecture pour soi : apprendre,

grandir, se développer.

Toutes les CoP ne sont pourtant pas efficaces

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. Pour qu’elle fonctionne bien il faut qu’elle soit

bien animée et soit réellement source d’apprentissage (Diane-Gabrielle Tremblay, 2005). Bien

qu’informelle, une CoP fonctionne sous l’impulsion d’une ou plusieurs personnes et seulement

si les participants peuvent y trouver matière à évoluer. Autrement dit, la participation à la

communauté doit être enrichissante. C’est sur ce principe que fonctionnent certaines

communautés virtuelles comme celle des utilisateurs de Linux qui participent au

développement du produit et communiquent par le biais de forum ou se réunissent lors

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Voir par exemple les lectures partagées qui ne sont pas forcément efficaces pour la réussite scolaire : Bonnéry

& Joigneaux, 2015

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d’évènements rituels

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. C’est aussi une stratégie commerciale pour certaines marques comme

RedBull qui promeut une pratique sportive à sensation à travers des évènements, des rituels et

des supports visuels et numériques pour vendre leur produit. De la même manière, la lecture

privée ne vient pas naturellement à l’enfant. Elle est l’œuvre d’un ou plusieurs passeurs

rencontrés sur le chemin (Frier, 2016). Ce rôle est particulier et il ne suffit pas de faire certaines

actions (lire des histoires à ses enfants ou lui acheter des livres) pour être efficient. Les actions

en question s’accompagnent d’une certaine forme d’engagement du passeur susceptible

d’entrainer celui de l’enfant.

La théorie des CoP postule que la pratique visée s’insère dans une « entreprise commune »

(Wenger, 2009) qui vise l’accès et le développement de la pratique. Elle implique

« l’engagement mutuel » des participants, engagement qui peut être hétérogène. Elle fonctionne

grâce à un répertoire partagé portant sur des mots, des objets, des réifications ou des manières

de faire. Les réifications sont des éléments de formalisation du sens attribué à l’idée qu’on se

fait de quelque chose, une sorte de synthétisation de cette idée. Elles peuvent prendre une forme

dans le langage, qu’il soit verbal, écrit ou gestuel ou dans un objet. Désigner la mort par « la

grande faucheuse » est une réification. Les logos de marques, de clubs ou d’institutions sont

également des réifications. Une réification peut aussi prendre un aspect plus subtil comme un

regard appuyé ou un froncement de sourcils. Pour Wenger la réification est associée à un

processus d’interprétation par lequel « nous nous projetons dans le monde et comme nous

n’avons pas à authentifier ces projections nous leur attribuons une existence propre » (ibid. :

64). Elles donnent donc « une forme à l’interprétation et cette forme est ensuite utilisée pour

négocier (le sens) » (ibid. : 64).

Le fonctionnement du club de sport illustre bien l’idée d’entreprise commune. Les dirigeants

d’un club travaillent non seulement à obtenir de bons résultats mais aussi à valoriser et faire

vivre le club par des actions qui soudent ses membres dans un engagement mutuel. Ils incitent

les plus anciens à encadrer ou à s’impliquer dans la gestion du club, ritualisent des réunions de

fonctionnement mais aussi festives, organisent des tournois ou rencontres au sein du club … La

participation aux actions, qu’elles relèvent ou non de la pratique sportive, génère un répertoire

partagé : des techniques, des histoires, des phrases, des gestes (réifications par exemple de

tactiques à appliquer). Pour la lecture privée, l’entreprise commune familiale vise à garantir

l’accès et le développement de la lecture privée par une série de petites actions qui engagent

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Voir par exemple « l’install party » de la Cité des sciences :

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autant le parent que l’enfant. La mise à disposition de textes entraine la création d’une

bibliothèque personnelle qu’il faut gérer ou bien d’aller régulièrement à la bibliothèque

municipale. Si l’enfant reçoit des livres en cadeaux, il s’engage à les lire. Lors des lectures

partagées, l’enfant comme le parent sont engagés dans un jeu partagé. Cela crée un répertoire

partagé constitué d’habitudes, de rituels, de textes, de souvenirs, de phrases, de gestes, de lieux

… L’entreprise commune fonctionne selon un processus dynamique reposant sur une tension

entre la participation et la réification. La négociation de sens se joue précisément dans le

maintien de l’équilibre précaire entre participation et réification (Dameron & Josseran, 2007).

Les réifications apportent un cadre qui oriente la participation. Un rituel trop figé de la lecture

partagée devient, par exemple, rapidement stérile pour l’enfant. Inversement, l’absence de

ritualisation de celle-ci ne permet pas de construire une participation active. En effet, l’intérêt

pour la communauté de pratique est maintenu par ce qu’elle offre en potentiel d’évolution.

Il faut concevoir la CoP comme une structure au sein de laquelle la participation est plus ou

moins active. Wenger distingue trois niveaux de participation en plus de la non-participation.

Elle peut être périphérique, complète ou marginale (2009). En position de participation

périphérique, le membre peut n’être qu’observateur et son niveau d’engagement est faible

tandis que celui des autres est fort vis-à-vis de lui, inversement en position complète, la

participation est forte et peut même s’apparenter au devoir de rendre des comptes publiquement.

Le niveau marginal correspond lui à une participation en déclin signe d’un mouvement vers la

non-appartenance. La trajectoire de périphérique à complète au sein de la CoP est un gage

d’apprentissage. L’expérience de la thèse est un exemple de trajectoire dans une communauté

de pratique. L’étudiant commence par assister à des conférences, lire des ouvrages, des articles,

il se documente ; sa participation est périphérique. Puis, il décide de faire une thèse et

commence à être engagé dans une trajectoire où il va peu à peu participer à différentes

recherches, à l’écriture d’articles, éventuellement faire des communications orales. Au final, il

écrit un texte qu’il devra soutenir publiquement. C’est une trajectoire au sein d’une

communauté de pratique (de recherche) qui s’achève ou se transforme à l’issue de cet

aboutissement. Pour la lecture privée, l’enfant est accompagné au long de son apprentissage de

l’autonomie avec la lecture, le temps nécessaire pour qu’il prenne des habitudes, des repères,

cultive des goûts. Au début, il voit, et peut-être observe, ses parents lire puis il écoute des

histoires et participe de plus en plus aux lectures partagées, à la vie du lecteur qui ritualise des

temps de lecture, de visite à la bibliothèque, jusqu’à lire pour lui-même. Il se met à participer à

un réseau personnel de lecteurs dans lequel le parent est plus ou moins partie prenante.

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L’histoire ne s’arrête pas là. L’enfant devenu lecteur privé partage à son tour ses découvertes

et peut devenir passeur. Même en ayant peu d’expériences, il met en commun des références,

créant ainsi un répertoire partagé.

Pour résumer, la participation et la réification sont selon la théorie des communautés de pratique

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