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PARTIE II : Enjeux et effets de la narration au nous dans Une rose pour Emily de

3. U NE ROSE POUR E MILY : LA COMMUNAUTÉ D’EXCLUSION

3.2 Le paria de Jefferson

Une des caractéristiques les plus frappantes d‟Une rose pour Emily réside dans son personnage principal : en soi, Miss Emily est véritablement un personnage, non pas uniquement au sens fictionnel du terme – bien évidemment, elle est l‟un des personnages d‟une nouvelle littéraire –, mais aussi au sens emphatique du mot, au sens mythique, presque, comme on dit d‟un oncle coloré Ah, celui-là, c’est un personnage! : « De son vivant, Miss Emily avait été une tradition, un devoir et un souci ; une sorte de charge héréditaire qui pesait sur la ville13... » Joseph W. Reed Jr. souligne également le statut extraordinaire que détient cette femme dans le village, lorsqu‟il écrit que « Miss Emily is of the “high and mighty Griersons”, who always “held themselves a little too high for what they really were.” As “the last Grierson,” she was formed in an aristocratic ethic which, for instance, “would not think seriously of a Northerner, a day laborer14.” » Elle est donc à la fois le personnage principal et l‟enjeu absolu du texte, puisque sans Miss Emily, pas de récit : l‟intrigue s‟articule complètement autour d‟elle. Néanmoins, si elle est le personnage principal de la nouvelle, elle n‟en est pas du tout la narratrice ; en fait, elle constitue le moteur dramatique, la seule et unique, la longue observation du narrateur, mais elle ne dispose d‟aucune voix. La narration est confiée à un tiers auquel nous reviendrons plus loin.

Bien évidemment, d‟autres incidents et anecdotes sans lien avec Emily ou la famille Grierson se déroulent sans aucun doute à Jefferson durant les trente ans que couvre le récit, mais le narrateur nous impose son regard, qui est sans arrêt fixé sur une seule personne. Il s‟agit là d‟un jeu assez fascinant, qui n‟est pas sans accentuer l‟effet d‟étrangeté que produit Miss Emily sur le lecteur. Cette femme au triste destin est décrite tout au long de la nouvelle avec un brin d‟ironie, de voyeurisme, et avec la distance de celui qui veut tout savoir, tout observer, sans jamais s‟approcher, sans jamais tremper dans le tragique de la singulière Emily : « Son ossature était mince et

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frêle. C‟est peut-être pour cela que ce qui chez une autre n‟aurait été que de l‟embonpoint, était chez elle de l‟obésité. Elle avait l‟air enflée, comme un cadavre qui serait resté trop longtemps dans une eau stagnante, elle en avait même la teinte blafarde. Ses yeux, perdus dans les bourrelets de son visage, ressemblaient à deux petits morceaux de charbon enfouis dans une boule de pâte15 ».

Emily Grierson est presque un paria – vous l‟aurez déjà deviné, nous le précisons pour la forme –, et la narration se fait un point d‟honneur de nous le rappeler en insistant sur son allure saugrenue, sur sa solitude, sur son orgueil un peu ridicule. Nous disons bien « presque un paria », parce qu‟elle n‟en est pas tout à fait un, en ce sens qu‟on la regarde évoluer avec compassion, plutôt qu‟avec peur, haine, incompréhension ou dégoût : « C‟est alors que les gens commencèrent à avoir vraiment pitié d‟elle16. » Sa position sociale, auparavant enviable, devient, avec la mort de son père et la précarité qui s‟ensuit, plutôt navrante et minable, ce qui provoque une certaine satisfaction chez les autres habitants de Jefferson, qui « pouvaient enfin avoir pitié de Miss Emily. Seule et dans la misère, elle s‟était humanisée. Maintenant, elle aussi allait connaître ce qui était bien connu : la joie et le désespoir d‟un sou de plus ou de moins17. » Au village, on ressent par rapport à Emily Grierson, successivement, de la jalousie, de la curiosité, de la satisfaction, de la pitié, de l‟inquiétude.

Les descriptions de Miss Emily et les sentiments des autres personnages à son égard l‟isolent, la placent sous une loupe que le narrateur tient devant les yeux du lecteur, dont le regard sur le récit est défini par les actions de Miss Emily : si elle se procure du poison, comme on nous l‟indique, c‟est qu‟« elle va se tuer18. » Si elle a acheté un trousseau d‟homme complet peu après avoir rencontré Homer Barron, c‟est qu‟« ils se sont mariés19. » Cette narration à la subjectivité forte et assumée montre Miss Emily sous un jour bien particulier, et en bout de ligne, ce n‟est peut-être qu‟au moment où est narré l‟épisode de l‟odeur, la nuit où les hommes de Jefferson répandent de la chaux sur son terrain, que Miss Emily est décrite en toute objectivité, en toute justice, puisque nul ne pourra jamais vraiment la cerner mieux qu‟une ombre qu‟on distingue à

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William Faulkner, Op.cit., p. 16.

16Ibid., p. 20. 17Ibid., p. 21. 18

Ibid., p. 25.

travers une fenêtre, la nuit : « Comme ils retraversaient la pelouse, ils virent qu‟une fenêtre, sombre jusqu‟alors, se trouvait éclairée. Miss Emily s‟y tenait assise, à contre- jour, immobile comme une idole20. »

À la lumière de la lecture du personnage de Miss Emily, nous pourrions proposer ici qu‟Une rose pour Emily est en fait le récit de deux grands personnages : Emily Grierson, et les autres. « Les autres », voilà qui semble vague. Mais ils sont en fait représentés par le narrateur, qu‟il convient à présent d‟étudier plus en profondeur.

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