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PARTIE II : Enjeux et effets de la narration au nous dans Une rose pour Emily de

4. CONCLUSION

4.1 Le nous : comment, pourquoi?

Après ce bref tour d‟horizon de la construction et des effets du narrateur nous dans Une rose pour Emily, nous sommes à même d‟avancer ce que nous croyons être à tout le moins une piste de réflexion, à défaut d‟une véritable réponse à nos grandes questions – Comment écrire au nous? Pourquoi écrire au nous? À ce sujet, nous nous devons de revenir à la réflexion que proposait Ruth Amossy en indiquant que « la production d‟un ethos de groupe par l‟expansion du “ je ” au “ nous ” est d‟autant plus délicate, que l‟image collective n‟exclut pas la présentation de soi individuelle. Un équilibre changeant et toujours à renégocier s‟établit entre la présentation de la collectivité et celle de la personne singulière31 ». Il s‟agit là, sans doute, du paramètre le plus important à considérer par rapport à une narration faite au nous.

Dans la création d‟une œuvre de fiction, il semble souvent que les écrivains appuient, de façon plus ou moins consciente, certains aspects de leur texte qui leur tiennent à cœur. On dira de celui-ci que ses personnages sont plus vrais que nature, de celui-là, que ses représentations des réalités sociales sont remarquables, et d‟un autre, que ses jeux narratifs sont toujours riches et complexes. Il nous semble, et c‟est là un sentiment strictement personnel, que c‟est pourtant de la narration que tout part, que tout peut commencer. Le narrateur porte souvent plusieurs chapeaux et détermine habituellement en grande partie le ton d‟un texte de fiction. Dans un roman ou une nouvelle à la narration autodiégétique, à tout le moins, le narrateur doit à la fois vivre et raconter l‟intrigue. Si ces deux actions semblent souvent se fondre en une seule – le narrateur voit un chien, donc il raconte qu‟il voit un chien, rien de plus simple – elles sont parfois beaucoup plus problématiques.

Ainsi, comme l‟affirme Amossy, dans le cas d‟un texte narré au nous, le pauvre diable doit vivre et raconter, mais ce n‟est pas tout : son rôle de narrateur se subdivise, puisqu‟il doit essayer d‟intégrer ce qu‟il perçoit être le point de vue de personnages autres que lui à son propre point de vue. Le je travaille au sein du nous, il ne se

dissimule pas derrière. Dans Une rose pour Emily, ce procédé est apparent plus d‟une fois : le narrateur rapporte les opinions de plusieurs autres personnages, ce qui porte naturellement à croire qu‟il possède les siennes et que, malgré ce nous qui lui garantit un certain anonymat, il les communique au lecteur. Par conséquent, la construction identitaire du je s‟effectue bel et bien dans cette narration, puisqu‟en approuvant ou en se distanciant des paroles ou des gestes d‟autres personnages de même qu‟en posant un regard plus ou moins opiniâtre sur les péripéties de la nouvelle, le nous trahit ce je qui, finalement, ne peut jamais disparaître.

Le consensus parfait n‟existe pas, et c‟est là que le bât blesse, pour un narrateur nous qui désirerait faire croire à sa supercherie jusqu‟au bout : le nous ne peut pas penser, ressentir, réfléchir, imaginer. Le nous ne peut que prétendre à ces actions, il ne peut que représenter ce qu‟il croit – à tort ou à raison – être la vérité unanime. Mais au fond, la vérité qu‟il énonce, elle n‟est que sienne ; elle n‟appartient qu‟au je. Gérard Genette serait content.

Alors pourquoi narrer au nous? Si, de toute façon, on sait bien qu‟on devra frayer avec le je en plus d‟essayer de maîtriser les ramifications d‟une narration aussi problématique, pourquoi le faire? Sans doute parce que le nous porte en lui une ambiguïté fascinante à bien des égards. Comme toutes les narrations problématiques, celle-ci laisse le lecteur assailli de questions, lorsqu‟il dépose son livre. La nature très complexe du nous, attribuable sans aucun doute au fait qu‟il n‟est théoriquement pas une seule personne, lui permet de multiplier les enjeux d‟un texte.

Dans Une rose pour Emily, certes, la particularité la plus aisément remarquable tient probablement au caractère fantômatique de l‟histoire, comme le soulignait Thomas Klein. Une étrange femme fait parler d‟elle par tout un village, on suit ses faits et gestes, on les dissèque, d‟une certaine manière, et voilà qu‟à sa mort, le plus grand des scandales – et la plus glauque des horreurs – laisse autour de sa tombe une aura de légende encore plus vibrante qu‟on aurait osé l‟imaginer de son vivant. Il y a là, déjà, de quoi s‟emballer, en tant que lecteur.

Mais si l‟on s‟attarde un peu à la façon dont on nous raconte, et non seulement à ce qu‟on nous raconte, on ne peut que découvrir une réalité et une vérité qui vont même

au-delà de l‟excitation et de l‟émotion provoquées par l‟imaginaire et le langage truculents de William Faulkner. Combinée à l‟intrigue captivante qui nous est présentée, cette narration accentue l‟effet des montées et des chutes dramatiques, puisque, peut- être sans s‟en rendre compte, le lecteur nage dans des eaux deux fois plus troubles qu‟il le croit : le narrateur, qui se plaît à décrire en long et en large l‟étrangeté de Miss Emily, est tout aussi étrange qu‟elle. Pire, il est incertain, inconnu, mystérieux. Voilà ce que Thomas Klein affirme de façon théâtrale lorsqu‟il parle de ce narrateur qui susurre, qui hante. Le narrateur laisse en suspens, à la fin de la nouvelle, ce qui reste peut-être la plus grande question du texte de Faulkner : qui sommes-nous?

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