• Aucun résultat trouvé

A. La maladie de l’enfant et la trajectoire des parents

2. Parents sous surveillance

Durant toute la durée du traitement, les parents sont quasiment sous surveillance médicale. Si l’institution soignante tente au mieux d’obtenir leur accord, mais surtout leur coopération pour la mise en place des traitements, un certain nombre d’injonctions concernant leur vie privée, leurs rapports avec leur enfant ou avec leur entourage, les mettent sous tension. Les différences de mode de vie des familles, qui se manifestent dans l’intimité de chaque communauté ou des groupes sociaux, sont ici particulièrement exposées, car confrontées à leur adéquation avec un modèle souvent présenté comme celui du « bon parent ». Ceci se manifeste par une série d’injonctions et de préconisations, distillées de façon plus ou moins discrète par l’ensemble du personnel. La plupart des parents rencontrés font part de l’avertissement qui leur arrive très tôt dans leur parcours : attention à la séparation des couples ! Le message est que, soit les couples sortent de cette épreuve déchirés, soit ils en sortent renforcés. La réalité nous semble beaucoup plus complexe car la plupart des couples que nous avons rencontrés semblaient ni fusionnels ni en guerre, mais en proie aux difficultés de la vie conjugale, maltraités par des épreuves certes mais face auxquelles chacun bricole ses arrangements à sa façon. De ce message il ressortirait donc que les parents d’enfants malades seraient donc, eux aussi, plus tout à fait comme les autres…

Cependant, ces injonctions normatives sont parfois contradictoires et ne respectent pas toujours la façon très personnelle dont chacun, selon son histoire, sa situation, le moment de la maladie, choisit de s’arranger. L’exemple qui suit montre comment Madame A. a été confrontée, dans des services différents et à des moments distincts de la maladie de sa fille, à des informations contradictoires quant à ce que l’on attend, dans de telles circonstances,

d’un « bon » parent. Tantôt en effet on lui recommande de ne pas trop rester sur place pour « se préserver », tantôt on s’étonne qu’elle laisse sa fille seule alors que tout était prévu pour qu’elle dorme avec elle.

Dans un hôpital :

« Je voulais pas rester le soir parce que bon c’était fatiguant, mais j’aurais pu je serais restée avec elle, ça m’aurait pas gêné de passer mes nuits à l’hôpital quoi, si j’avais pu. […] C’était pour se préserver aussi, (le médecin) m’avait prévenue, parce que comme c’est des traitements à long terme, c’est aussi pour se préserver pour, voilà quoi. Couper. Le soir, quand même, bon, même quand elle était sous bulle, j’étais contente quand même de sortir de l’hôpital quoi quand même. »

---

Dans un autre hôpital :

« Et là ça m’a fait… Ça m’a émoussée un petit peu parce que les infirmières l’avaient mise dans une chambre au fond parce qu’elles pensaient que je restais moi la nuit avec quoi. Donc elle avait son cathé et le premier soir que je dis bon ben je m’en vais, ça se passe bien, elle me dit : “mais vous restez pas la nuit ? nous on l’a mise dans une chambre de fond que on la surveille moins parce qu’on pensait“… je dis “oh non non, Aline est habituée elle bougera pas, elle touchera pas à son cathé !“ ça s’est très bien passé. »

Pour certains parents, ces « recommandations » les empêchent d’affirmer leur propre position parentale, qu’ils préfèreraient négocier dans l’intimité familiale, et les conduisent, parfois, jusqu’au conflit ouvert avec le personnel, quand celui-ci fait barrage à des choix n’ayant pourtant aucune conséquence médicale directe.

Par ailleurs, l’information aux parents a souvent pour but d’obtenir leur accord pour les traitements, ce qui ne leur échappe pas. De ce point de vue, et nous y reviendrons à propos du rapport des parents à la connaissance scientifique et médicale, ils sont, d’emblée, dans des situations contrastées. L’homogénéisation des protocoles, y compris d’information des parents, met tous les parents au même niveau, alors qu’ils ne disposent pas des mêmes références. S’il se veut égalitaire, ce dispositif n’est pas très équitable. Certains en effet ont les moyens de mobiliser leurs relations ou leurs propres connaissances pour prendre une véritable part à ces décisions, mais d’autres comprennent assez rapidement que, pour être « bon parent », il faut surtout acquiescer et se montrer coopérant. Parfois, les parents craignent même des représailles qui se traduiraient par une moins bonne qualité des soins, s’ils ne faisaient pas preuve d’une bonne compliance. Ici encore, le discours de Madame A., qui a peu de connaissances médicales et a décidé, d’emblée, de faire une totale confiance au corps médical, est assez éclairant :

« Le traitement en lui-même c’est assez difficile de le comprendre donc ils nous expliquaient ce qu’ils lui faisaient. Je pense qu’ils nous ont pas tout dit sur les conséquences des traitements… maintenant ! Après ! Je… je réagis après. Mais, sur les conséquences sur le moment, non. De toute façon, sur le moment, ils nous auraient dit n’importe quoi on les suivait quoi. On savait, de toute façon, on n’était au courant de rien, on savait pas s’il y avait d’autres moyens, on leur a fait entièrement confiance et… (le médecin) moi je l’ai trouvée vraiment parfaite. J’ai eu le droit à un interne une fois que j’ai pas du tout aimé qui m’a engueulée alors qu’on commençait juste le traitement et là j’ai pas apprécié. Mais autrement non, au niveau, ils nous donnaient, oui aussi, le traitement qu’ils allaient lui faire, mais tous les noms… On leur disait oui, on les suivait quoi, on les contredisait pas et puis… et puis voilà quoi ! C’est après, quand on en reparlait on se disait : mais elle a eu un sacré traitement. Maintenant, les séquelles qu’elle peut avoir, les conséquences… »

Madame A. raconte un événement important qui s’est déroulé en début de traitement : elle se fait « engueuler » par un interne. Cette « remise à sa place » est décisive pour la suite, elle informe assez clairement sur les risques que représente le fait de montrer que l’on est incapable de comprendre ce qui se dit et de poser des questions qui pourraient mettre en cause le personnel médical. Cette façon de ne pas « tout » comprendre implique nécessairement le sentiment de ne pas avoir accès à « toute » l’information et donc le doute sur ce qui lui est « caché ». Dans tous les cas, même si tout est dit, au sens médical du terme, tout n’est pas compris, donc c’est un peu comme si un médecin expliquait à quelqu’un ce qu’il va faire en utilisant une langue étrangère.

La façon dont, beaucoup plus loin dans l’entretien, Madame A. raconte sa frustration de ne pas avoir de réponse aux questions qu’elle se posait au début, est assez éclairante sur ce mécanisme de soumission aux injonctions médicales. Ainsi, elle exprime un désir très fort d’avoir d’emblée des informations sur les chances de survie de son enfant. Elle ne les a pas eues, du moins pas sous la forme qu’elle demandait. D’autres parents relatent des épisodes semblables avec des réponses très variées. Tantôt on leur répond clairement, tantôt on évite la question. Mais Madame A., qui a toujours cherché à être une « bonne » maman de patiente, adhère alors à l’explication des médecins, de façon apparemment assez facile. Ce qui est intéressant, c’est que cette explication est construite autour de la nécessité, pour les médecins de savoir quels sont les parents qu’ils ont devant eux : « on ne sait pas devant quels parents on est ! ». Autrement dit, elle reçoit l’information selon laquelle les médecins jugent les parents qu’ils ont en face d’eux et, en fonction de cela, décident ou non de livrer telle ou telle information. Du coup, elle semble accepter l’explication médicale de la non- réponse à ses questions du début.

« Après je sais plus… donc on a vu le docteur X, qu’on a revu, qui nous a bien, soutenus aussi… et après c’est Madame Y qui a, qui a des protocoles… Enfin ils ne disent pas au début, enfin ils ne peuvent pas le dire non plus c’est-à-dire que NOUS, ce qu’il y a c’est que les parents voudraient, on est… voudraient savoir enfin moi je sais que je voulais savoir tout de suite s’il y avait une chance de s’en sortir ou pas. Où on en était ? ça c’est pas, c’est pas facile à dire quoi, dès le début. Après on l’a su bien plus tard ! Mais sur le début, c’est normal qu’ils le disent pas quoi ! Comme elle m’expliquait aussi, on sait pas devant quels parents on est ! On connaît pas les parents au début on sait pas comment ils peuvent le prendre, si on peut être direct ou pas direct. Moi j’avais besoin qu’on soit direct, me dire dès le début. Mais ça… dès le début je comprends qu’ils peuvent pas… […]

Enfin, elle témoigne aussi de l’isolement dans lequel les parents se trouvent au cours de la maladie de leur enfant. Alors que toute une institution, qui semble solidaire et soudée, professionnelle, experte, prend en charge leur enfant, ils se trouvent quasiment « seuls au monde » et sans aucune référence sur laquelle s’appuyer. Ainsi, le « parent » qu’ils doivent être est déterminé par l’attitude des soignants à leur égard, mais pas par l’expérience d’autres parents qui sont passés par la même épreuve qu’eux. Il est, à ce sujet, intéressant de constater que les associations de parents s’organisent en général à l’issue de la maladie, mais sont relativement peu présentes au moment même du traitement41.

41 En étudiant les situations conflictuelles entre parents et soignants en oncologie pédiatrique, Gaëlle Giordano montre des mécanismes similaires : difficultés de transmission d’une « information » complexe, fragilisation de la compétence parentale, conflits plus ou moins latents. Dans ce contexte institutionnel, les associations de parents semblent jouer un rôle assez faible, et même jouer contre les parents si ceux-ci « menacent l’équilibre coopératif avec le service ». Giordano G., « Les situations « clashs » en oncologie pédiatrique : expression caractérielle ou réaction à une violence institutionnelle ? », communication au colloque de l’AFS, session « violence et santé » du RT19, Paris, 5 avril 2009.

Moi ce que j’avais aussi besoin dès le début, euh, en fin de compte… je sais pas si ça aurait été bien mais… dès le début j’avais envie… comment… j’aurais eu envie d’être en contact avec des parents qui avaient eu exactement la même maladie. C’est-à-dire un… une tumeur musculaire comme Aline. Savoir, ça aurait peut-être pas été forcément bien j’en sais rien, mais dès le début… parce que… »

La position des parents durant le traitement de leur enfant, et tout particulièrement à l’entrée dans la maladie, éclaire en fait une grande partie des difficultés qu’ils ressentent lorsque la prise en charge oncologique s’arrête. À partir de ce moment-là, ils ne sont plus sous le regard de l’institution soignante et se retrouvent à nouveau seuls à gérer cet enfant changé, fatigué, diminué mais aussi prématurément mûri, qui leur revient.