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A. La maladie de l’enfant et la trajectoire des parents

3. L’enfant sort, le parent reste ?

Parmi les réactions très partagées par l’ensemble des parents que nous avons rencontrés, le traumatisme de la fin des traitements prend une place de choix. Il semble d’ailleurs que cela ait été une des principales motivations d’acceptation de l’entretien, pour certains d’entre eux, qui ont été très explicites au moment de nous quitter, nous remerciant vivement de leur avoir donné, pour la première fois depuis des années, vraiment la parole. Ils mettaient visiblement dans cette enquête des espoirs de changement et de prise en compte de ce paradoxe qu’ils ne trouvent à exprimer nulle part : la fin des traitements est très difficile à supporter.

Sur certains aspects, les parents ne se distinguent sans doute pas beaucoup d’un certain nombre de malades, qui vivent, pour eux-mêmes, l’arrêt des traitements, ou même les retours à la maison entre plusieurs hospitalisations, avec une forte angoisse42. Ils sont cependant dans une situation un peu différente, du fait même de cette mise à mal de leur parentalité qui a accompagné le diagnostic de la maladie et le traitement de leur enfant. Certains parents décrivent la fin des traitements comme un événement qu’ils n’hésitent pas à qualifier d’aussi traumatisant que celui de l’annonce. Et ce traumatisme peut provoquer des effets sur le long terme, puisqu’ils trouvent peu de moyens d’en parler : ils ne vont pas se plaindre de la guérison de leur enfant … Pourtant, comme l’explique très clairement Madame A., ce qui ne sort pas l’empêche de s’en sortir.

Q : Alors là, comment ça se passe après ? C’est quoi les phases que vous avez…

Ben après… Euh… Quand c’était terminé, ben là ça retombait et après c’est, enfin moi je revivais aussitôt après… J’avais le manque en fin de compte, le manque de l’hôpital le manque de contact avec les, des parents d’enfants malades quoi. C’était ce manque-là. Je me trouvais en fin de compte, incomprise partout, que je pouvais pas en parler.

Q : Vous vous sentiez interdite d’en parler ?

Oui ! ben, au début… oui, si. Après si, parce que, j’avais l’impression que les gens bon ben, elle allait mieux elle allait mieux. J’avais l’impression de gêner, d’embêter, d’en reparler, pourtant les gens, ils me disent : mais si tu as envie d’en parler t’en parles !

Q : Vous pensiez que vous n’aviez pas le droit ?

Pas le droit et puis oui… pas besoin d’embêter les gens avec ça parce que tous les gens, enfin chaque personne a ses problèmes personnels quoi. Donc j’avais l’impression de gêner. Donc je m’interdisais, je parlais pas comme je voulais.

Q : Et donc ça restait ?

Oui, voilà. Et moi si ça reste ça va pas il faut que ça sorte. Je m’en suis toujours sortie d’ailleurs pendant sa maladie parce que j’en parlais beaucoup à l’hôpital ou… Mais après là

42 La difficulté du retour à la maison est rapportée, à partir d’histoires différentes, par les chercheurs qui ont travaillé sur cette maladie, Cf. Ménoret M., op. cit. et Bataille P., Un cancer et la vie, les malades face à la

ça a été plus dur parce que, parce que je pouvais pas, ça restait en moi et, donc je pensais je pensais je pensais, mais ça, je pouvais pas le sortir.

Q : Et vous avez pensé participer à des associations ?

Non. Ben je savais pas…

Q : Il y a des associations de parents d’enfants malades…

Ben, après je savais pas… Non je me suis pas assez renseignée, à part que je voulais justement à, essayer de rendre service par rapport aux hôpitaux. Après j’ai repris à travailler donc j’avais mes journées bien complètes et… mais c’est vrai oui, non, j’ai pas cherché mais… j’en aurais eu besoin.

Q : En fait vous avez repris tout de suite, bien sûr, et puis elle, elle a repris sa vie, et en fait c’est là où quelque chose ne reprenait pas quoi !

Voilà ! Il me manquait, il me manquait quelque chose quoi. Hum. Donc quand je travaillais ça allait, ça allait bien quoi. Ben, je le montrais pas hein, pour ça personne ne voyait, mais moi je… j’aurais eu… je pensais énormément… Si j’étais à rien faire, enfin si j’étais pas très occupée avec d’autres personnes ou, à rien faire et bien voilà, c’est ce qui revenait toujours dans la tête quoi. Je revoyais tout ce que j’avais vécu, et voilà et que j’avais quand même eu de la chance mais, ça revenait tout le temps.

Ce riche extrait aborde plusieurs thématiques. La première est celle du « manque », lequel apparaît « en fin de compte ». Un manque qu’elle exprime comme un manque de parole et un manque « d’hôpital », mais qui apparaît aussi en miroir de cette sorte de paix qu’elle ressent en milieu hospitalier. Le manque est alors aussi une perte, celle d’une compréhension, qu’il faut comprendre aussi comme un milieu sécurisant, où les mots certes peuvent « sortir », mais entre soi, surtout, personnes du « même monde ». Ce n’est pas pour autant que le monde médical lui soit familier, comme elle le dit souvent, mais celui de l’hôpital, des autres parents, des semblables. C’est le contraire de ce qui peut être audible de l’extérieur, parce qu’elle pourrait sembler nostalgique de la maladie de sa fille, alors que ce sont les conditions dans lesquelles elle se sentait (avec sa fille) relativement protégée à ce moment-là, qui lui manquent. Le risque de malentendu incite au silence. Elle renverse alors la problématique en se disant que ce qui serait socialement acceptable, c’est de « rendre service » dans les hôpitaux, selon l’idée généreuse de rendre ce qu’elle a reçu. Enfin, le paradoxe de ce manque est exprimé dans la dernière phrase de cet extrait, où elle dit qu’elle a « eu de la chance », cette idée qui « revient tout le temps » dès qu’elle arrête une activité, et qui au fond, fait barrage à l’expression de son insatisfaction. Comment se plaindre ou regretter l’époque des traitements quand sa fille est en vie et que ce qu’elle a vécu (qu’elle revoit sans cesse) a été une réelle souffrance ?

Madame A. exprime peut-être plus que d’autres ce que pourtant tous ressentent, à des niveaux différents, et que l’on retrouve aussi chez les enfants, mais sous une forme un peu différente. Cette réaction nécessite de ne pas mettre ensemble deux niveaux d’expérience. Le premier niveau est celui du traumatisme que représente l’enfant malade dans sa dimension la plus brute : une douleur, une tristesse, une révolte, une incompréhension etc. Toute la panoplie des émotions est mobilisée, simultanément ou successivement, mais toujours de façon assez violente et donc éprouvante. Cet état est celui qui est le plus facilement partageable avec d’autres, qu’il s’agisse des bien-portants ou des malades, qu’ils soient parents ou non, dans la mesure où il fait référence à une douleur que tous ressentent lors de la maladie ou du décès d’un proche. En revanche, une autre expérience se superpose à celle-ci, qui est celle d’une privation de liberté à laquelle, pour sauver l’enfant, les parents sont censés adhérer. Deux expressions de l’extrait qui suit le disent clairement : « en fin de compte » montre bien que le solde, s’il est positif par la vie de l’enfant, est aussi négatif en ce qui concerne le parent ; et la « libération » qu’elle n’obtient pas, alors que son enfant « sortant » de l’hôpital paraît, lui, libéré.

« En fin de compte c’est un suivi après la maladie, en fin de compte, oui, une aide psychologique après oui. Pour arriver à, en parler beaucoup pour arriver à retourner dans l’autre monde en fin de compte oui. Mais, qu’on puisse se libérer en fin de compte. Parce que pendant la maladie on se libère pas hein ! on vit avec mais on se libère pas du tout ! et après finalement, tout va bien, en fin de compte c’est là que, quand l’enfant est bien, c’est les parents qu’ont besoin d’être suivis, enfin pour moi, dans mon cas ça aurait été ça. »

Au regard de notre réflexion plus générale concernant les « dispositifs de sortie de la maladie cancéreuse », ce témoignage est particulièrement éclairant, surtout s’il est mis en relation avec tout ce qui a été significatif, pour Madame A., sur l’ensemble de sa trajectoire de parent d’enfant malade. Car la question qui se pose là est celle d’une voie de sortie, mais de sortie de quoi ? Est-ce vraiment de la maladie dont il faut sortir ? Car si l’enfant, médicalement, s’en sort, il semble que, dans bien des cas, une partie du parent y reste.