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Chapitre 5 : Discussion

5.1. b Des parents biologiques fantomatiques

Les parents biologiques sont ainsi souvent confinés à se résoudre au rôle de sujets absents dont les jeunes sont en partie appelés à faire le deuil. Inversement, les parents d’origine font eux aussi le deuil de leur enfant et du statut parental puisqu’ils sont destitués par les institutions qui se subsistent à leur fonction. Mais contrairement à la notion de clean break (Duncan 1993, 51; Yngvesson 2003, 7, 2012, 328) citée en adoption internationale, celle-ci s’applique peu pour les jeunes placés en institutions puisqu’ils préservent le contact avec leur famille. Ils hantent le présent de l’un et de l’autre (Dorow 2006) car bien que la famille biologique soit existante dans un espace physique différent, la famille biologique d’une personne adoptée ou d’un jeune institutionnalisé existe pour ce dernier, comme le décrit Gary : « Ça fait un an que je n’ai pas eu de nouvelles de mon père. Je planifie le visiter en décembre parce que je veux le voir, je ne sais pas s’il est mort. On ne s’est pas donné de nouvelles ». Dans le cas des jeunes institutionnalisés, la plupart des familles font partie d’un présent parallèle où trouve refuge la notion de présence et d’absence (Fabian 2006, Kidron 2009). Le silence du père de Gary agit comme présence car même l’absence de présence est en fait un marqueur de présence (Kidron 2009). Le fantôme de la famille biologique n’est pas qu’une menace reléguée aux affaires du passé car aussi bien chez les adoptés que les jeunes en institutions, ce fantôme, souvent considéré comme une présence absente qui appartient au passé, résiste en fait à l’espace-temps et est réellement actif dans un présent parallèle (Carsten 2007, 11). Ce double fantomatique est effectivement parfois redouté (Dorow 2006) puisqu’il laisse

planer le doute sur sa réapparition non annoncée et sa résurgence après une longue disparition. La famille biologique qui représente une menace potentielle pour l’enfant parce qu’elle ne sait pas s’en occuper revient effectivement à l’occasion hanter le présent, notamment à l’occasion du Family Day. Lorsque ces fantômes qu’on invoque apparaissent le dernier dimanche du mois, chacun de leurs gestes et paroles est scruté car peu d’efforts sont mis en place afin de matérialiser ces fantômes et pour leur permettre de devenir un point de repère dans le présent des jeunes.

On ignore en fait ce que les membres de la famille biologique racontent à l’écart de leur enfant ou des responsables lorsqu’ils quittent l’orphelinat après un Family Day. Gordon soulève cette question à propos des fantômes : « What does the ghost say as it speaks, barely, in the interstices of the visible and the invisible? » (1997). Les familles biologiques sont en fait recluses dans une narration de leur anonymat. Que ce soit en termes actuels : les familles élargies n’ont pas de rôles considérables à jouer dans la vie des jeunes ou dans une perspective linéaire temporelle les familles biologiques ont existé avant l’institutionnalisation des jeunes et elles réapparaîtront potentiellement lorsque les jeunes sortiront des orphelinats, les familles sont reléguées à une présence absente dont elles ne contrôlent pas le narratif. Pourtant, les membres de la famille ne se résument pas à incarner que de simples fantômes du passé qui ne survivent qu’à travers souvenirs et réminiscences. Ils occupent vraisemblablement une place dans le présent des jeunes institutionnalisés puisque tel que démontré au chapitre précédent, ils sont en contacts réguliers avec les jeunes et ils entretiennent des relations avec ces derniers.

Si la famille biologique des enfants n’est pas toujours rendue invisible, elle est toutefois fréquemment infantilisée. Alors qu’on ne fait pas confiance aux jeunes car ils se situent entre l’incompétence et la compétence et entre l’immaturité et la maturité (Bluebond-Langner et Korbin 2007, 242; Malkki 2015, 81), cette méfiance s’applique tout autant aux parents biologiques des jeunes. Bien que Corey réalise que la mère qui aurait infligé des brûlures à sa fille parce qu’elle était « too desperate to provide a future for her children […] to get them all back in, to give them 20 years here, when she couldn’t give them anything », Corey accepte tout de même de reprendre les enfants, probablement pour les nombreuses années à venir, plutôt que d’investir auprès de la mère qui pourrait potentiellement prendre adéquatement soin de ses quatre enfants.

Alors que nous constatons une obsession pour la mise en place des mesures pour sauver les enfants, les personnes responsables qui devraient être outillées pour le faire – leurs parents – sont constamment exclues de l’attribution des ressources et de la définition des stratégies qui leur permettraient d’exercer le rôle qu’on s’attend d’eux. Contrairement à leurs enfants, les parents biologiques sont rarement présentés comme des victimes ou des personnes démunies (de la pauvreté, d’une organisation étatique défaillante, etc.) qui ont peu de pouvoir. Les parents biologiques sont conséquemment perçus comme des acteurs inactifs relégués à un statut inadéquat, stigmatisés et soustraits de l’équation du bien-être de leurs enfants (Panter-Brick et Smith 2000, XV; Bornstein 2012, 90). Ils sont sinon reconnus comme des personnes généreuses d’avoir confié leurs enfants en institution mais il demeure difficile d’imaginer les parents biologiques comme des acteurs stratégiques qui font un choix conscient et réfléchi de placer temporairement leurs enfants afin d’éventuellement bénéficier des avantages qui y sont liés. Les parents sont ainsi dépourvus de capacité stratégique ou d’agentivité et la transaction réalisée lorsqu’ils placent leur enfant en adoption internationale ou en orphelinat est réduite à l’apparence d’un acte qui ne leur rapporte strictement rien, sauf la reconnaissance d’avoir posé ce geste au nom de l’amour qu’ils portent envers leur enfant.

L’action d’abandon des parents biologiques est souvent évaluée en regard du résultat et non en lien avec une cause. Les motifs réels de l’abandon, outre la pauvreté, sont peu connus et le processus que traversent les parents est encore moins abordé dans la littérature. Effectivement, peu de voix de parents biologiques sont entendues dans les recherches scientifiques et dans le discours populaire abordant l’adoption ou l’institutionnalisation (Patton-Imani 2012; Collard 2005). Ronald, directeur général du Village Enfants du Monde, est probablement l’informateur représentant qui aborde le plus le sujet des parents biologiques à l’occasion de cette recherche. Ronald partage sa pensée qui se trouve à un croisement entre la réalité des parents biologiques et celle des responsables d’institution : « Alors je vous dis que l'enfant que nous trouvons à l'hôpital, c'est que la famille qui a laissé l'enfant là a honte de venir au village ou au foyer pour nous dire que c'est leur enfant ». Ronald raconte la fois où une tante a déposé un enfant au Village, avec le certificat de décès de la mère, une exigence à Enfants du Monde. Ce n’est qu’une décennie plus tard que le Village réalise que la tante était en fait la mère. « Elle a fait un mode d'astuces pour que l'enfant soit accueilli au village. Après dix ans, que dira cette pauvre femme? ». Ronald amène un

regard empathique sur la réalité des parents biologiques, un véritable baume contrairement à la perspective paternaliste et colonialiste souvent partagée dans le cadre de l’adoption ou de l’institutionnalisation des enfants et qui justifie une aide que seuls les Occidentaux semblent être en mesure d’apporter.