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c Négociation et liminalité de l’agentivité et de la performance

Chapitre 5 : Discussion

5.2. c Négociation et liminalité de l’agentivité et de la performance

Les jeunes sont remplis de potentialité et les programmes de transition représentent un espace pour expérimenter et découvrir. Les programmes de transition délimitent l’enfance de l’adolescence et de la période de jeune adulte, ce qui renforce l’idée que l’enfance est un stade en soi (Cunningham 1998, 1206; Howell 2006) et ce qui appuie la nécessité de revoir la définition des enfants (Spyrou

2018, 118). Le programme de transition adresse justement cet espace liminal entre l’enfance et la période adulte et il exerce une fonction de tampon pour tenter de réduire les obstacles auxquels les jeunes peuvent se buter. En théorie, le programme de transition facilite le développement du potentiel des jeunes par le biais d’ateliers et du système level qui offrent aux jeunes un accès à des opportunités d’apprentissages et d’expérimentations. Les programmes pour les jeunes en transition et les activités de récompenses en retombées de leurs bons comportements permettent de produire et de préserver une image de l’enfant acteur savant et capable d’autoréflexion (Spyrou 2018, 85). Le programme de transition est un espace qui met prudemment en scène le futur des jeunes dans le vrai monde puisqu’ils y sont libres d’expérimenter, tout en respectant les comportements attendus. Hors du cadre formel du programme de transition, cet espace programmé et calculé, les jeunes apprennent dans l’ombre à négocier leur habileté à exprimer leur agentivité. Kovats-Bernat (2006) explique que la rue peut façonner la personnalité d’un enfant et nous informer de ses choix, mais la rue demeure un espace qui ne supplante aucunement la capacité de l’enfant d’y participer, de la transformer et d’y négocier sa place. Il existe tout autant une différence entre ce qui se manifeste comme performance et ce qui se produit comme changements profonds tel que Stephens l’explique : « Childhood in a site of active negociation about what is given from the outside and what is developed from within » (1995, 33). Certains responsables d’orphelinat se positionnent comme des alliés à cette négociation, comme Sœur Emily :

I try to accept them and be present to them in a mindful way that is hopefully human. That is one of the major disadvantages of an institutional living. And one of the problems of the orphanage, how do you meet their needs and respect their autonomy while also keeping things organized and working well, you know, having that right amount of structure.

Il faut en outre reconnaître que le programme de transition est un milieu qui agit comme un tremplin, qu’il soit vers l’université, la vie hors orphelinat ou vers les États-Unis. Le programme de transition demeure un espace et non une finalité, tout comme à plus large échelle l’institution est également une zone qui délimite et qui définit (Kovats-Bernat 2006) dans une perspective de passage, et non de destination.

L’accès à des ressources entraîne forcément une contradiction entre le statut de vulnérabilité des jeunes et leur agentivité. Dans chacun de ces espaces physiques ou temporels, les jeunes

performent les comportements qui y sont prescrits. Ils chantent s’ils doivent chanter et dansent s’ils doivent danser, obtempérant aux doléances des sponsors. Selon Féral (2013), la performance serait le résultat de quatre actions, soit être (l’existence même), faire (l’activité de tout ce qui existe, montrer le faire (performer, souligner l’action) ou expliquer l’exposition du faire (réfléchir sur le monde de la performance). Gary offre un exemple de performance lorsqu’il endosse le rôle d’orphelin soutenu par sa marraine (être) et lorsqu’il s’assoit pendant trois heures lorsque sa marraine est assise pendant trois heures et lorsqu’il se lève lorsqu’elle se lève (faire). La façon dont Gary souligne son action en me racontant sa performance (montrer le faire) est si rigide qu’il s’agit d’une véritable démonstration de sa performance. Finalement, le simple fait que Gary me partage son action (expliquer l’exposition du faire) démontre qu’il est conscient de sa performance.

Je questionne la négociation que les jeunes font de leur pouvoir afin d’incarner les statuts qu’ils occupent simultanément ou alternativement, selon les espaces où ils sont ancrés. Les jeunes étant à la fois des jeunes institutionnalisés, des jeunes avec des familles, des jeunes adultes, de futurs adultes, ils sont à la fois orphelins et fils ou fille, frère ou sœur, neveu ou nièce. Avec leur famille biologique, ils sont les enfants de leur famille; à l’école, ils sont les élèves de l’institution; à l’orphelinat, ils sont les « orphelins », « les jeunes », « the kids » ou « the boys and the girls »; au programme de transition, ils deviennent « les grands ». À l’orphelinat, par mesure de survie, par intérêt ou par encouragement, les jeunes performent leur rôle d’orphelins, ce que Nadève Ménard appelle le « burden of cultural representation »45. Nécessairement, on observe une tension entre

les statuts et passer d’enfant à jeune et de jeune à jeune adulte se réalise dans la négociation et dans l’expérimentation. Lorsque James ne demande pas à être remboursé par The Savior’s Home pour les frais de dentiste qu’il assume parce que « sometimes [he] feels [he] can do it on [his] own », cela démontre la négociation qu’il fait de son statut de jeune institutionnalisé et de jeune adulte autonome. Alors qu’il stipule que l’âge est un facteur déterminant « I’m old enough to take care of it », je défends plutôt l’idée que l’âge n’est qu’une représentation de son statut de jeune adulte qui n’est plus un enfant institutionnalisé. Dans cet espace d’expérimentation où les jeunes transgressent parfois les règles (système de points, punition), les jeunes transitent de la vie d’enfants à jeunes adultes. Alors que cette tension est considérée comme normale pour les

45 Ménard, Nadève. 2018. « À la recherche de l’authentique haïtien » (Université de Montréal, Montréal, 5 avril

adolescents, elle revêt une signification particulière pour ces jeunes qui sont constamment considérés comme des enfants.

Inversement, les « faux orphelins » semblent parfois s’attribuer un statut contraire, soit celui du soutien, auprès des membres de leur famille biologique. Cette condition d’orphelin est loin de correspondre à « this kind of orphanhood – poor, unkempt, and humble – is presented and performed as what the social theorist Judith Butler would call a prediscursive reality » (Leinaweaver 2008, 71). Il peut arriver que les jeunes se trouvent dans une situation où leurs rôles doivent se côtoyer. Une friction apparaît lorsqu’un jeune doit par exemple performer à la fois son statut d’orphelin et de soutien à la famille : James se trouve embarrassé lorsqu’il choisit d’intervenir auprès de sa famille mais que son statut d’orphelin du programme de transition doit prendre le dessus de sa fonction de membre d’une famille. « Let’s say you have to go in town or do something for your family. Like something really important that you have to do. They [sponsors/orphanage directors] will stop you from doing it ». Outre le fait que cette situation souligne le pouvoir que les institutions ont sur les jeunes, les jeunes se retrouvent à devoir négocier le côtoiement du statut de jeune issu d’une famille et de celui de jeune en institution puisque les orphelinats favorisent peu l’intersection de ces statuts.

5.3 La circulation des jeunes et des biens – pour que la prophétie s’autoréalise