• Aucun résultat trouvé

1. Introduction

1.2 Le parcours de vie des immigrés, quelles spécificités ?

Plusieurs dynamiques sont à l'origine des spécificités observées dans le parcours de vie des immigrés. Ces dynamiques peuvent être regroupées sous les concepts de socialisation (ou de facteurs culturels), de sélection, d'ajustement, de perturbation et d'interrelation entre événements du parcours de vie5 (Kleinepier, de Valk, & van Gaalen, 2015; Milewski, 2007).

L'idée d'un effet perturbateur d'une migration de longue distance sur le parcours de vie fut évoquée il y a maintenant un siècle par Thomas et Znaniecki (1918) pour qui l'incertitude et les changements sociaux et institutionnels induits par cet événement viendraient perturber la continuité des trajectoires. Les immigrés sont confrontés à de nombreuses transformations sociales au moment de s'installer dans un nouveau contexte national ; les normes et coutumes, institutions et habitudes quotidiennes leur sont souvent méconnues (De Valk, Windzio, Wingens, & Aybek, 2011). Ces derniers sont donc appelés à s'ajuster rapidement afin d'orchestrer — souvent simultanément

— un nombre important de transitions. Dans un ouvrage consacré aux parcours de vie des immigrés, Wingens et ses collègues décrivent cette situation comme suit :

"As a person’s life course and biographical continuity, hitherto provided and guaranteed by the social structures and institutions of the origin country, becomes fragile or even disintegrated by migration she has to “re-frame” her life and biography as an agentic, self-monitored actor yet under conditions of fundamental uncertainty due to the unknown societal structures and institutional regime of the destination country (Wingens et al., 2011, p. 6) "

Cette citation met bien de l'avant l'importance des interactions entre structures (institutionnelle, sociale, culturelle) et agentivité, chère au paradigme du parcours de

5 Ces hypothèses ont principalement été explorées dans le cadre de la littérature sur la fécondité des immigrés.

INTRODUCTION

9

vie. Il s'agit donc pour ces auteurs d'une perspective théorique particulièrement bien adaptée pour l'étude de l'intégration des immigrés et de leurs descendants.

Cette perspective est d'autant plus importante que la migration internationale survient dans la majorité des cas aux jeunes âges adultes, un moment charnière du parcours de vie (De Valk & Milewski, 2011) : les individus terminent leur scolarité, débutent une activité professionnelle, ont des enfants, se marient, déménagent simultanément, car ces transitions font partie d'une même étape (âge) de la vie (Zufferey et Lacroix (à venir)). Il y a ainsi concordance simple entre le profil par âge à la migration (internationale) et plusieurs autres événements de parcours de vie. Pour cette raison, l’occurrence simultanée d'événements n’implique pas nécessairement de liens directs entre ces événements ; l'âge intervient comme variable médiatrice dans ce processus.

Dans d'autres cas, et c'est précisément ce qui nous intéresse dans le cadre de cette thèse, plusieurs transitions sont planifiées conjointement puisqu'elles font partie d'un même projet. Chez les immigrés, ces transitions peuvent s'articuler autour du projet d'immigration ; les migrations familiales et de travail en sont des exemples évidents.

Dans ce cas, et c'est ce que l'on constate dans le second article de la thèse, les premières années d'installation seront riches en transitions. Au contraire, il pourrait y avoir interruption temporaire des projets dans les mois précédant et suivant la migration internationale : l'incertitude et le manque de connaissance du contexte local peuvent rendre difficile l'anticipation ou la planification simultanée de plusieurs événements. Par ailleurs, lorsqu'orchestrées suivant la migration internationale, les trajectoires résidentielles, familiales et professionnelles peuvent faire partie d'un processus d'ajustement au nouveau contexte national et à la situation post-migratoire du migrant et de son ménage. Dans ces cas, ces transitions seront parties prenantes du processus d'intégration.

Par définition, les immigrés poursuivent leurs trajectoires dans au moins deux contextes nationaux. Se pose du même coup la question des interrelations entre processus d'adaptation dans le pays de destination et effets de socialisation (dans le pays d'origine). L'une des explications souvent mise de l'avant pour expliquer des comportements différentiels entre immigrés et natifs est le rôle persistant des normes prévalant dans la société d'origine ou de socialisation. Chaque groupe n'a pas les mêmes préférences ou perceptions de ce que constitue un parcours de vie idéal (De

LE PARCOURS DE VIE DES IMMIGRÉS EN SUISSE

10

Valk & Liefbroer, 2007) ; ces préférences sont généralement acquises durant l'enfance et par l'entremise des parents. Différentes dynamiques de transitions à la vie adulte ont pu être documentées, notamment chez les enfants d'immigrés (De Valk, 2006 ; Ferrari & Pailhé, 2017 ; Kleinepier et al., 2015) pour qui les processus de socialisation auraient de fortes incidences sur les aspirations personnelles, valeurs et attitudes, affectant du même coup les trajectoires familiales et celles qui leur sont liées (Liefbroer

& Elzinga, 2012). Le parcours de vie des immigrés et leurs spécificités doivent donc être compris et interprétés à la lumière des constructions sociales et des préférences qui en découlent.

Par ailleurs, le caractère sélectif de la migration fait des immigrés un groupe unique dont les comportements pré et post migratoires sont intimement liés à des traits de personnalité et caractéristiques individuelles qui différent des populations non-migrantes (Nogle, 1994). Ces traits de personnalité (p. ex., ambition, prise de risques) n'interviennent pas uniquement dans la propension à migrer, mais aussi dans la propension à entreprendre d'autres projets au fil de la vie. C'est du moins ce que proposent Kulu et Steele (2013) qui, en modélisant simultanément la propension à migrer et à avoir un enfant, concluent que non seulement ces événements s'influencent l'un l'autre, mais que des traits latents communs expliqueraient en partie le risque de connaitre ces deux événements. Cette simultanéité a depuis été démontrée pour la migration et le mariage (Jang, Casterline, & Snyder, 2014), la migration et le divorce (Mikolai & Kulu, 2018), puis la migration et les transitions d'emploi (Huinink, Vidal, & Kley, 2014).

Outre l’hétérogénéité non observée, notons l'effet sélectif de la migration sur un ensemble de caractéristiques démographiques et socioéconomiques. Les différences de caractéristiques individuelles entre immigrés (de différentes origines) et natifs expliquent, du moins en partie, la variabilité des parcours résidentiels, familiaux et professionnels observés.

L'effet sélectif de la migration ne se limite toutefois pas qu'à l'entrée sur le territoire : tout comme l'immigration, l'émigration n'a rien d'un processus aléatoire. La décision de rester ou de quitter la Suisse est influencée, du moins en partie, par le parcours de vie dans la société d'accueil. Ainsi, le succès professionnel ou encore la mise en couple peut influencer la probabilité qu'a un individu de rester en Suisse, de retourner au pays d'origine ou de poursuivre son parcours migratoire vers une tierce

INTRODUCTION

11

destination. Ce biais de sélection à la sortie peut être particulièrement problématique pour les données rétrospectives qui ne documentent que des parcours d'établissement. L'hypothèse de la sélection fait aussi référence aux similitudes entre immigrés de différentes origines et population à destination (Milewski, 2007). Les individus qui migrent auraient des intentions et préférences similaires à celles de la population de destination en matière de parcours de vie et d'aspirations personnelles.

Cette hypothèse, au contraire de celles qui précèdent, prédit une convergence des parcours entre immigrés et natifs. Bien que toutes ces spécificités ne puissent être mesurées formellement dans des modèles statistiques, elles seront prises en compte au moment d'analyser les résultats.