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Paradoxe et ambivalence de la notion de valorisation des brevets

1.3.1 Ambiguïté de la valorisation d’un droit d’interdire

La notion de valorisation ou de mesure objective de la rémunération intrinsèque d’un brevet demeure porteuse d’ambiguïté :

− d’une part le brevet protège un droit d’exploitation, donc la collecte de revenus grâce à une invention que le détenteur est seul à pouvoir légalement commercialiser. Contrepartie consentie au détenteur pour lui préserver pendant une durée déterminée un privilège d’accès au marché (cf. paragraphe 1.2.3 ci-dessus : « La fonction économique de la PI). Ainsi le résultat financier de la commercialisation, pour un brevet donné, est-il hautement aléatoire et partiellement dépendant de la robustesse juridique du droit acquis ;

− d’autre part le brevet peut être vu comme un « droit d’interdire » qui freine la libre concurrence en dissuadant les projets innovants des tiers et en créant une rente de fait pour

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le premier inventeur à s’être protégé (position majoritaire par exemple dans le monde du développement du logiciel libre). D’un point de vue sociétal, sa « valorisation » représenterait alors un privilège dérogatoire à la liberté du commerce, de nature à pénaliser l’écosystème (rémunération « excessive » du privilège de l’inventeur) et un frein à la création de valeur attendue du jeu de la libre concurrence ;

− en outre la valeur marchande d’un brevet ne peut être estimée dans l’absolu, ni sur un marché boursier qui n’existe pas encore, ni par des modèles mathématiques robustes. La valeur d’échange d’un même brevet peut en effet varier d’un facteur 100 selon qu’il protège uniquement une technologie commercialisable ou qu’il est un enjeu dans une bataille stratégique pour le contrôle d’un marché (exemple du portefeuille de 6 000 brevets de Nortel en 2011, estimé à 475M USD sur sa valeur technique mais emporté par Apple pour 4 950M USD face à Google et Samsung). De même la valeur d’un même brevet sera plus élevée pour l’acteur qui n’en détient pas et souhaite grâce à lui se qualifier pour un marché, que pour celui dont le portefeuille est déjà adéquat et pour qui le gain marginal est devenu faible (cas typique du nouvel entrant prêt à payer cher quelques brevets qui lui garantiraient un minimum de parts de marché face à l’acteur dominant qui n’en perçoit pas la nécessité absolue).

Certains acteurs promeuvent alors l’idée selon laquelle il serait possible de créer des places de marché sur les actifs de propriété intellectuelle, au même titre que l’on trouve des marchés d’échange sur des actifs boursiers, des obligations d’Etat ou encore des droits d’émissions de gaz à effet de serre. Une des conditions pour qu’un tel marché existe est notamment que l’on puisse définir à un instant donné la valeur objective d’un brevet pour un observateur extérieur non impliqué dans les transactions de ce marché.

Or il se trouve que le brevet est un droit de monopole concédé pendant une durée établie de vingt ans à son bénéficiaire sur un territoire donné. Sa nature monopolistique, le « droit d’interdire », se définit par la négation de quelque chose, par une définition « en creux » et non par une définition positive et univoque : il est analogue à un trou noir que l’on ne voit pas, puisqu’il est un droit d’interdire, donc de supprimer, toute activité qui viendrait à empiéter matériellement ou intellectuellement sur les revendications décrites. Une telle arme est par nature à manier avec précaution, car son usage inconsidéré risquerait d’engendrer de fortes turbulences et des déstabilisations dans l’écosystème de son détenteur.

De plus, le brevet n’a pas de forme particulière figée : sa vraie valeur économique ne peut être connue ou estimée que par ceux qui savent qu’ils enfreignent l’interdiction, dans la mesure où ils peuvent simuler précisément le risque pour eux-mêmes d’être sanctionnés pour cette infraction. A contrario le détenteur d’un brevet ne peut qu’évaluer indirectement cette valeur et déterminer pour lui-même, grâce à ses meilleurs efforts et à sa connaissance, imparfaite, des éventuels contrefacteurs potentiels présents et futurs, le retour sur investissement d’une action punitive en contrefaçon. A fortiori un observateur extérieur n’a quasiment aucune chance d’approcher une estimation crédible du risque ou du retour sur investissement par quelque méthode que ce soit, car il ne dispose pas d’éléments quantifiables (spécifiques du détenteur et du contrefacteur) : il y a par nature dissymétrie fondamentale d’information entre les protagonistes de la valorisation de tout brevet.

On voit à travers cette description que toute tentative cherchant à rendre « objective » la valeur d’un tel actif serait vouée à l’échec au sens économique et de l’intérêt général du terme. Une métaphore approchante d’un tel système d’échanges que l’on voudrait fonder sur une théorie des valeurs objectives pourrait être celle d’un mouvement brownien sans convergence et créant autour de lui des instabilités croissantes avec le temps (cf. encadré ci-dessous) : au bout du compte, les vrais bénéficiaires d’un mécanisme de valorisation « objective » seraient ceux qui

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l’auront créé car ils en contrôleraient les règles, en connaîtraient donc les codes de manière privilégiée et sauraient de plus, le cas échéant, s’y soustraire à temps en cas de signes avant-coureurs de faille avérée du dispositif, ce qui aurait de fortes chances de se produire un jour compte tenu de ce qui précède…

Illustration des causes et effets amplificateurs de perturbations liées aux tentatives de valorisation objective des brevets

1- Des écarts de valorisation imprévisibles et dépendants fortement des contextes :

L’abandon par Thomson (Technicolor) en 2004-2005 de ses fabrications de récepteurs TV et de tubes cathodiques laissa le groupe en possession de nombreux noms de marques, en majorité allemands (Saba, Nordmende, etc.) qui ne correspondaient plus à un chiffre d’affaires mais que le groupe se devait de conserver comme il le faisait pour ses brevets de TV analogique (sur lesquels les repreneurs chinois et indiens payaient des royalties). Mais au lieu de passer dans ses comptes une provision pour pertes, Technicolor trouva des licenciés pour ces marques en la personne des groupes turc Koç et israélien Tadiran : pour ces fabricants de récepteurs analogiques traditionnels, l’usage dans leur marché domestique d’une marque allemande, symbole de prestige et de solidité, représentait un avantage concurrentiel tangible qu’ils étaient prêts à payer. Ainsi des marques disparues en Europe (valeur quasi-nulle) se révélaient créatrices de valeur au Proche-Orient (valeur importante).

2- Une dissymétrie de l’information rendant instable toute tentative de place des marchés de la PI : A contrario, les tentatives d’opérateurs financiers telles celle de la banque d’affaires Ocean Tomo de Chicago (USA) d’organiser une place de marchés de brevets par un système d’enchères classiques se sont soldées par un échec : la banque espérait probablement, au-delà de sa capacité d’innovation, s’imposer comme intermédiaire financier privilégié des acquéreurs comme des vendeurs et récupérer rapidement ses investissements d’infrastructure.

Mais il n’en a rien été, car malgré les opérations de due diligence conduites sur les portefeuilles proposés à la vente, et des négociations parfois dures avec les cédants pour réduire leurs exigences initiales, le bilan des six sessions menées en 2006-2007 est négatif : 65 % des portefeuilles offerts furent ravalés, les lots acquis atteignirent en moyenne 70 % du prix initial attendu, et les prix moyens observés se limitèrent à 160-250 K€ par portefeuille. L’absence d’accès des acheteurs à une due diligence spécifique, l’anonymat des acquéreurs téléphoniques ouvrant la voie aux « patent trolls » et l’irréalisme des exigences des vendeurs ont suffi à déséquilibrer le système et, par voie de conséquence, à décevoir les espérances de ses concepteurs.

3- Des interdictions aux enjeux parfois immenses, induisant un risque d’effet « casino » dévastateur : Une telle place de marché n’aurait d’ailleurs pas pu se prêter aux batailles d’enchères menées depuis 2010 par les grands acteurs du multimedia (Apple, Google, Samsung) autour de portefeuilles de forte valeur stratégique. Et Ocean Tomo n’aurait pas plus été en mesure d’orchestrer les récentes batailles juridiques où les accusations réciproques de contrefaçon transforment les brevets en pures armes de guerre commerciale.

1.3.2 Le paradoxe de la valorisation par les banques de brevets

Les « banques de brevets » sont des organismes privés ou publics dont l’objet principal est de valoriser des brevets mutualisés entre plusieurs acteurs (exemples américains : Allied Security Trust, RPX ; exemples français : France Brevets ; exemples asiatiques : les fonds d’investissement de propriété intellectuelle Intellectual Discovery en Corée et ITRI à Taïwan, détaillés au paragraphe 4.5.1 ci-dessous : « L’agrégation des brevets français par le fonds stratégique France Brevets »). Elles font partie également des acteurs fictifs tels que définis dans le présent document (cf. paragraphe 1.5.1 ci-dessous).

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Ces organismes assument aussi une fonction de mutualisation des risques pour les startups et PMI à l’origine de ces brevets (qu’elles n’ont pas les moyens de valoriser seules) comme pour celles qui en ont l’usage et n’auraient pu négocier seules des accords de licences avec des détenteurs auxquels elles n’ont pas aisément accès.

Concernant le modèle économique des banques de brevets, les observateurs s’accordent à dire qu’il existe un certain risque de dérive qui leur est associé, risque auquel les pouvoirs publics et le régulateur doivent pouvoir répondre de la manière la plus appropriée et la plus acceptable qui soit dans l’intérêt du public concerné. Ainsi par exemple, certaines de ces sociétés sont mandatées pour acquérir, de manière agressive avec les ressources de tous leurs membres, des brevets appartenant à des tiers légitimement opposables à l’un des membres (le membre demandeur s’engageant à concéder à tous les autres une licence gratuite de la PI ainsi acquise) : ces acteurs sont attentivement surveillés aux États-Unis par les autorités anti-trust, certains ont même fait l’objet d’investigations du Department of Commerce pour vérifier qu’ils ne se comportaient pas en clubs exclusifs ou en patent trolls.

En effet, ces sociétés mutuelles pourraient aisément se convertir en patent trolls à raison des actifs PI qu’elles accumulent ainsi, la frontière restant pour un acteur donné très ténue entre ces différents types de modèles économiques. La systématisation du rachat ainsi opéré des brevets opposables des petits concurrents est alors vue comme une forme de cartellisation qui détruirait par son action agressive le potentiel d’innovation d’un secteur donné.

1.3.3 Cas de la valorisation dans les relations grands groupes/sous-traitants

Dans le cadre des relations de sous-traitance industrielle et de codéveloppement innovant, on constate un phénomène d’asymétrie de pouvoir entre le donneur d’ordre intégrateur et le sous-traitant. Dans un passé récent, ce dernier se voyait fréquemment dépouillé de ses droits de PI (y compris ses actifs antérieurs) par son client, qui le rémunérait au mieux par une concession sur le prix unitaire des pièces fabriquées mais se réservait un droit discrétionnaire de mise en œuvre de la technologie apportée. Si aujourd’hui ce rapport de force « prédateur » s’estompe et une plus grande équité préside aux contrats de sous-traitance, le fournisseur ne maîtrise encore que rarement l’usage fait de sa PI par le grand groupe. En particulier, le risque de fuite technologique vers les sous-traitants fabricants de pays tiers (dont par exemple les « BRIC ») à l’occasion d’un transfert de technologie auquel consent le donneur d’ordre est bien réel ; typiquement le grand groupe n’offre dans ces cas à ses fournisseurs ni garantie ni dédommagement. Qui plus est, il les laisse souvent seuls engager les mesures conservatoires adéquates et les conseille rarement à la lueur de sa propre expérience.

Les grands groupes admettent d’ailleurs volontiers qu’ils ne souhaitent pas se trouver financièrement solidaires de leurs sous-traitants au cas où ceux-ci subiraient un préjudice financier tangible du fait d’une contrefaçon, et encore moins s’ils décidaient d’engager des poursuites judiciaires. Les accords de consortium, comme d’ailleurs les chartes des pools de licences sur brevets de standards, respectent généralement l’indépendance de décision de chaque membre et interdisent l’implication automatique des uns dans les actions engagées par les autres.

Cela explique que nombre de sous-traitants entrent « à reculons » dans des consortiums de recherche et répugnent à suivre logistiquement leurs clients sur des sites étrangers de grande exportation ; disposant rarement des compétences juridiques nécessaires pour verrouiller à leur profit les relations contractuelles, ils choisissent encore souvent le secret plutôt que le dépôt de brevet et se bornent à négocier une bonification de leurs prix de vente unitaires pour compenser partiellement le préjudice qu’ils redoutent. On peut dans le même esprit redouter qu’ils ne

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contribuent pas, dans les projets auxquels ils sont impliqués, à la pleine hauteur de leur savoir-faire (même breveté) dès lors qu’ils identifient un projet d’industrialisation dans un pays émergent à fortes compétences d’ingénierie et où les droits de PI ne sont pas respectés. Ce type de rétention peut éventuellement mettre en péril le succès du projet lorsque ce dernier est du type « appel d’offres ouvert ».

1.4 Coûts de PI et de R&D, politiques de transferts et impacts