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par Sonia Combe

Dans le document Générations historiennes (Page 45-48)

UN JUIF « DE FOI ALLEMANDE »

Quoi qu’il en soit, il pense que « l’acquisition d’un certain degré de civilisation » leur sera difficile… Bien qu’il ait publié une biographie de Karl Marx, il n’apprécie pas les Juifs d’Union soviétique qui ont pris à son goût trop de place dans la politique. À trop se faire re-marquer, n’alimenterait-on pas les discours anti-sémites des nazis ?

Son abnégation en faveur de la patrie est encore intacte en janvier 1938 lorsqu’il écrit : « Cela fait cinq ans aujourd’hui que le IIIe Reich a été mis en place. Pour nous, Juifs, ces cinq années ont indubitablement apporté beaucoup d’épreuves, mais je suis suffisamment objectif pour reconnaître ce qu’elles ont signifié pour

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Willy Cohn dans sa classe (1931) © Collection privée

UN JUIF « DE FOI ALLEMANDE »

l’Allemagne et son redressement.  » Lors de l’Anschluss, en mars 1938, on le retrouve soute-nant pratiquement l’annexion de l’Autriche et il ne manque pas de regretter à quel point la jeu-nesse juive autrichienne est peu nationaliste.

« Notre peuple ne cesse de refaire les mêmes erreurs et le paie cher. » Peu après, il qualifiera d’ « acte de lâcheté qui résulte d’une soif de vengeance mal comprise » l’attentat commis par un jeune Juif polonais contre un secrétaire de l’ambassade d’Allemagne à Paris (Herschel Grynszpan tira sur Ernst vom Rath pour venger ses parents qui avaient été expulsés d’Alle-magne), attentat qui servira de prétexte au po-grome dit de la nuit de Cristal, le 9 novembre 1938. Il faudra cet événement pour que sa « foi allemande » perde (un peu) de son intensité. La situation se dégrade à vive allure pour les Juifs de Breslau. Les plus chanceux et les plus déci-dés font le choix de l’émigration. Nombreux, surtout parmi les personnes âgées, font celui du suicide.

Désormais, Willy Cohn consignera les gestes de solidarité qui lui seront témoignés par tel ancien élève, tel pasteur, tel archiviste ou historien au cours de ses recherches sur le judaïsme silésien, une occupation qui lui sert de bouée de sauve-tage quand même s’asseoir sur un banc au cours d’une promenade lui est interdit. À défaut d’être nombreux, de tels actes de solidarité existent.

Cohn restera en contact avec le grand rabbin Leo Baeck (1873-1956), qui survivra à sa dépor-tation à Theresienstadt. Celui-ci a fait ses études notamment à Breslau et a toujours refusé d’émi-grer alors même qu’il y était encouragé. En au-cun cas il ne voulait abandonner la communauté juive. Il refusa de déserter et se disait effaré de-vant « la défaillance des rabbins allemands ».

Pour Cohn, il est déjà trop tard. Il ne pourra faire davantage que pousser sa fille encore ado-lescente à émigrer, tandis qu’il reste avec sa re-jaillir. Ainsi, peu après l’entrée de la Wehrmacht en Pologne en septembre 1939 : « Nous Juifs sommes soumis à un couvre-feu à partir de 20 heures ce soir. Peut-être est-ce bien ainsi : on ne pourra pas reprocher aux Juifs des manigances à la faveur de la nuit. Cela n’en est pas moins

offensant ! Une offense de plus, et pourtant je répondrais présent si l’Allemagne avait besoin de moi. Je considère malgré tout que le pays est dans son bon droit. »

Il en arrive à trouver de temps en temps « mesu-rés » et « sensés » les discours du Führer: « Il y a toujours quelque chose d’entraînant lorsqu’on l’entend parler ainsi ». Le 4 juin 1940, il note que ses sympathies dans le conflit vont encore à l’Allemagne, qui se bat, pense-t-il, pour son es-pace vital. Mais il prévoit que la guerre sera im-pitoyable : « Les Anglais ne se laisseront pas déposséder si facilement de l’hégémonie mon-diale. » L’année précédant sa déportation, il écrit (le 30 mai 1940) qu’il lit Mein Kampf : « C’est un livre auquel il convient impérativement de s’intéresser. Sur beaucoup de points, il me semble ne pas avoir tort dans sa caractérisation du judaïsme. »

Sa dernière année, Willy Cohn la passera dans les archives diocésaines. On le laissera aussi travailler à son histoire des Juifs de Silésie dans les archives de la cathédrale, malgré le port de l’étoile jaune, introduit le 19 septembre 1941.

Mais il relève que les gens ont plutôt l’air gêné dans la rue… Trois semaines plus tard, il admet-tra : « On dirait que les Allemands se sont fixé en cette période de guerre comme objectif impé-ratif notre extermination. » Le 17 novembre 1941, il n’achèvera pas la dernière phrase de son journal. Expulsés de leur logement et déportés, Willy Cohn et sa famille disparaitront à jamais.

Éditer un tel témoignage, comme l’a fait l’histo-rien allemand Norbert Conrads, est un acte utile et courageux. Quoiqu’il puisse en bien des en-droits choquer aujourd’hui, il a le mérite de re-mettre en mémoire cette part du judaïsme alle-mand que les événements tendraient à nous faire oublier. L’écrivain exilé Erich Maria Remarque, à qui on demandait un jour s’il aimait encore l’Allemagne, aurait répondu : « Pourquoi ? Je ne suis pas un Juif ! »

1. Le philologue Victor Klemperer survécut sous le IIIe Reich, grâce à son mariage avec une « Aryenne » et, lui aussi diariste impénitent, il se consacra dans son journal à l’étude de la contamination de l’alle-mand par le langage nazi. Intitulée Lingua Tertii Imperii – LTI (langue du IIIe Reich) – , cette étude fut publiée dès 1946 en zone d’occupation soviétique (Allemagne orien-tale et future RDA).

Yann Potin et Jean-François Sirinelli (dir.) Générations historiennes. XIXe-XXIe siècle CNRS Éditions, 800 p., 29 €

Soit cinquante-huit historiennes et historiens à qui l’on demande de concevoir ensemble une nouvelle histoire de l’histoire du point de vue du concept si complexe de génération. Leur travail, Générations historiennes, pose une question simple : que se passe-t-il dès lors qu’on impose un angle à notre regard ? Le relatif arbitraire de la démarche fait-il émerger une nouvelle histoire tue par les précédents ouvrages plus classiques [1] ? Ou peut-être déforme-t-il inutilement un récit historique déjà établi et qui n’avait nul be-soin d’une telle reprise ?

Cette entreprise collective ambitieuse fait face à une difficulté d’ampleur, bien comprise par Yann Potin et Jean-François Sirinelli, qui rappellent les potentielles limites du livre et de son approche dès l’introduction : notamment l’arbitraire des découpages générationnels et le manque de cohé-rence des rapprochements qu’ils induisent. À leur crédit, la construction de l’ouvrage en trois par-ties rend largement compte de ces obstacles, grâce à une polyphonie savamment orchestrée des plumes et des voix. Grâce aussi et surtout à l’équilibre entre écriture intime (ego-histoires) et contributions plus classiquement chronologiques et thématiques. La deuxième partie, laissant li-brement la parole à des ego-histoires d’historiens et d’historiennes né.e.s entre 1942 et 1983, contribue à faire de l’ouvrage moins une synthèse exclusivement universitaire consacrée à l’histo-riographie qu’un concert d’intimités historiennes

parlant d’elles-mêmes, disant assez l’impossibili-té de circonscrire ces deux siècles de générations en un fil univoque d’événements. En laissant la parole à tant d’auteurs, Générations historiennes réussit le tour de force de mettre en forme, en forme vivante, l’historicité problématique d’une corporation qui, avant cet ouvrage, ne s’était ja-mais donnée à lire d’une façon si unie.

L’ancrage collectif de ce projet démesuré est ain-si sa première force et fait du livre un témoignage important sur la question souvent peu accessible de la perception qu’ont les historiennes et les his-toriens de leur métier, de leurs pratiques, de leurs institutions et de leurs histoires. Au-delà du ca-ractère inédit d’une telle démarche, l’angle géné-rationnel trouve peu à peu sa pertinence, notam-ment par l’obligation qu’il impose aux auteurs de sortir des sillons canoniques tracés par les précé-dentes historiographies. L’exemple particulière-ment saillant de la séparation générationnelle entre Lucien Febvre et Marc Bloch, nés respecti-vement en 1878 et 1886, mène Générations his-toriennes à ne pouvoir traiter d’un seul bloc chronologique l’apparition des Annales, mettant au contraire l’accent sur les temps relativement disjoints des carrières de leurs deux fondateurs.

L’impossibilité de traiter d’un bloc les Annales invite à une contextualisation éloquente de la ré-volution scientifique qu’elles ont constituée, ici analysée dans un récit qui nuance son impact immédiat et sa postérité, faisant apparaître plutôt la permanence des écoles méthodiques et positi-vistes dans l’écriture de l’histoire au XXe siècle.

L’arbitraire des séparations générationnelles en décennies grossières (une décennie représentant une génération) apparaît dès lors moins comme un trucage artificiel des chronologies que comme

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